Novembre 1981 : six mois après
l’installation de la gauche au pouvoir, un député socialiste et un de
ses collègues communistes se présentent de bon matin au siège de la
Direction générale de la police nationale (DGPN) au 11, rue des
Saussaies. Respectivement président et rapporteur de la commission
d’enquête parlementaire sur les activités du Service d’action civique
(SAC), ils viennent explorer les archives du service des Renseignements
Généraux (RG) pour y découvrir les secrets du mythique service d’ordre
du mouvement gaulliste. Ils traversent la cour Pierre-Brossolette, du
nom du résistant qui s’y est suicidé pour échapper aux interrogatoires
de la Gestapo. Ils se dirigent ensuite vers l’escalier qu’empruntaient
quelques années plus tôt des policiers traînant derrière eux, suivant
les périodes, des militants communistes soupçonnés de trahir la France
au profit de l’Union soviétique, des membres du Front de libération
nationale (FLN) qui prétendaient enlever l’Algérie à la France ou des
officiers déserteurs qui rêvaient d’abattre le général de Gaulle pour
l’empêcher de conduire l’Algérie vers l’indépendance.
En s’engageant au nom de l’Assemblée nationale dans le couloir qui
mène à ces lieux lourds d’histoire policière, les deux parlementaires
dont toute la carrière politique s’est jusqu’ici déroulée dans
l’opposition ont conscience de vivre un moment historique. Ils vont
pénétrer dans l’ascenseur lorsqu’ils se heurtent à une cohorte de femmes
de ménage portant des poubelles bourrées de papier.
« Vous arrivez trop tard, croit pouvoir ironiser le jeune fonctionnaire des RG qui accompagne les parlementaires. Dans les sacs, il y a tous les dossiers sur le SAC que nous faisons disparaître. »
La plaisanterie ne fait pas sourire les visiteurs, elles les met même
en colère. En effet, ils savent très bien qu’entre l’élection de
François Mitterrand à la présidence de la République et la constitution
du premier gouvernement de Pierre Mauroy, des quantités de dossiers des
RG ont été détruits et, lors de leur visite guidée, ils trouveront « intéressants mais incomplets »
ceux qui ont par erreur échappé au grand nettoyage. Au terme de six
mois de travail répartis en quarante-six séances et 159 heures
d’auditions, la commission parlementaire devra en rendant son rapport le
10 juin 1982 se contenter d’admettre que, si elle a « parfois eu l’impression de toucher la réalité de près », elle n’est pourtant parvenue qu’à « lever un coin du voile » sur les activités du SAC.
Anticommunisme et truands rémunérés
Vingt-cinq ans plus tard, le voile continue toujours à dissimuler ce que
fut exactement le SAC. Il a été crédité de tant d’actions d’éclat qu’il
est difficile de savoir lesquelles lui appartiennent réellement et
lesquelles ne sont que les constructions d’une paranoïa gauchisante.
Lorsqu’en en mars 1974 le quotidien Libération affirme par
exemple, fac-similés de documents à l’appui, que le SAC prévoyait en mai
68 d’interpeller et de regrouper dans des stades un millier de militant
syndicalistes et de politiques, l’information semble crédible. Bien
qu’elle se soit révélée ultérieurement n’être qu’une manipulation des
médias réalisée par les partisans de Valéry Giscard d’Estaing au
détriment des responsables du SAC fidèles au général de Gaulle, son
retentissement montre qu’il n’existait alors guère d’accusations contre
le service d’ordre gaulliste qui paraissent outrancières.
La petite partie des archives du SAC qui a été divulguée ne manque
d’ailleurs pas de notes stratégiques, toutes destinées à sauver la
France en cas de tentative de prise du pouvoir par les bolchéviques. Ce
qui est certain aujourd’hui, c’est que malgré sa réputation de disposer
de commandos surentraînés, de caches d’armes et d’un fabuleux trésor de
guerre, le SAC n’a pas réagi en 1981 lorsque les électeurs, en envoyant
François Mitterrand à l’Elysée, ont fait entrer au gouvernement ses
ennemis jurés, les communistes. Il n’a pas plus réagi non plus lorsque,
le 28 juillet 1982, le conseil des ministres socialo-communiste a
prononcé sa dissolution.
Le service d’ordre du mouvement gaulliste n’en a pas pour autant
été un simple épouvantail. Les fragments mis au jour par la commission
d’enquête parlementaire, les dépositions qu’elle a recueillies ainsi que
les témoignages d’anciens du SAC montrent que, contrairement aux
allégations répétées des dirigeants gaullistes, un véritable police
politique parallèle a bel et bien existé en France pendant plus de vingt
ans.
C’est tout à fait officiellement et conformément à la loi de 1901
sur les associations que le SAC est créé le 4 janvier 1960. Il prend la
succession des réseaux de renseignement constitués à Londres pendant la
Résistance et celle du service d’ordre du Rassemblement du peuple
français (RPF), parti fondé par le général de Gaulle en 1947 et mis en
sommeil six ans plus tard. Le SAC hérite ainsi d’un patrimoine génétique
comportant une propension à l’action violente, une bonne dose
d’anticommuniste, une méfiance constante envers les partis politiques
classiques (y compris ceux de droite) et une suspicion permanente envers
les services de sécurité officiels, soupçonnés de mollesse.
Peu de temps après sa naissance, le SAC va se déchirer entre les
partisans de l’Algérie française et ceux qui suivent le général de
Gaulle dans la préparation de l’indépendance. A l’origine idéologique,
l’affrontement entre les deux tendances du mouvement devient physique
avec la création par les défenseurs de l’Algérie française de
l’Organisation armée secrète (OAS). Pour lutter contre cette véritable
armée clandestine, dont l’un des objectifs est de faire disparaître le
président de la République, le SAC se dote lui aussi d’une structure
secrète. Ses membres les plus motivés infiltrent l’OAS et en livrent discrètement les responsables à la police officielle.
Il leur est même arrivé, comme à Aix-en-Provence, de créer dans les
universités de faux groupes activistes dans lesquels venaient se piéger
les étudiants favorables à l’Algérie française.
Après la guerre d’Algérie, le SAC jouera le même rôle en Corse en
tentant d’infiltrer le Front de libération nationale corse (FNLC) et,
parallèlement, de mettre en place un mouvement anti-indépendantiste
clandestin, le groupe Francia. Aidés par les services de renseignement
officiels sous la droite puis par la cellule antiterroriste de l’Elysée
sous la gauche, les mêmes militants du SAC poursuivront leurs activités
parallèles dans l’île jusqu’en 1983 au moins et seront à l’origine de
nombre de règlements de comptes sanglants.
Pour permettre au gouvernement de garder les mains propres en cas de problème, les responsables du SAC embauchent fréquemment des truands, parfois extraits de prison pour l’occasion,
et leur confient les missions les plus risquées. Avec le SAC, les
policiers prennent l’habitude de voir des personnages munis d’armes et
de casiers judiciaires constants échapper à tout poursuite judiciaire en
exhibant en cas d’interpellation une carte du SAC barrée de tricolore,
un ordre de mission des RG, un « vrai faux » passeport diplomatique ou
la carte de visite d’un hiérarque de la police. Durant cette période,
les jeunes policiers, en particulier ceux des RG, entendent sans
s’indigner leurs supérieurs leur conseiller sans ambages de ne pas faire
de zèle avec ce profil de clientèle.
Ils se retrouvent d’ailleurs les mêmes personnages lorsqu’ils sont appelés à enquêter sur les violences commises par des « milices patronales »
à l’occasion de conflits du travail. Les collaborateurs du SAC, souvent
rémunérés, n’ont alors pas leur pareil pour faire évacuer les occupants
d’une usine, disperser violemment un piquet de grève, implanter un
syndicat maison ou dévaster une permanence communiste. L’utilisation
d’hommes de main provenant du Milieu deviendra une des traditions du SAC
et perdurera bien après la fin de la guerre d’Algérie, au moins jusqu’à
ce que, dans les années 1975, les rênes du ministère de l’Intérieur
passent des mains des gaullistes pour tomber dans celles des
giscardiens.
Financements occultes
A côté de ces activités violentes mais somme toute assez classiques à
l’époque, d’autres branches du SAC innovent en se préoccupant de fournir
au mouvement gaulliste des sources de financement occultes.
L’Afrique, domaine réservé de Jacques Foccart – conseiller du Général
et l’un des fondateurs du SAC –, est en la matière un terrain de récolte
privilégié. Sociétés d’import-export, collaboration avec les services
secrets de l’Etat, trafics de stupéfiants ou d’armes, aucune des opérations permettant de récupérer de l’argent sale et de le blanchir
n’est négligée. Une rumeur insistante, relayée par le Syndicat de la
magistrature, attribue au même SAC un audacieux hold-up, celui commis en
juillet 1971 à l’hôtel des postes de Strasbourg, qui rapportera à ses
auteurs membres du gang des Lyonnais, près de 12 millions de francs.
A plusieurs reprises, la direction nationale du SAC, au sein de
laquelle figurent les noms d’anciens compagnons de la France libre et de
résistants comme Pierre Debizet, Charles Pasqua ou Paul Comiti, procède
à des « épurations » destinées à débarrasser le service d’ordre du
gaullisme des truands trop encombrants qui, après avoir été utilisés
pour une mission, s’y sont incrustés. Le SAC change régulièrement la
couleur et le format de ses cartes d’adhérent, radie ceux qui se sont
trop fait remarquer, mais ne s’en retrouve pas moins tout aussi
régulièrement à la rubrique des faits divers. Celui qui va susciter la
mise en place de la commission parlementaire d’enquête et provoquer sa
dissolution se déroule en Provence le 19 juillet 1981, près du village
d’Auriol.
L’inspecteur de police Jacques Massié, responsable du SAC dans le
département des Bouches-du-Rhône, est assassiné avec son épouse, leur
fils, son beau-père, sa belle-mère et un de leurs amis. Les auteurs de
six meurtres sont des militants du SAC, dont l’objectif était
uniquement, affirment-ils, de récupérer des documents que Jacques Massié
était susceptible de monnayer auprès des socialistes. Si les auteurs
matériels de meurtres ont été identifiés, arrêtés et jugés, la question
de l’existence d’un commanditaire de l’opération n’a jamais été
éclaircie. Pierre Debizet, le secrétaire général du mouvement, a été
inculpé et placé en détention provisoire avant que la Cour de cassation
n’ordonne sa libération, en estimant que la tuerie d’Auriol représentait
simplement l’aboutissement de conflits personnels et locaux entre
membres du SAC et non un épisode particulièrement sanglant d’une
association de malfaiteurs qui avait prospéré durant quelque vingt-deux
années.
Roger Faligot, Histoire de la 5ème Républiquehttp://www.oragesdacier.info/2013/12/le-sac-police-parallele-du-gaullisme.html
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