En mémoire du soldat Tsukamoto Sakuichi, mort au combat à Okinawa (1945)
塚本作一氏を偲んで
Il
y a 68 ans s’est déroulée sur l’île d’Okinawa une des batailles les
plus sanglantes de la Seconde Guerre mondiale. Les habitants de l’île,
retournée sous la souveraineté du Japon en 1972, vivent dans le souvenir
de cette bataille et subissent au quotidien les conséquences de
celle-ci : présence de l’armée américaine d’occupation, à la fois
fardeau financier et source de crimes sexuels, un sol miné par 2 100
tonnes d’obus encore intacts, des séquelles psychologiques et morales.
En un mot, le Japon paye encore le prix de la défaite face aux forces
alliées en septembre 1945.
Une île martyre…
L’île
est encore occupée par un fort contingent de troupes de marine
américaines, bien que 9 000 soldats vont être prochainement déplacés sur
l’échiquier de la zone Pacifique, en application des accords bilatéraux
nippo-américains, récemment révisés, sur le redéploiement des forces
américaines stationnées à Okinawa (2006). Les États-Unis vont
relocaliser une partie de leurs unités à Guam et à Darwin (Australie).
Ces mouvements sont une réponse à la montée en puissance de la flotte de
guerre chinoise au sud et à l’est de la Mer de Chine, flotte qui mène
d’audacieuses actions de déstabilisations près des îlots dont ils
revendiquent la souveraineté (les îles japonaises Senkaku). La stratégie
navale chinoise aurait pour ambition de prévenir la présence de
porte-avions américains, par la construction de bâtiments de la même
catégorie et l’amélioration de son équipement en missiles balistiques
anti-navires : la dispersion des unités américaines aurait pour objectif
de multiplier les cibles potentielles et de créer une nouvelle donne
stratégique. Les unités restantes (9 000 hommes environ) aurait pour
zone d’intervention l’Asie du nord-est (péninsule coréenne et façade
orientale de la Chine comprise), celle de Guam la zone du Pacifique
ouest, et enfin, celle de Darwin, le sud de la Mer de Chine et l’Océan
Indien. La présence de la 3e force expéditionnaire du corps des Marine (IIIrd Marine Expeditionary Force) (1) et d’une formation équivalente à un régiment (les 2 200 hommes du 31st Marine Expeditionary Unit) est jugé indispensable par les autorités américaines qui considèrent l’île comme une « position clé de la ligne de front (key frontline base)
face à la Chine et à la Corée du Nord. Washington a aussi argué que
cette nouvelle répartition faciliterait les interventions humanitaires
américaines en cas de catastrophe naturelle majeure dans la zone du
Pacifique, ce qui ne peut laisser le gouvernement japonais indifférent
après le désastre du 11 mars 2011.
Or
la population tolère de moins en moins le coût financier et la présence
de l’armée américaine dans l’île, dont 10 % du territoire est affecté
aux installations militaires. La soldatesque commet régulièrement des
actes de délinquance et les habitants subissent les nuisances des
entraînements, et aussi un certain mépris des autorités états-uniennes
pour leur sécurité. 24 Osprey MV-22, appareils destinés au
remplacement des hélicoptères de transport de troupes CH-46 ont été
officiellement choisis pour leurs meilleures capacités techniques
comparativement aux hélicoptères CH-46 (vitesse double et capacité de
portage triple). Leur rayon d’action (3 900 km) permettrait une rapide
projection de troupes sur la péninsule coréenne. Mais, les déficiences
techniques à répétition ayant occasionné le décès des personnels
embarqués (Maroc, Floride et le 5 août 2013 sur une base américaine
d’Okinawa) inquiètent les habitants et autorités locales qui se sont
opposés vigoureusement à leur arrivée. Les Okinawaiens font également
obstacle au déménagement de la base aéronavale de Futenma (qui doit être
réinstallée dans la la baie de Henoko). Cette résistance passive, qui
rappelle sur la forme celui du « Mouvement d’opposition à l’extension du
camp du Larzac » des années 1970 : un noyau de militants, soutenus par
la population, se relaient en permanence sur le chantier pour empêcher
la progression des travaux. S’ajoute à cela le fléau des viols perpétrés
régulièrement et en quasi-impunité (en raison de l’extra-territorialité
des polices militaires) depuis 1945 par des soldats américains (118
viols ont été commis par des GI’s entre 1972 et 2008, selon un
décompte de l’association des femmes d’Okinawa contre la violence
militaire, réalisé à partir de rapports de police et de la presse locale
(2). Ce phénomène récurrent (deux marins américains ont été condamnés
cette année par un tribunal japonais à 9 et 10 ans de prison pour le
viol en octobre 2012 d’une habitante de l’île) a obligé l’état-major des
marines a décrété un couvre-feu pour ses hommes.
L’actualité
entretient le souvenir douloureux de la Seconde Guerre mondiale, la
bataille est ancrée dans les mémoires, et aussi souvent dans les chairs.
L’année dernière (le 23 juin 2012, en marge des cérémonies officielles)
des contemporains de l’affrontement ont relaté leur histoire. « Maman,
je suis encore venue te voir cette année », susurre une habitante de
Naha, Keiko Oshiro (68 ans). Nourrisson en 1945, Oshiro ne se souvient
pas du visage de sa jeune mère, Tomi, âgée de 21 ans, atteinte à
l’épaule par une balle alors qu’elle l’alimentait au sein. Selon le
témoignages de proches, Tomi serait décédée dans une des grottes servant
d’abris et d’hôpitaux aux militaires et aux civils. Lorsque le nom de
sa mère a été gravé sur l’un des murs du Mémorial en 1995, Oshiro a pu
commencer à faire le deuil de cette disparition… Fumi Nakamura (79 ans),
une habitante du village de Nakagusuku est également venue rendre
hommage à son père, mort de la malaria dans un camp des prisonniers.
Résidant à proximité d’un aérodrome militaire américain, Nakamura
déclare se crisper lorsqu’elle entend le rugissement du moteur des
avions…
On
comprend, à la lecture des récits de ces témoins que les habitants de
l’île souffrent encore des conséquences de cet épisode de leur
histoire : la guerre est restée quelque part en eux. En août 2012, 40
résidents de l’île (survivants ou membres de la famille des victimes)
ont décidé d’ester contre le gouvernement : ils réclament un
dédommagement financier et moral (une compensation financière de 440
millions de yen et des excuses officielles) pour les souffrances
endurées pendant la Seconde Guerre mondiale, soulevant au passage la
douloureuse question de l’implication des civils dans la bataille. Cette
réclamation s’insère dans un mouvement plus large de reconnaissance des
excès de l’armée impériale commis à l’encontre des habitants pendant la
guerre.
Okinawa
est une île marquée par l’Histoire… De par sa position géostratégique,
et les derniers développements dans la région le confirment, l’île reste
et restera une pièce maîtresse de l’« échiquier nord-américain» dans la
région, notamment en raison de l’importance militaire des îles Nansei,
passage obligé pour la marine de guerre chinoise voguant vers le
Pacifique. Okinawa est un « porte-avion fixe » et une base avancée de
l’armée américaine faisant face au continent est-asiatique. Pour ces
raisons, les États-Unis ne sont pas prêts de retirer leurs troupes d’une
position aussi importante, de surcroît acquise par la mort au combat de
milliers de GI’s et de marines, au cours de ce qui a
probablement été la bataille la plus sanglante de la bataille du
Pacifique. Bataille ayant eu également pour conséquence (même si ce
n’était pas la raison première), les bombardements atomiques de
Hiroshima et de Nagasaki… Position qui cependant pourrait légitimement
défendue par les forces japonaises elles-mêmes, si l’article 9 de la
Constitution venait enfin à être modifié et redonnerait au Japon
(troisième puissance économique mondiale) sa dignité et sa place comme
grande puissance à part entière. De grands espoirs sont portés sur le
Premier ministre Abe Shinzô qui œuvre en ce sens dans un contexte
international devenu favorable (3).
La bataille : enjeux, unités engagées, déroulement des opérations et bilan des pertes humaines
Okinawa
est une bataille majeure de la guerre Asie – Pacifique : l’ « Opération
Iceberg », nom de code donné à l’automne 1944 par l’état-major
américain au plan d’invasion des îles Ryûkyû, est l’opération amphibie
ayant mobilisé le plus de moyens humains et matériels sur le front
Pacifique depuis 1941. Pour la seconde fois, l’armée impériale japonaise
va défendre le sol national avec opiniâtreté et courage (Iwo Jima est
tombée le 26
mars). Surtout, il s’agit d’empêcher l’armée américaine de contrôler
les deux bases aériennes de l’île (Yontan et Kadena), autant de
facilités pour les flottes de bombardiers stratégiques d’atteindre les
îles principales du Japon et sa capitale (550 km environs séparent les
deux archipels). Okinawa prise, les troupes américaines pourraient y
stationner en prévision de l’invasion du Japon, programmée pour le
printemps 1946 (Opération DownFall).
Les troupes alliées, très majoritairement américaines (la contribution britannique et des pays du Commonwealth, plus modeste, est navale et logistique) sont appuyées par une importante marine de guerre. L’armée d’invasion (la Xe
armée), de plus de 180 000 hommes ayant une expérience du feu inégale, a
été subdivisée en deux corps d’armée et en unités de réserve : le IIIe corps amphibie, composé de deux divisions de marines (1re et 6e divisions); le XXIVe corps d’infanterie (7e et 96e divisions d’infanterie), et en réserve la 2e division de marines ainsi que les 27e et 77e divisions d’infanterie. Cette armée est dirigée par le général Raymond A. Spruance.
L’armée japonaise (la 32e armée, composée de deux divisions d’infanterie – 24e, 62e divisions – et d’une brigade mixte indépendante), d’un effectif avoisinant 70 000 combattants. La 62e
division est une unité aguerrie ayant combattu en Chine. Ce corps
principal a été renforcé par des unités à terre de la marine (9 000
hommes), des habitants des îles Ryûkyû réquisitionnés comme combattants
ou comme auxiliaires du génie (39 000 individus) et des formations plus
modestes composées de lycéens servant de coursiers, de miliciens ou
affectés aux hôpitaux de campagne. Les forces navales sont inexistantes
ou presque et les forces aériennes reposent sur les unités de Tokubetsu kôgeki-tai (特別攻撃隊), les kamikaze.
Comme le firent les officiers commandant les positions de Tarawa ou
d’Iwo Jima, les troupes japonaises se sont fortifiées et cantonnées dans
des positions souterraines aménagées, construites le plus souvent avec
les seuls outils individuels du fantassin (pelle, pioches), un éclairage
sommaire et dans des conditions sanitaires pénibles d’un sous-sol
volcanique (chaleur et humidité). Les soldats-ouvriers ont ainsi creusé
un dense réseau de tunnels de communication et d’installations connectés
entre-eux et équipés de discrets systèmes de ventilation. Cette défense
a été conçu pour compenser la nette supériorité de la puissance de feu
de l’armée d’invasion (aviation, marine et infanterie). D’un point de
vue tactique, les fantassins japonais, outre leur valeur intrinsèque,
disposent de lance-grenades à tir courbe, très utiles en défense.
Avant
les opérations terrestres du printemps 1945, l’île a été intensément
bombardée : lors du raid du 10 octobre 1944, l’aviation stratégique
américaine procède à 1 400 sorties et a lancé 600 tonnes de bombes sur
les installations portuaires de Naha et les positions de l’armée. 65 000
civils périrent. Le Jour J, le principal débarquement américain (1er
avril 1945) se déroule sans opposition et fait suite aux attaques des
îles Kerama et des îlots de Keise prises d’assaut respectivement les 26
et 31 mars.
Sur
mer, les unités déployées le long de la côte subissent, à partir du 6
avril, des attaques massives et répétées des unités aériennes de kamikaze
: entre le 26 mars et le 30 avril, 20 bâtiments lourds sont coulés et
157 unités ont été endommagées; l’armée de l’air japonaise perd 1 100
appareils… Du début des raids massifs au 22 juin, 1 465 unités de kamikaze
ont été engagées avec pour cibles privilégiées : les porte-avions. Dans
le même esprit, le cuirassé Yamato (le bâtiment était escorté par 8
destroyers), lancé dans une attaque suicide contre l’U.S. Navy,
est coulé par l’aviation embarquée américaine (7 avril) sans avoir pu
faire le moindre dégât à la flotte de débarquement alliée. Sur une
échelle stratégique générale (période du 3 mars au 16 août 1945), les
forces aériennes de l’armée de terre et de la marine japonaises ont
perdu 2 571 pilotes et aéronefs; la flotte américaine recense 13 navires
coulés (dont 9 destroyers) et un grand nombre de navires sérieusement
endommagés (9 cuirassés, 10 porte-avions, 4 croiseurs, 58 destroyers et 93 navires de différentes catégories).
Sur
terre, les unités américaines ont lancé l’offensive sur deux axes après
leur débarquement sur les plages de Hagushi (au nord de Naha). La
partie nord de l’île est tombée assez rapidement : les aérodromes,
enjeux de la bataille, ont été capturés peu après le débarquement
(Kadena et Yomidan); le 21 avril, un aérodrome est rendu opérationnel
sur l’île de Ie. Le 18 avril, la résistance nippone n’est plus que
sporadique et locale dans cette partie de l’île.
Mais,
comme à Iwo Jima, Ushijima a concentré et fortifié ses unités sur un
terrain difficile et c’est dans la partie sud de l’île que va se livrer
une sanglante guerre d’usure, proche des combats de la Grande Guerre en
Europe. Les positions méridionales de l’île d’Okinawa ont été renforcées
et les unités japonaises défendent le terrain pied à pied, avec
l’énergie du désespoir et au prix de pertes humaines importantes. Le 12
avril, les unités japonaises contre-attaquent nuitamment avant d’être
repoussées et récidivent le 14 avril avec un même résultat. L’offensive
américaine reprend, après une relève des unités les plus marquées par
l’attrition. La dernière contre-attaque japonaise, le 4 mai, échoue
également : mise à découvert, l’artillerie mise en batterie pour appuyer
l’assaut a été partiellement anéantie par les canons lourds américains.
En juin, sous une pluie continuelle (le phénomène de « mousson
japonais », le « tsuyu »), la bataille fait rage autour de la position dite du « Shuri Castle »; celle-ci tombée, la 32e
armée se replie, fin mai, encore plus au sud et se positionne sur sa
dernière ligne de défense, dans la péninsule de Kiyan. Le dernier carré
japonais (environ 40 000 hommes) se bat avec l’énergie du désespoir :
face à l’attaque de la 6e
division de marines, 4 000 marins japonais (dont l’amiral Minoru Ota) se
suicident dans les constructions souterraines leur servant de
quartier-général (13 juin).
Le
21 juin se livrent les derniers combats d’importance : les généraux
Ushijima et Chô se donnent la mort par éventration dans leurs quartiers
généraux de la cote 89. Jusqu’en août 1945, des éléments isolés
poursuivaient encore le combat contre l’armée américaine en différents
points de l’île.
Les
pertes humaines sont sans précédent sur le front du Pacifique : l’armée
américaine déplore 62 000 hommes mis hors de combat (dont 12 500 tués
ou portés disparus), à titre de comparaison 58 000 GI’s
trouveront la mort au Vietnam entre 1967 et 1973… L’armée japonaise
déplore 95 000 morts au combat ou s’étant donné la mort par seppuku ou à l’aide d’une grenade à main (voir l’épisode poignant du film de Clint Eastwood, Letters from Iwo Jima,
montrant la mort de soldats japonais selon ce procédé). 7 400 soldats
japonais ont été faits prisonniers. Les pertes humaines au sein de la
population civile sont estimées être entre 42 000 et 150 000 tués; mais
les statistiques officielles de l’armée américaine – qui prennent en
considération les civils réquisitionnés – avancent le chiffre de 142 058
victimes (soit ? de la population).
Suicides volontaires ou sacrifice programmé ? Un phénomène d’implication totale de l’individu impliquant les militaires…
La
bataille d’Okinawa frappe encore les imaginations par les suicides de
masse de combattants et de civils, mais aussi par la détermination des
combattants (attaques nocturnes au corps-à-corps, collision volontaire
de pilotes kamikaze sur les bâtiments de la flotte américaine, flottilles de bateaux suicides, sortie du cuirassé Yamato).
L’histoire des kamikaze
a fait coulé beaucoup d’encre. Les morts volontaires de pilotes
japonais (et américains) dans le Pacifique étaient avant cela des actes
héroïques et isolés, d’hommes aux commandes d’un engin sérieusement
endommagé et se trouvant dans une situation sans issue. Dès 1942, des
pilotes japonais se sacrifient dans de semblables situations et l’idée
d’attaques suicides massives chemine dans les esprits en raison du
renversement de la situation militaire. La 201e
escadrille est la première formation de volontaires a avoir été formée
dans ce but et engagée pendant la bataille de Leyte (la première mission
se déroule le 25 octobre 1944). Selon Raymond Lamont-Brown, les pilotes
auraient eu différents profils à différents moments de leur implication
dans la guerre; des profils qui auraient évolués dans le temps. Dans un
premier temps se seraient engagés uniquement des volontaires, patriotes
fervents, romantiques et inspirés par l’esprit de la chevalerie
japonaise : ce sont eux qui instituent les pratiques et les rituels
attribués aux kamikaze (écriture de testaments et de poèmes,
port d’attributs patriotiques et faisant référence à l’esprit guerrier
japonais, la consommation de la dernière coupe de saké, etc.). Les
générations suivantes de volontaires auraient eu des motivations plus
« rationnelles » : ces jeunes hommes sont souvent des étudiants dont la
formation a été interrompue par la guerre ou plus généralement des
individus ayant reçu une excellente éducation (85 % étaient lycéens ou
étudiants). La lettre de Sasaki Hachirô ci-dessus témoigne d’une grande
maturité, mais aussi et surtout d’une forme de résignation : on se
sacrifie par devoir, par nécessité… À l’extrême fin de la guerre,
toujours selon Raymond Lamont-Brown, d’autres jeunes pilotes auraient
été recrutés parmi les délinquants ou des personnes dont le comportement
les mettaient en marge de la société. Il est difficile de prendre pour
argent comptant une telle catégorisation, mais il est probable qu’il y
ait eu une « dépréciation » de la qualité morales des pilotes (des
volontaires éduqués aux exclus de la société) en raison du manque de
candidats à la mort… La jeunesse (17 ans pour certains) et le niveau
d’éducation élevé des kamikaze montre la volonté consciente ou
non des autorités militaires à priver la nation d’un futur… Il témoigne
aussi peut-être d’une forte intériorisation des valeurs patriotiques
apprises, notamment (mais pas seulement) en milieu scolaire. Pendant la
bataille d’Okinawa les pilotes étaient aux commandes de chasseurs de
combats ou de bombardiers-torpilles (ohka). Ils ont été engagés
dans 10 raids majeurs contre la flotte américaine (6 avril – 2 juin
1945). Sur mer, des navires-torpilles, basés dans l’île de Kerama, n’ont
pu être engagés et ont été détruits dans leurs installations par les
soldats de la 77e division américaine et le cuirassé Yamato, nous l’avons vu, a été coulé avec 4 destroyers de son escorte.
Enfin,
sur terre, l’armée impériale se livre à des attaques nocturnes ayant
pour objectif d’engager l’ennemi en limitant les effets ravageurs de sa
puissance de feu. On constate pendant la bataille que, comme pendant la
Grande Guerre, l’usage d’une puissance de feu considérable ne peut
empêcher la confrontation directe et rapprochée des infanteries
ennemies. Celle-ci est souvent d’une brutalité multipliée, parce que
fondée sur la recherche du corps-à-corps en réponse à la volonté
d’annihilation par les armes de destructions massives (exemple des Stosstruppen
de la Première Guerre mondiale). Le soldat japonais s’est bâti une
solide réputation de combattant résolu autant pour cette raison que pour
sa valeur intrinsèque. Toutefois, la détermination des soldats nippons
est une composante de la stratégie des armées alliées qui a pris en
considération ce « facteur ». Le maréchal William Slim, commandant des
forces alliées en Inde aurait déclaré : « Tout le monde parle de se
battre jusqu’au dernier homme, mais actuellement seuls les Japonais le
font ». Si les « charges banzai » ont eu un impact moral sur
les combattants alliés, les moteurs psychologiques de celles-ci sont
plus complexes qu’il n’y parait. Dans son ouvrage, Joanna Bourke (4)
souligne l’importance de l’action de « tuer ». Sans minorer l’importance
des facteurs et effets psychologiques collectifs (camaraderie,
propagande, diabolisation de l’ennemi) et individuels, essentiellement
la peur de la mort, cette étude apporte un éclairage significatif
l’« intimité » de l’homicide en temps de guerre, la mort donnée au
contact de l’ennemi. Les représentations de l’acte de tuer, bâtie
souvent sur une éducation, une vision romantique de la guerre ou
instrumentalisée par la propagande, tiennent une place importante; et
bien souvent l’attaque à la baïonnette ou à l’arme blanche, est
considérée être la plus virile et prend une dimension mythique (au Japon
le « mythe du samurai »), que renforce le « culte de
l’offensive » prôné par l’état-major (qui rappelle la doctrine française
des premiers mois de la Grande Guerre). L’entraînement et la discipline
(très difficiles dans l’armée impériale japonaise) stimulent le
sentiment d’agressivité tout en se mariant aux représentations positives
(le mythe du guerrier/« nous ») et négatives (dévalorisation de
l’ennemi/« eux ») : l’accent est mis sur les comportements instinctifs
et les pulsions primales. Ces facteurs « théoriques » prennent une
ampleur plus importante avec l’enchaînement des violences et le
sentiment de livrer un combat désespéré. Ces facteurs sont des pistes
utiles à la compréhension des moteurs psychologiques externes et
généraux sous-jacents aux attaques suicides, conduites dans un contexte
militaire ayant pour horizon la défaite.
Le
suicide individuel ou collectif à la grenade était une pratique de
l’armée impériale en campagne, souvent le fait de soldats épuisés,
grièvement blessés et d’aucune « utilité » militaire. Le sergent Nishiji
Yasumasa, décrit une scène de mort collective dans la jungle birmane : «
Il arrivait souvent que les soldats prennent leur propres vies par
paires. Ils s’étreignaient et plaçaient une grenade entre eux. Nous
appelions cela un suicide double. »
Les
officiers supérieurs pratiquaient généralement l’éventration au sabre
(exemple sus-mentionné des généraux Ushijima et Chô) ou livraient le
dernier combat avec leurs hommes.
Les
modes opératoires pourraient être divisés en deux catégories : celui du
combattant en pleine potentialité (et correspondant aux normes admises
par le groupe) et les autres. Les premiers se donnent la mort avec
« noblesse » (seppuku, suicide des pilotes kamikaze)
ou au combat avec des armes nobles et viriles (arme blanche,
baïonnette); un combat visant au corps-à-corps. Concernant les pilotes
d’avion, il pourrait s’agir ici d’une importation des valeurs martiales
occidentales qui assimile le combat aérien à un duel chevaleresque
(constatations de Joanna Bourke). Que se soit l’arme blanche ou les
commandes d’un avion, l’« arme » (avion, sabre, baïonnette) est un
prolongement de la main de l’homme : la mort est donnée par la volonté
et l’aptitude du combattant à tuer. Il s’agit d’un acte jugé
authentique. Les armes de projection (fusils, fusils-mitrailleurs,
mitrailleuses, etc.) ou projetées (grenade à main) sont moins
valorisantes (parce que utilisées à distance par un tireur susceptible
d’atteindre sa cible à l’insu de celle-ci), c’est pourquoi, elles sont
utilisées par les combattants ne se trouvant plus en mesure de se
battre. Il y a peut-être, au regard de ces constatations, une dimension
culturelle et symbolique dans ces actes. Une dimension que nous
replacerons dans un contexte général, en infra.
Il
est surtout intéressant de constater le phénomène de contagion de la
pratique et des méthodes suicidaires des militaires aux civils.
… Et, par contagion, les populations civiles
C’est
surtout l’implication directe des civils dans la bataille, phénomène
majeur de la Seconde Guerre mondiale (et déjà constaté pendant la Grande
Guerre) qui marque encore les esprits, même si en cela la bataille
d’Okinawa ne constitue pas un précédent : celle de Saipan (15 juin – 9
juillet 1944), la préfigurait déjà. Pourquoi ? Parce que la prise de
cette île signifiait le bombardement régulier du sol national… Le
général Saito n’a fait aucune distinction entre civils et militaires
dans les derniers moments de la bataille (préconisant que les premiers
s’arment de lances en bambou) qui s’est conclue par une attaque suicide
de grande ampleur. Dans le cas de la bataille de Saipan également, des
civils se sont jetés du haut de falaises…
À
la différence de la population d’Iwo Jima, qui a été évacuée sur
l’ordre du général Kuribayashi, les habitants d’Okinawa ont dû rester
sur place et ont été mobilisés pour des travaux de terrassement et comme
combattants. D’ailleurs une population aussi nombreuse aurait-elle pu
être déplacée, compte tenu de l’état de délabrement de la flotte
japonaise, après plus de trois années de guerre dans le Pacifique ?
La
population a souffert des excès de militaires (confiscation de
nourriture, exécution d’habitants soupçonnés d’espionnage en raison de
la différence de leur dialecte) et des conditions sanitaires. Si une
frontière perméable exista entre le statut de civil et de combattant
(Jean-Louis Margolin les qualifient de « civils militarisés »), c’était
autant pour des motifs opérationnels qu’idéologiques (une nation unie
contre l’envahisseur) : les habitants de l’île sont des auxiliaires
précieux en raison de leur connaissance du terrain, mais aussi, pratique
peu honorable, comme chair à canons : si des soldats porteurs d’une
charge d’explosif ont pu se faire passer pour des civils pour commettre
des attaques suicides, les civils étaient souvent utilisés pour cette
mission ou comme boucliers humains pour couvrir une attaque… Sur l’île
d’Ie, des femmes armées de lances se sont opposées aux troupes
américaines. Ailleurs, des collégiens ont été enrôlés dès l’âge de 13
ans et divisés en escouades, souvent armés de sabres, voire
d’explosifs : leur mission dans ce cas était de se précipiter sur les
chars américains ou d’aller au contact de l’ennemi. Imamine Yasunabu
témoigne : « Il y eut un cas où le groupe avec qui j’étais aperçut 40 ou
50 militaires américains à peu près à 100 mètres. Nous priâmes notre
professeur de nous permettre d’ouvrir le feu. À ce moment, nous
disposions de fusils. Il refusa, et l’ennemi finit par disparaître sans
que nous ayons eu une chance d’agir. Je fus à cette époque stupéfait du
comportement du professeur. Maintenant, je le comprends. Il réalisait
que le Japon était en train de perdre, et il ne voulait pas sacrifier
ses élèves. Nous n’avions que 6 balles chacun. Si nous avions ouvert le
feu, les Américains, bien équipés, nous auraient aisément anéantis. »
La
similitude des décisions et du comportement des officiers supérieurs à
l’endroit des populations civiles à Saipan et à Okinawa laissent
supposer la possible existence de directives de l’état-major général à
l’endroit des populations civiles (ce qui a été partiellement admis par
le ministère de l’ Éducation japonais en 2006), mais il ne fait aucun
doute que celles-ci étaient considérées comme des « combattants ».
Enfin,
sur ordre de l’armée, les habitants auraient été incités ou contraints
de se suicider sur le modèle des militaires. Les suicides se sont
produits par vagues, tout au long de la bataille : la première a eu
lieue au moment du débarquement, voire dans certains cas, avant
celui-ci, par crainte des représailles et des exactions américaines. Les
circonstances ont été décrites par l’historien Jean-Louis Margolin :
les responsables, civils ou militaires, organisèrent des regroupements
communautaires (familles, voisins); les participants après un toast
d’adieu se donnaient la mort (une personne dégoupillait une grenade au
milieu d’un petit groupe de participants). Des témoins auraient assistés
à des scènes d’horreur entre membres d’une même famille : assassinat à
l’arme blanche, matraquages à mort, lapidations…
Komine
Masao (77 ans en 2007), un survivant des suicides compulsifs de l’île
de Tokashiki, raconte (propos recueillis par Kamata Satoshi, le
narrateur dans l’extrait qui suit) : «
Monsieur Komine m’a montré une grotte d’évacuation [des populations]
construite à flanc de colline. Il avait 15 ans au moment de la bataille,
et avec l’aide de son jeune frère (qui avait atteint le premier grade [sic]),
il l’a creusé pour que sa famille puisse y trouver refuge. La cavité
était large de 3 mètres et profonde de 10 mètres. À l’intérieur, Masao,
sa grand-mère , tantes et autres parents y ont trouvé refuge des
attaques aériennes et des tirs de l’artillerie de marine, mais le 28
mars, le jour suivant le débarquement américain dans l’île, ils se
rendirent à Nishiyama, désigné comme un “ point de rassemblement ”. Ce
jour-là, des grenades ont été distribuées aux personnes réunies. Massao
et ses parents s’assirent en cercle. Sa mère et sa sœur, qui étaient
allées chercher du ravitaillement, à leur retour se joignirent au
cercle. Sa mère étreignit ses enfants comme s’ils étaient deux jeunes
oisillons. Alors le cercle de chaque famille se resserra, se pressant
les uns contre les autres et les grenades détonnèrent. Des explosions
assourdissantes se firent écho et les gens crièrent. À cet instant, un
feu de mortier américain s’abattit sur eux. Comme il était un enfant,
Masao n’a pas reçu de grenade, mais le milicien (“ local defense soldier ” dans le texte, ou bôeitai)
près de lui en avait une et elle explosa. Sur le sol gisaient des gens
recouverts de sang. Les corps allongés les uns sur les autres. Ce
jour-là, 315 personnes moururent sur l’île de Tokashiki, soit le tiers
de la population du village de Awaren. Les personnes en familles qui ne
parvinrent pas à faire exploser leurs grenades s’entre-tuèrent à la
faucille ou au rasoir, en se frappant avec des battes ou des rochers ou
s’étranglèrent avec des cordes…Ceux qui encore en vie se pendirent
eux-mêmes ».
Dans
d’autres cas, les militaires accompagnent en les contraignant peut-être
les civils dans la mort, comme en témoigne notamment le récit de Frank
Barron, combattant de la 77e
division d’infanterie. L’action se déroule à Kerama Retto, le 26 mars
1944 : « Comme nous atteignions le sommet du premier repli de terrain,
j’ai réalisé que les fantassins autour de moi étaient pétrifiés.
Aussitôt mon attention a été attiré par un groupe de civils. Sur notre
droite, sur le rebord du précipice, une jeune femme portant un
nourrisson dans ses bras, avec derrière elle, une autre jeune femme,
précédée d’un enfant de 2 ou 3 ans. Elles étaient à 30 ou 40 pieds de
moi, toutes les deux nous regardant fixement comme de petits animaux
apeurés. À cet instant, apparu la tête d’un homme derrière les épaules
de la femme (sic). Je n’ai pu seulement voir que sa tête et son
cou, mais il avait un collet d’uniforme. Si cet homme a une arme, à
savoir une grenade, nous serions réellement en situation périlleuse, à
moins que nous n’ouvrions le feu et tuions l’ensemble des individus se
trouvant sur cette colline. J’ai fait signe à l’homme de s’approcher de
moi, tandis que je me déplaçai de quelques pas pour voir si il avait
quelque chose à aux mains. En un instant, ils étaient tous évanouis. Si
j’avais fait quelques pas de plus, j’aurais pu voir leurs corps
rebondir le long de la paroi jalonnant leur chute. »
Ailleurs,
les suicides en masse se firent avec de la mort-au-rat, quand les
grenades vinrent à manquer (île de Zamami, en ce lieu 358 civils
trouvèrent la mort). Il y eu des cas, où des officiers poussèrent la
population au suicide, puis se rendirent aux troupes américaines (îles
de Tokashiki et de Zamami).
Cet
ensemble de témoignages illustre le contexte d’extrême tension nerveuse
dans laquelle se trouvait les habitants. Si il est impossible de
connaître les mobiles exacts des personnes à s’entre-tuer ou à commettre
l’acte suprême d’autodestruction. Les actes perpétrés par les uns et
les autres sont révélateurs d’un contexte : il existe probablement une
étude sur ces questions, mais pour saisir ces mécanismes, je renvoie à
la lecture du livre d’Alain Corbin (Le village des cannibales), une analyse du massacre d’Hautefaye en 1870.
En
définitive, cette tactique délibérée ou non a eu pour effet de raidir
l’affrontement : les soldats américains préférant souvent ouvrir le feu,
et même sur des enfants, que d’être victimes d’une potentielle attaque
suicide.
Okinawa : une « bataille Ragnarök » dans une guerre totale ?
Nous pourrions qualifier l’affrontement d’Okinawa de « bataille Ragnarök
», une bataille ultime, eschatologique (nous signalons au passage que
cette dimension n’apparaît pas dans la mythologie japonaise). Pourquoi ?
Tout
d’abord parce qu’elle se déroule sur le sol national, comme à Iwo Jima.
Il ne s’agit plus d’îles lointaines comme auparavant. Nous sommes dans
le contexte des bombardements de Tôkyô, celui de la nuit du 9 au 10 mars
(20 jours avant l’attaque générale sur Okinawa), surpasse en victimes
et en intensité celui de Dresde (100 000 victimes de bombes incendiaires
lancées de manière à provoquer un maximum de dégâts sur la population
et leurs habitations, 30 km2
de surface urbaines ont été détruits). En cette fin de conflit (commencé
en 1937), la violence devient quasi-paroxystique et le nombre des
pertes humaines augmente sensiblement (186 000 combattants jusqu’en
1941, puis 2 millions, dont 400 000 civils entre 1942 et 1945).
Les
officiers supérieurs (et probablement une large partie de la
population) ont conscience de livrer une bataille perdue d’avance… Le
capitaine Koichi Itoh a déclaré, lorsqu’il a été interrogé sur ces
événements plusieurs années après : « Je n’ai jamais envisagé, après le
commencement de la guerre, que nous puissions la gagner. Mais après la
chute de Saipan, je me suis résolu à admettre que nous l’avions perdue. »
Quelque
puisse être le mobile, l’honneur, la défense de la patrie, différer
l’invasion américaine, etc., la guerre est perdue et l’on redoute la ire
du vainqueur (le sentiment de peur est entretenu par la propagande) et
peut-être la fin d’une vision du Japon.
À
cela s’ajoute des facteurs internes, tout d’abord le rôle de la
propagande. Si cette dernière a pu être intériorisée par les combattants
japonais (et en particulier sur les officiers) et peut-être les plus
jeunes habitants d’Okinawa, son impact est difficile à déterminer, mais
les acteurs ont dû se positionner par rapport à elle. De la lucide
méfiance (dans sa lettre Sasaki Hachirô qualifie de « litanies creuses »
les discours des « chefs militaires ») à l’adhésion sincère et naïve
(dans son journal personnel un jeune habitant d’Okinawa de 16 ans
qualifie les Américains de « Bêtes démoniaques », plusieurs passages du
texte répète son patriotisme et son attachement au Japon au point de
donner sa vie), la palette des motivations a pu varier dans le temps.
Les femmes et les enfants qui se donnent la mort « à chaud » dans la
bataille n’ont probablement pas suivi le même « raisonnement » qu’un
pilote de kamikaze qui « à froid » décide de se porter volontaire pour une mission sans retour.
Ces
suicides marquent aussi un refus de la réalité, de la défaite et de ses
possibles conséquences. D’autant et bien qu’occulté par l’ampleur du
nombre des suicides parmi les civils, il apparaîtrait aujourd’hui que,
comme sur le sol français (et à une échelle moins importante que l’armée
russe en Allemagne au printemps 1945), des soldats américains aient
violé des habitantes de l’île (peut-être 10 000 cas).
Cette
bataille (par un phénomène déjà constaté dans d’autres engagements
nippo-américains dans le Pacifique et en particulier à Saipan) prend une
dimension symbolique : le Japon offre la valeur (et les valeurs
traditionnelles) de ses combattants aux moyens impersonnels
et techniques de l’armée américaine… Cette interprétation paraît
résulter autant d’une décision pragmatique sur le champ de bataille que
d’une interprétation dépréciative sur la combativité du soldat
américain. L’exemple des femmes armées de lance (à l’instar des
« fédérés » de la Révolution française, mais aussi parce que les armes
longues sont généralement l’apanage des femmes au Japon, par exemple le naginata)
symbolise l’engagement total d’un peuple (les femmes étant généralement
tenues éloignées du métier des armes) pour défendre son sol, teintés de
la part de quelques officiers d’une forme de mépris de la vie humaine.
La dimension symbolique se retrouve peut-être également dans les
suicides de mères et de leurs enfants du haut des falaises d’Itoman,
peut-être un répétition involontaire et inconsciente du sacrifice du
jeune empereur Antoku, précipité dans les flots par sa grand-mère Nii
qui l’accompagne dans la mort lorsque la bataille navale de Dan-no-Ura
(1185) a été perdue pour le clan Taira (face aux Minamoto qui
instaureront le premier shôgunat).
Si
ces facteurs ont motivés les suicides compulsifs (coercition des
militaires, propagande et l’éducation données aux jeunes habitants de
l’île dans le cadre d’une politique d’assimilation), on recherche aussi
échapper à l’ennemi et la mort paraît être le seul refuge, comme pour
les défenseurs de Massada… On redoute la culpabilité et l’infamie pour
avoir préféré le déshonneur de vivre et d’endosser une partie de la
responsabilité de la défaite… On retrouve un écho de cet état d’esprit
(notamment dans la littérature et les mangas) dans la jeune
génération n’ayant pas pris les armes de l’après-guerre… Les arguments
culturels ont été avancés, le code de l’honneur du « bushidô »
(en réalité une construction intellectuelle à destination des
Occidentaux) notamment… Mais que penser de la lettre de Ichizu Hayashi,
pilote de confession chrétienne ? On se rend bien compte qu’il est
quasi-impossible de comprendre totalement le phénomène.
En
1944, le Japon était entré, selon l’expression de Maurice Pinguet, dans
l’« engrenage du sacrifice » : « Dans la guerre du Pacifique, l’armée
japonaise avait mis son existence en jeu, la défaite serait sa mort – ce
serait donc aussi la mort du Japon : elle s’identifiait trop
étroitement à la nation pour imaginer une autre conclusion. » Cela, je
pense, résume bien ce qui s’est déroulé à Okinawa à une échelle ayant
atteint quasiment son paroxysme.
Rémy Valat http://www.europemaxima.com/
Notes
1
: L’accord initial prévoyait, selon une source rendue disponible par la
marine américaine en 2009, le départ de l’état-major du IIIrd
M.E.F. pour Guam. Cette structure est un élément singulier des forces
américaines outre-mers : elle est dirigé par un lieutenant-général qui
commande les forces américaines sur l’île et sert de coordinateur pour
la « zone d’Okinawa ».
2 : Cf. http://japon.aujourdhuilemonde.com/au-japoncontre-les-viols-des-soldats-americains-les-femmes-lancent-un-cri-dalarme
3
: Le 28 août dernier, le ministre de la Défense japonais, Itsunori
Onodera et le secrétaire d’État à la Défense nord-américain, Chuck
Hagel, ont entamé une discussion en faveur d’une possibilité pour les
forces aériennes d’autodéfense japonaise d’effectuer des frappes
préventives sur des bases ennemies (c’est-à-dire contre la Corée du
Nord).
4 : Joanna Bourke, Intimate Story of Killing. Face-to-Face Killing in Twentieth-Century Warfare, Londres, Granta, 1999. Cette étude aborde aussi la guerre du Pacifique, bien que centrée sur la Première Guerre mondiale.
Bibliographie
• Astor Gerald, Operation Iceberg. The invasion and conquest of Okinawa in World War II, World War II Library, 1995.
• Daily Yomiuri (The), 24 juin et 16 août 2012.
• Kakehashi Kumiko, Lettres d’Iwo Jima. La plus violente bataille du Pacifique racontée par les soldats japonais, Les Arènes, 2011.
• Lamont-Brown Raymond, Kamikaze. Japan’s suicide samurai, Cassell Military Paperbacks, 1997.
• Margolin Jean-Louis, Violences et crimes du Japon en guerre (1937 – 1945), Hachette, Pluriel, 2007.
• Pinguet Maurice, La mort volontaire au Japon, Tel – Gallimard, 1984.
• Rabson Steve, The Politics of Trauma. Compulsory Suicides During the Battle of Okinawa and Postwar Retrospectives, http://intersections.anu.edu.au/issue24/rabson.htm.
• U.S. Army in the World War II. The War in the Pacific. Okinawa The last battle,www.ibiblio.org/hyperwar/USA/USA-P-Okinawa/USA-P-Okinawa.
Concernant les violences et leur dimension psychologiques en temps de guerre, voici quelques pistes de lectures :
— Alain Corbin, Le village des cannibales, Aubier, 1990.
— Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires, le 101e bataillon de réserve de police allemande et la solution finale en Pologne, Belles Lettres, 1994, (chapitre « Des hommes ordinaires »).
— Louis Crocq, Les traumatismes de guerre, Odile Jacob, 2006.
— Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et des génocides, Le Seuil, 2003.
— Rémy Valat, Les calots bleus et la bataille de Paris. Une force de police auxiliaire pendant la guerre d’Algérie, Michalon, 2007 (chapitre « Salah est mort ! Les moteurs psychologiques d’une unité en guerre »).
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