Du désir à la mort par la passion,
telle est la voie du romantisme occidental ; et nous y sommes tous
engagés pour autant que nous sommes tributaires – inconsciemment bien
entendu – d’un ensemble de moeurs et de coutumes dont la mystique
courtoise a créé les symboles. Or passion signifie souffrance.
Notre notion de l’amour, enveloppant celle que nous avons de la femme, se trouve donc liée à une notion de la souffrance féconde qui flatte ou légitime obscurément, au plus secret de la conscience occidentale, le goût de la guerre.
Cette liaison
singulière d’une certaine idée de la femme et d’une idée correspondante
de la guerre, en Occident, entraîne, de profondes conséquences pour la
morale, l’éducation, la politique. Un fort gros livre ne serait pas de
trop pour en démêler les aspects. On doit souhaiter que ce livre soit
écrit, mais sans se dissimuler l’extrême difficulté de la tâche. Car en
effet, pour la mener à bien, il s’agirait de posséder à fond la matière
rapidement explorée dans les pages qui précèdent, puis une solide
culture militaire, enfin la somme des recherches psychologiques
entreprises depuis le XIXè siècle sur la question de « l’instinct
combatif » dans ses relations avec l’instinct sexuel. Faute de quoi, je
me bornerai à soulever un certain nombre de questions, et surtout à les
situer dans la logique du mythe, qui est mon vrai sujet.
On peut penser d’ailleurs que l’examen des formes n’est pas moins instructif, en ce domaine, que la recherche des causes,
et qu’il est certainement moins trompeur. Il n’est pas nécessaire par
exemple de recourir aux théories de Freud pour constater que l’instinct
de guerre et l’érotisme sont fondamentalement liés: les figures
courantes du langage le font voir avec plus d’évidence.
Laissant donc de côté les hypothèses multiples et changeantes relatives à
la genèse des instincts, je m’en tiendrai à quelques rapprochements
formels entre les arts d’aimer et de guerroyer du XIIè siècle jusqu’à
nos jours. Mon propos étant simplement de marquer un parallélisme entre
l’évolution du mythe et l’évolution de la guerre, sans préjuger
d’ailleurs de la priorité de l’une ou de l’autre.
Langage guerrier de l’amour
Dès l’Antiquité, les poètes ont usé de métaphores guerrières pour décrire les effets de l’amour naturel. Le dieu d’amour est un archer qui décoche des flèches mortelles. La femme se rend à l’homme qui la conquiert parce qu’il est le meilleur guerrier. L’enjeu de la guerre de Troie est la possession d’une femme. Et l’un des plus anciens romans que nous possédions, le Théagène et Chariclée d’Héliodore (IIIè siècle) parle déjà des « luttes d’amour » et de la « délicieuse défaite » de celui « qui tombe sous les traits
inévitables d’Eros ». Plutarque fait voir que la morale sexuelle des
Spartiates s’ordonnait au rendement militaire de ce peuple. L’eugénisme
de Lycurgue, et ses lois minutieuses réglant les relations des époux,
n’ont d’autre but que d’augmenter l’agressivité des soldats.
Tout cela confirme la
liaison naturelle, c’est-à-dire physiologique, de l’instinct sexuel et
de l’instinct combatif. Mais il serait vain de chercher des
ressemblances entre la tactique des Anciens et leur conception
de l’amour. Les deux domaines restent soumis à des lois tout à fait
distinctes, et privées de commune mesure.
Il n’en va plus de même
dans notre histoire à partir des XIIè et XIIIè siècles. On voit alors
le langage amoureux s’enrichir de tournures qui ne désignent plus
seulement les gestes élémentaires du guerrier, mais qui sont empruntés
d’une façon très précise à l’art des batailles, à la tactique militaire
de l’époque. Il ne s’agit plus, désormais, d’une origine commune plus ou
moins obscurément ressentie, mais bien d’un minutieux parallélisme.
L’amant fait le siège de sa Dame. Il livre d’amoureux assauts à sa vertu. Il la serre de près, il la poursuit, il cherche à vaincre les dernières défenses de sa pudeur, et à les tourner par surprise; enfin la dame se rend à sa merci. Mais alors, par une curieuse inversion bien typique de la courtoisie, c’est l’amant qui sera son prisonnier en même temps que son vainqueur. Il deviendra le vassal de cette suzeraine, selon la règle des guerres féodales, tout comme si c’était lui qui avait subi la défaite (1). Il ne lui reste qu’à faire la preuve de sa vaillance,
etc. Tout ceci pour le beau langage. Mais l’argot soldatesque et civil
nous fournirait une profusion d’exemples d’une verdeur encore plus
significative. Et plus tard, l’introduction des armes à feu devait
donner lieu à d’innombrables plaisanteries à double sens.
Ce parallélisme
d’ailleurs est complaisamment exploité par les écrivains. C’est un thème
rhétorique inépuisable. « O ! trop heureux capitaine, écrit Brantôme,
qui avez combattu et tué tant d’hommes ennemis de Dieu dans les armées
et dans les villes ! O! trop heureux encore une fois, et plus, qui avez
combattu et vaincu à tant d’autres assauts et de reprises une si belle
Dame entre les pavillons de votre lit! » Il ne faudra pas s’étonner si
les auteurs mystiques reprennent ces métaphores devenues banales,
et les transposent selon le processus décrit plus haut, dans le domaine
de l’amour divin. Francisco de Ossuna (l’un des maîtres de sainte
Thérèse les plus imbus de rhétorique courtoise) écrit dans son Ley de
Amor: « Ne pense pas que le combat de l’amour soit comme les autres
batailles où la fureur et le fracas d’une guerre épouvantable sévit des
deux cotés, car l’amour ne combat qu’à force de caresses et n’a d’autres
menaces que ses tendres paroles. Ses flèches et ses coups sont les
bienfaits et les dons. Sa rencontre est une offre de grande efficacité.
Les soupirs composent son artillerie. Sa tuerie est de donner la vie
pour l’aimé ».
***
On a vu que la rhétorique courtoise traduit, à l’origine, la lutte du Jour et de la Nuit. La mort
y joue un rôle central: elle est la défaite du monde et la victoire de
la vie lumineuse. Amour et mort sont reliés par l’ascèse, comme par
l’instinct sont reliés désir et guerre. Mais ni cette origine
religieuse, ni cette complicité physiologique des instincts de combat et
de procréation ne suffisent à déterminer l’usage précis des
expressions guerrières dans la littérature érotique d’Occident. Ce qui
explique tout, c’est l’existence au Moyen Age d’une règle effectivement
commune à l’art d’aimer et à l’art militaire, et qui s’appelle la
chevalerie.
La chevalerie, loi de l’amour et de la guerre
« Donner
un style à l’amour », telle est, selon J. Huizinga, l’aspiration suprême
de la société médiévale dans l’ordre éthique. « C’est une nécessité
sociale, un besoin d’autant plus impérieux que les moeurs sont plus
féroces. Il faut élever l’amour à la hauteur d’un rite, la violence
débordante de la passion l’exige. A moins que les émotions ne se
laissent encadrer dans des formes et des règles, c’est la barbarie.
L’Eglise avait pour tâche de réprimer la brutalité et la licence du
peuple, mais elle n’y suffisait pas. L’aristocratie, en dehors des
préceptes de la religion, avait sa culture à elle, à savoir la
courtoisie, et elle y puisait les normes de sa conduite. » (Nous
savons en effet que la courtoisie non seulement ne devait rien à
l’Eglise, mais s’opposait à sa morale. Voilà qui peut nous inciter à
réviser bien des jugements sur l’unité spirituelle de la société
médiévale!) Or s’il est vrai que
cette morale courtoise ne parvint guère à transformer les moeurs
privées des hautes classes, qui demeuraient d’une « rudesse étonnante »,
du moins joua-t-elle le rôle d’un idéal créateur de belles apparences.
Elle triompha dans la littérature. Et par ailleurs, elle réussit à
s’imposer à la réalité la plus violente du temps, celle de la guerre.
Exemple unique d’un ars amandi, qui donne naissance à un ars bellandi.
Ce n’est pas seulement
dans le détail des règles de combat individuel que se fait sentir
l’action de l’idéal chevaleresque, mais dans la conduite même des
batailles, et jusque dans la politique. Le formalisme militaire revêt à
cette époque une valeur d’absolu religieux. Il est fréquent qu’on se
laisse tuer pour respecter des conventions d’une merveilleuse
extravagance. « Les chevaliers de l’ordre de l’Etoile jurent que dans le
combat ils ne reculeront jamais de plus de quatre arpents; sinon ils
devront mourir ou se rendre » Et, cette règle étrange, si l’on en croit
Froissart, coûta la vie, dès le début de l’ordre, à plus de
quatre-vingts d’entre eux ». De même, les nécessités de la stratégie
sont sacrifiées à celles de l’esthétique ou de l’honneur courtois. « En
1415, Henri V d’Angleterre va à la rencontre des Français avant la
bataille d’Azincourt. Par erreur, le soir, il dépasse le village que les
fourrageurs lui ont assigné pour y dormir cette nuit-là. Or le roi
« comme celuy qui gardoit le plus les cérémonies d’honneur très
loables » vient hustement d’ordonner que les chevaliers en
reconnaissance abandonnent la cotte d’armes afin de ne pas être, en
revenant, obligés de reculer en vêtements guerriers. Maintenant, revêtu
de sa cotte d’armes, il ne peut donc revenir sur ses pas; il passe la
nuit dans l’endroit où il est, et fait ranger l’avant-garde conformément
à ce nouveau plan. » Les exemples abondent de carnages inutiles
provoqués par des voeux d’une folle outrecuidance et que l’on tente
d’accomplir au plus grand des périls possibles. C’est bien le péril
qu’on recherche pour lui-même, car on n’est pas inapte en d’autres cas à
trouver des prétextes pour esquiver ses engagements. La casuistique
courtoise en offre d’excellents. Cette casuistique « ne régit pas
seulement la morale et le droit; elle s’étend à tous les domaines où le
style et la forme sont choses essentielles: les cérémonies, l’étiquette,
les tournois, la chasse et surtout l’amour ». Elle a même exercé une
influence déterminante sur le droit des gens à sa naissance. « Droit
de butin, droit d’attaque – fidélité à la parole donnée sont régis par
des règles semblables à celles qui gouvernent le tournoi et la chasse. » L’Arbre des Batailles
d’Honoré Bonet est un traité sur le droit de guerre où l’on trouve
discutées pêle-mêle à coups de textes bibliques et d’articles de droit
canonique des questions de ce genre : « Si l’on perd dans la mêlée une
armure empruntée, est-on tenu de la rendre? – Est-il permis de livrer
bataille un jour de fête? – Vaut-il mieux se battre après les repas ou à
jeun ? – Dans quels cas peut-on s’évader de captivité ? » Dans un autre
ouvrage, on voit deux capitaines se disputer un prisonnier devant le
chef : « C’est moi qui l’ai saisi le premier dit l’un, par le bras
et par la main droite, et lui ai arraché le gant. – Mais à moi, dit
l’autre, il a donné cette même main avec sa parole ».
Quant aux idées
politiques inspirées au Moyen Age par la conception chevaleresque, ce
sont essentiellement selon Huizinga : la lutte pour la paix universelle
basée sur l’union des rois, la conquête de Jérusalem et l’expulsion des
Turcs. Idées chimériques mais dont l’empire ne cessera de s’exercer sur
les princes jusqu’au XVè siècle, en dépit des transformations de tous
ordres survenues entre-temps en Europe, et à l’encontre des intérêts
réels les plus urgents.
C’est ici que se marque
le mieux le caractère particulier de l’idéal courtois, radicalement
contradictoire avec la « dure réalité » de l’époque: il représente un
pôle d’attraction pour les aspirations spirituelles brimées. C’est une
forme d’évasion romantique, en même temps qu’un frein aux instincts. Le
formalisme minutieux de la guerre s’oppose aux violences du sang féodal
comme le culte de la chasteté, chez les troubadours, s’oppose à
l’exaltation héroïque du XIIè siècle. « Dans la conscience du Moyen
Age, se forment pour ainsi dire l’une à côté de l’autre deux conceptions
de la vie: le conception pieuse, ascétique, attire à elle tous les
sentiments moraux; la sensualité, abandonnée au diable, se venge
terriblement. Que l’un ou l’autre de ces penchants prédomine, nous avons
le saint ou le pécheur; mais en général, ils se tiennent en équilibre
instable avec d’énormes écarts de la balance ».
Les tournois, ou le mythe en acte
Il est pourtant
un domaine où s’opère la synthèse à peu près parfaite des instincts
érotiques e guerriers et de la règle courtoise idéale : c’est le terrain
nettement circonscrit de la lice où se jouent les tournois.
Là, les fureurs du sang
se donnent libre cours mais sous l’égide et dans les cadres symboliques
d’une cérémonie sacrale. C’est un équivalent sportif de la fonction
mythique du Tristan telle que nous la définissions: exprimer la passion
dans toute sa force, mais en la voilant religieusement de manière à la
rendre acceptable au jugement de la société. Le tournoi « joue » le
mythe, physiquement : – « Les transports de l’amour romanesque ne
devaient pas seulement être présentés sous forme de lecture, mais
surtout donnés en spectacle. Ce jeu peut revêtir deux formes: la
représentation dramatique et le sport. Celui-ci est, au Moyen Age, de
beaucoup le plus important. Le drame ne traitait encore, en général, que
la matière sacrée; l’aventure amoureuse n’y était qu’exceptionnelle. Le
sport médiéval, au contraire, et surtout le tournoi, était lui-même
dramatique au plus haut point et contenait, en outre, une forte dose
d’érotisme. Partout et toujours, le sport a associé ces deux facteurs:
dramatique et amoureux; mais tandis que les sports modernes sont presque
retournés à la simplicité grecque, le tournoi de la fin du Moyen Age,
avec ses riches ornements et sa mise en scène, pouvait remplir les
fonctions du drame lui-même ».
Rien ne me paraît plus
propre à restituer l’atmosphère de rève du Roman de Tristan que les
descriptions de tournois qu’on peut lire dans les oeuvres de Chastellain
et les Mémoires d’Ollivier de la Marche, tous deux historiographes du
fastueux et chevaleresque duché de Bourgogne au XVè siècle.
L’amour et la mort s’y marient dans un paysage artificiel et symbolique de très haute mélancolie. « L’héroïsme
par amour – voilà le motif romanesque qui doit apparaître partout et
toujours. C’est la transformation immédiate du désir sensuel en un
sacrifice de soi-même qui semble faire partie du domaine de l’éthique…
L’expression et la satisfaction du désir, qui paraissent tous
deux impossibles se transforment en une chose plus élevée: l’action
entreprise par amour. La mort devient alors la seule alternative à
l’accomplissement du désir, et la délivrance est donc de toute manière
assurée ».
La mise en scène des tournois emprunte ses idées aux Romans de la Table Ronde.
Ainsi, au XVè siècle, le Pas d’Armes dit de la Fontaine des Pleurs est
basé sur une aventure romanesque imaginaire. « La Fontaine est
construite à cet effet. Pendant une année entière, tous les premiers du
mois, un chevalier anonyme viendra déployer, devant la fontaine, une
tente dans laquelle est assise une dame (en effigie naturellement);
celle-ci tient une licorne qui porte qui porte trois écus. Tout
chevalier qui touche l’écu s’engage à un combat dans les conditions
décrites par les « chapitres » du pas d’armes. C’est à cheval qu’il faut
toucher les boucliers : les chevaliers trouveront toujours des chevaux
prêts à cet usage ».
Denis de Rougemont In L’amour et l’Occident (1938)http://theatrum-belli.org/amour-et-guerre-par-denis-de-rougemont/
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