Les révoltes populaires constituent
un phénomène qui reste encore mal connu, aussi bien dans leur forme
populaire qu’insurrectionnelle. Cela tient aux sources qui proviennent
presque exclusivement des autorités et qui ne donnent que le point de
vue des pouvoirs en place et des couches sociales dominantes. Les
historiens ont certes étendu le champ de leur approche en complétant les
chroniques par des sources judiciaires ou comptables. Mais ils restent
tributaires du langage de la répression.
Ainsi,
pour désigner les révoltés du Bassin parisien en 1358, les
chroniqueurs, appartenant au milieu clérical ou nobiliaire, les
appellent « Jacques », de l’appellation « Jacques bonhomme » qui leur
avait été donnée pour les tourner en dérision, et le chroniqueur Jean
Froissart parle à leur sujet de « méchantes gens ». D’autres traitent
les révoltés de Gand, en 1380, de « ribauds, chétifs et merdailles ».
Dans tous les cas, ces jugements de valeur font référence aux populares,
aux populaires, que les textes appellent aussi « le commun », le
« peuple », « les menus » (contre les « gros »), ou encore, chez ceux
qui s’inspirent d’Aristote, les « gens mécaniques ». Ces termes sont
assez vagues, mais ils désignent les catégories inférieures de la
société, par opposition à ceux que la fortune, le pouvoir, la notoriété
sociale placent en position hiérarchiquement supérieure. Le problème
consiste à situer la limite de cette stratigraphie sociale. Par exemple,
parmi les révoltés de 1381, en Angleterre, on compte de nombreux
membres du clergé, tel John Ball. Peut-on les considérer comme partie
prenante du peuple, voire du petit peuple ? Si leur absence de fortune
les place bien dans cette catégorie, ils font néanmoins partie du clergé
et bénéficient d’un prestige qui les détache du peuple. A l’inverse,
faut-il créer un fâcheux amalgame entre les populaires et les miséreux,
ou encore les mendiants, et les englober tous dans le groupe des
marginaux ? Le fait que les révoltes populaires soient, avant tout, aux
yeux des contemporains, des troubles qui remettent en cause la
hiérarchie sociale, ne doit pas dispenser d’une analyse fine des acteurs
qui les animent. Quant à la révolte elle-même, les mots sont variés et
ambigus. Elle commence avec le « murmure », lequel, dans les textes, se
démarque mal de la rumeur. Le terme « effroi » ou celui de « commotion »
sont employés dans un second temps pour montrer la peur et le choc que
fait naître l’insurrection. Christine de Pizan et le récit anonyme du
Bourgeois de Paris emplie aussi le mot « fureur » pour désigner les
révoltes parisiennes de 1413 (Cabochiens) et de 1418. Les textes peuvent
parler de conjuration, d’alliances ou de complots, mettant l’accent sur
le serment et les contrats qui unissent les insurgés, ainsi que sur le
caractère secret et inquiétant de la préparation. Enfin, l’emploi des
termes « rébellion » ou « sédition » met l’accent sur l’infraction
politique que commettent les insurgés par rapport aux pouvoirs établis
et, du même coup, sur sa condamnation. Il est significatif que ces
expressions politiques apparaissent surtout aux deux derniers siècles du
Moyen Age, au moment où les pouvoirs étatiques s’affirment et où, sous
l’influence du droit romain, se met en place le crime de lèse-majesté.
Le vocabulaire reste donc ambigu, mais il donne quelques aperçus de la
diffusion possible de la révolte par la rumeur, de sa structuration par
la foi jurée, de son impact traumatisant et institutionnel. Saisir la
révolte populaire est d’autant plus difficile qu’elle se confond parfois
avec des manifestations hérétiques ou des dénonciations de l’hérésie,
surtout pour les périodes les plus anciennes du Moyen Age. Il en est
ainsi des Patarins de Milan (littéralement, ceux qui sont vêtus de
chiffons) qui, entre 1045 et 1085, sont en lutte contre l’archevêque de
la ville et dénoncent à la fois la simonie et le concubinage des
prêtres. Ces insurgés sont en fait des fanatiques de la réforme
grégorienne que leurs adversaires traitent d’hérétiques. Si leur
mouvement donne aussi naissance à des revendications sociales, les
Patarins ne rassemblent pas l’ensemble du petit peuple. D’autres
insurrections à cette époque dans les villes du nord de la France, vont
dans le même sens. De façon générale, le lien que l’hérésie entretient
avec un idéal de pauvreté exacerbé facilite l’amalgame.
Les révoltes populaires connaissent deux
temps forts, l’un au XIIe s., l’autre aux XIVe-XVe s. Cela ne veut pas
dire que des révoltes n’ont pas eu lieu en dehors de ces périodes et
que, à l’inverse, ces temps forts puissent être considérés comme des
« révolutions ». Le premier temps fort, celui du XIIe s., est lié à
l’obtention des chartes de franchises. Il a été particulièrement violent
dans le Nord où les affrontements ont opposé les bourgeois, soutenus
par le peuple, aux seigneurs pour obtenir un certain nombre de
privilèges, économiques, judiciaires et politiques. Mais l’Italie a
aussi connu ses révoltes pour que puissent s’y développer les libertés
urbaines, cette fois face à l’empereur et au Pape. La forme communale
que prend le mouvement implique un serment entre les insurgés qui est,
en lui-même, un acte répréhensible, puisqu’il lie des égaux, les
bourgeois, et crée entre eux une alliance scellée devant Dieu. C’est
l’une des raisons qui poussent certains clercs à condamner le mouvement,
tel l’abbé Guibert de Nogent qui, à propos de la commune de Laon en
1115, parle de « commune » comme d’un mot « nouveau et détestable ». Les
privilèges obtenus par les insurgés ne sont pas minces, tels
l’abonnement à la taille, la codification des amendes, la réglementation
des marchés, et une liberté personnelle qui restreint la servitude. Le
second temps fort des révoltes médiévales consiste en un véritable cycle
à l’échelon européen entre 1350 et 1420 environ, qui a pour cadre les
villes, mais aussi les campagnes. Ces deux grandes vagues ne doivent pas
faire oublier l’existence d’une violence latente. Dans le cadre de la
seigneurie, des affrontements violents peuvent se produire de façon
ponctuelle entre le seigneur banal et ses dépendants. C’est le cas en
Catalogne (P. Bonnassie), mais aussi en France du Nord où, entre 1050 et
1150, on a pu repérer une douzaine de cas où des révoltes se terminent
par la mort du seigneur (R. Jacobs). Des révoltes peuvent aussi opposer
les serfs à leur seigneur, surtout à partir du milieu du XIIIe s., quand
les communautés serviles œuvrent pour acheter leur liberté, par exemple
dans le Bassin parisien. D’autres révoltes, surtout au XIIIe s.,
opposent le peuple des villes aux patriciens qui détiennent et
monopolisent le pouvoir. C’est le cas en Flandre, dans les villes où la
laine se transforme en drap. La société et l’économie y opposent les
gens de métiers au patriciat, et, au sein des gens de métier, les
tisserands, détenteurs d’outils chers et perfectionnés, aux foulons et
aux teinturiers, les « ongles bleus », dont le corps est le seul outil
de travail. Dès 1245, des grèves ou « takehans » éclatent à Douai et
s’étendent à Gand et à Liège. A partir de 1275, la Flandre subit de
plein fouet l’arrêt des importations de laine anglaise. Dans les
principales villes, la population au chômage réclame une enquête sur la
gestion des échevins, d’autant que le poids de la fiscalité urbaine
s’accompagne de malversations. Les artisans du textile, tisserands et
foulons, s’unissent pour mener les insurrections. Onze échevins sur
seize sont assassinés à Douai ; le beffroi de Bruges est incendié ; de
nombreuses archives urbaines sont saccagées. Le comte de Flandre,
d’abord favorable aux insurgés pour mieux contrer les échevins, se range
du côté de la répression et les gens de métier sont sévèrement punis. A
des châtiments individuels sévères – pendaisons, décapitations et
bannissements – s’ajoutèrent de lourdes amendes. En même temps, le comte
profite de la situation pour réduire le pouvoir des échevins. Les
révoltes de la période 1350-1420 sont les mieux connues. Elles ont un
caractère européen et touchent surtout les villes, mais aussi les
campagnes. Leur simultanéité interdit de les traiter comme des
phénomènes isolés. Par exemple, il apparaît bien que la Jacquerie qui
embrase le Bassin parisien en mai-juin 1358 a des liens étroits avec le
mouvement insurrectionnel d’Etienne Marcel à Paris et sans doute avec
les mouvements qui agitent les villes de Flandre, en particulier Gand.
L’information circule par le biais des lettres officielles, des contacts
commerciaux et de la simple rumeur. C’est un véhicule puissant de la
révolte. Il en est de même dans toute l’Europe à partir de 1378, au
moment où s’ouvre à Florence, avec la révolte des Ciompi, un cycle de
violences qui dure jusqu’en 1391 en Espagne. Chaque ville a certes une
révolte spécifique, mais les liens entre les lieux sont étroits, par
exemple entre Paris où sévissent les révoltés en deux vagues
successives, l’une en 1380, l’autre en 1382 connue sous le nom de
révolte des Maillotins, et Rouen qui connaît une Harelle en 1382. De la
même façon, le réseau des insurrections est trop compact en Languedoc et
en Catalogne pour que la révolte ne se soit pas répandue de façon
exemplaire.
Les historiens sont de moins en moins
convaincus du lien direct qui existerait entre misère et révolte.
L’exemple le plus net est celui de la Jacquerie de 1358 où les acteurs
sont des paysans cossus des terres riches du Bassin parisien ou des gens
de métier recrutés dans les villes. Certains ont même acquis une
certaine culture qui les situe parmi les élites paysannes (c’est le cas
du meneur, Guillaume Cale). Les conditions que peut réunir une crise
économique ne sont pas non plus suffisantes. On a pu montrer que si
l’insurrection des Ciompi avait été liée au prix du pain, elle aurait
éclaté dès 1375, au moment où se fait sentir une forte poussée du prix
des denrées de première nécessité, qui a débuté en 1370 et chute en
1376-1377 (Ch. De La Roncière). Florence avait déjà connu une forte
poussée de ce type entre 1335 et 1350, mais aucune révolte comparable à
celle de 1378. Sur les quarante-trois émeutes qui se sont déclenchées à
Florence entre 1343 et 1385, dans un seul cas, en 1368, le prix du pain
est en question. Ce sont plutôt l’instabilité de la monnaie, les
« remuements monétaires », les excès de la fiscalité et les évènements
militaires qui suscitent les révoltes.
La
place de l’impôt dans ces mouvements de la fin du Moyen Age est
essentielle, si bien qu’on peut lier les révoltes à la croissance du
système étatique, à un moment où le prélèvement fiscal doit encore être
consenti par les populations. Dans cette perspective, il est normal que
les révoltés soient d’abord ceux qui ne sont pas privilégiés et qui ne
sont pas considérés comme assez misérables pour être exclus des rôles de
taille. Pour eux, l’impôt est lourd. Il est normal aussi que les
insurgés se recrutent parmi ceux qui, à l’échelle de leur village ou de
leur paroisse, ont pris par ailleurs l’habitude d’appliquer un certains
nombre d’idées démocratiques en votant l’impôt, le guet et la garde.
Ceux qui se classent dans le noyau des fortunes moyennes prennent
l’initiative. A Paris, en mars 1382, le cri de révolte est venu d’une
marchande de cresson, donc d’une femme ayant un métier, modeste certes,
mais a l’abri de la misère. La horde des exclus ne fait que suivre le
mouvement, comme à Paris en 1418. Les marginaux, qui font tant peur, ne
prennent pas l’initiative de la révolte. Pourtant, les chroniqueurs ont
raison : ce sont les pauvres qui jouent de la violence contre les
riches. Et il est probable qu’en 1380, les Tuchins, dans le Midi de la
France, ont crié « Tuons, tuons tous les riches », utilisant le
vocabulaire de la vengeance qui conduit à la guerre privée. Si les
révoltés s’opposent d’abord aux collecteurs d’impôts, ce sont rapidement
les riches qui sont visés, ce qui montre la force des antagonismes
sociaux sur lesquels sont construites les hiérarchies. Le critère de
fortune est insuffisant. Il faut tenir compte du degré d’acculturation,
de l’accès aux soins médicaux et à l’hygiène, de la qualité du logement
et de la valorisation du métier exercé. Par exemple, les bouchers sont
des gens fortunés, mais ils exercent un métier déprécié, d’où leur rôle
dans la révolte parisienne de 1413. A Florence, les travailleurs de la
laine sont au bas de l’échelle sociale, mais avec des nuances qui
placent les fileuses et les tisserandes derrière les hommes : être
Ciompa est pire que d’être Ciompo (A. Stella). Face aux riches qui
dominent la ville, que valent ces nuances? A Florence, les foyers des
Bardi qui résident dans la Scala concentrent entre 20 et 30% des
fortunes et pèsent d’un poids énorme. On peut alors se demander si une
ville comme Florence (environ 70.000 habitants en 1378) est capable de
sécréter des liens d’unité entre ses groupes sociaux ou si, au
contraire, les hiérachies sont à vif au point de secréter des
oppositions irréductibles, prêtes à éclater quand les circonstances
politiques ou économiques sont favorables. Sur l’ensemble de la
population, un tiers des ménages est déclaré « misérable ». L’occupation
de plus de la moitié des travailleurs est un simple gagne-pain, un
travail sans honneur. Le paysage urbain porte les marques des
ségrégations sociales: au centre sont les magnats ou les membres du
Popolo qui ont exercé le pouvoir pendant le XIVè s., tandis que la
périphérie est occupée par les pauvres ou les miséreux. Il y a bien deux
villes dans la ville, à Florence comme à Milan et à Lyon où la Rebeyne
de 1436 est venue des faubourgs. La muraille urbaine est aussi une
fracture de chair et de sang. Les révoltés sont nées de ce dialogue
devenu impossible entre les menus et les gros, parce que les menus sont
des sortes d’étrangers dans leur cité, à un moment où l’esprit l’esprit
civique et le sentiment d’identité urbaine se développent, partagés par
tous. Il est tout à fait significatif que les révoltés tournent aussi
leur violence contre les étrangers et les juifs. Les dettes et l’usure
ne sont pas les seules en cause. La xénophobie s’assortit d’une sorte de
croisade religieuse et les Ciompi ne revendiquent pas de s’appeler Popolo Grasso, mais Popolo di Dio.
Ils défendent l’idée d’un territoire que souille la présence des juifs
et des étrangers, d’un territoire dont ils doivent assurer la défense en
désignant à leur tour des exclus, selon un processus qui leur fait
retrouver l’identité que les riches leur ont confisquée.
Les engagements de ces populations dans
la révolte aboutissent rapidement à un échec et d’ailleurs,
l’insurrection se déroule elle-même dans un temps court, de l’ordre de
la journée, au maximum de quelques semaines. Pourquoi ? La première
explication tient à la rapidité de la répression, à armes inégales. Les
Jacques ont des armes de fortune, au mieux des piques, et Charles de
Navarre, qui les vainc à Mello le 10 juin 1358, est armé en chevalier.
Les mouvements sont aussi morts d’une absence de programme politique de
remplacement. Les insurgés n’imaginent pas d’autres modes de
gouvernement que celui qui est en place, en particulier dans le royaume.
Ils ne remettent pas en cause la personne du roi. Ils chargent ses
officiers de toutes les fautes. Quand il existe l’amorce d’un programme
politique, il est le fait de meneurs appartenant à d’autres couches
sociales, te le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, à Paris en 1413 et en
1418. Il existe une idéologie millénariste qui peut servir de toile de
fond à ces révoltés qui rêvent d’une société sans impôts, sans
contrainte, sans nobles. Ainsi, la violence des Travailleurs anglais, en
1381, se teinte de millénarisme avec la fameuse prédication de John
Ball : « Quand Adam bêchait et Eve filait, où était le gentilhomme? » La
violence devient alors purificatrice, déviant vers des thèses
considérées comme hérétiques (Wycliff, Hus) et c’est une des causes de
son échec, car elle se manifeste par flambées d’où le mysticisme n’est
pas exclu et elle débouche sur un rêve à la fois passéiste et
sécurisant. Il reste cependant à comprendre pourquoi la violence se met
alors à flamber et à s’éteindre aussitôt. La révolte entretient avec la
fête un certain nombre de points communs qui caractérisent les rites
collectifs. Les dates choisies sont significatives, quand elles sont en
rapport avec le Carême et le Carnaval qui sont à la fois des temps de
réformation et d’explosion sociale, comme c’est le cas à Rouen ou à
Paris en 1382. Le temps de la révolte connaît aussi un déroulement
inversé, puisque les révoltés commencent souvent à Vêpres et poursuivent
leur action de nuit, ce qui signe un effet diabolique. Les sonneries
des églises ou du beffroi deviennent anarchiques et le tumultes des
Ciompi est aussi celui des petites cloches de la périphérie en
discordance avec celles du palais. ce brouillage du temps, correspond
celui de l’espace. Les portes de la ville sont fermées, des chaînes sont
tendues dans les rues et, à l’inverse, les prisons sont ouvertes, un
acte que seul peut se permettre le pouvoir souverain. Il est impossible
que ces repères vacillent longtemps dans une société marquée par des
codifications rituelles très fortes comme l’est la société médiévale.
Enfin, quand la violence se développe au point de transformer la révolte
en massacre, il peut exister des points de non-retour que perçoivent
les révoltés eux-mêmes. A Paris, en 1418, la révolte s’arrête et se
retourne contre son chef, le bourreau Capeluche, quand celui-ci,
enfreignant les tabous, met à mort une femme enceinte. La violence a ici
transgressé plus que l’ordre social : elle a atteint les fondements de
l’ordre culturel, c’est-à-dire des valeurs que partagent tous les
acteurs, qu’ils soient pauvres ou exclus. La révolte trouve là ses
propres limites parce que les lois de l’honneur qui unissent les hommes
sont finalement encore plus fortes que les clivages sociaux.
Les révoltes populaires sont un échec,
mais leur répétition, en particulier à la fin du Moyen Age, a entretenu
une psychose de peur. Non seulement les insurgés sont présentés comme
des criminels, mais le peuple tout entier gagne en laideur, donc en
mépris et en rejet. A terme il est probable que la répétition des
révoltes populaire a finalement servi le développement des pouvoirs
centralisés et a conforté la place des privilèges.
Claude Gauvard In Dictionnaire du Moyen Agehttp://theatrum-belli.org/revoltes-populaires-au-moyen-age/
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