Comme l’indique d’emblée Michéa, il s’agissait pour lui, avec cet ouvrage, de mettre à disposition du lecteur une « boîte à outils philosophiques
» pour déconstruire les mythes modernes de la Technique et de
l’Economie. Au-delà de l’entretien initial avec Aude Lancelin, donc,
plongée dans une déconstruction méthodique de la théodicée progressiste.
Orwell
est repris par la propagande officielle pour ses deux romans, réduits à
l’antisoviétisme. Après sa mort, la CIA a obtenu l’achat des droits
d’adaptation de ses romans, s’arrangeant au passage pour en effacer les
aspects anticapitalistes et anarchisants (vacuité du film 1984
de Radford avec John Hurt…) – son anticapitalisme étant vu comme
obsolète. L’intérêt philosophique des écrits politiques d’Orwell est
pourtant profond. Il tient notamment à sa rupture d’avec le dogmatisme
et les jeux de pouvoir, et donc avec leur paradigme privilégié, la
démocratie représentative contemporaine du politicard carriériste, dont
la volonté de puissance fonde secrètement, pas seule mais en grande
partie, l’impossibilité présente d’établir une société décente. Cet
amour du pouvoir est motivé par l’immaturité, l’égotisme et, si on va au
fond des choses, l’incapacité à penser correctement le rapport à
l’autre ; le mal veut que les représentants de ces pathologies
s’orientent naturellement vers les positions dominantes de la société.
De cette analyse, bien sûr, découle le socialisme anarchisant d’Orwell,
aussi éloigné des doctrines prédigérées du communisme « réel » que de la
soumission au Divin Marché.
Mais
tout cela n’explique pas les raisons de l’occultation de ses écrits
théoriques en France, alors qu’il est lu en Angleterre comme l’un des
plus grands penseurs politiques du 20ème siècle. Dès la fin
des années 30, Orwell a saisi la nature exacte de l’oppression
totalitaire. Et, au grand dam de la bien-pensance, cette « nature »
dépasse les avatars soviétique et nazi.
Orwell
se voit donc calomnié par la gauche, même encore aujourd’hui, qui
n’hésite pas – quelle surprise – à désinformer en inventant des
contre-vérités, en conformité aux « mœurs du néojournalisme européen
», comme le note Michéa. Calomnies répétitives pour bien laver le
cerveau de l’idiot moderne lecteur des organes de la Gauche officielle,
car le crime orwellien est impardonnable : défenseur de la liberté
individuelle certes, mais critique et de l’Etat, et du capitalisme, en
rupture avec la philosophie des Lumières autant qu’avec le messianisme
du Marché auto-régulé (« l’ordre spontané » du Marché, comme disent les
libéraux). Au fond, avec Orwell, nous avons l’embryon d’une critique
globale de l’économie politique apparue dans la modernité étatique, et
c’est bien cela qu’on ne lui pardonne ni à « gauche », ni à « droite ».
Socialiste, ce George Orwell. Mais pour Michéa peu importe le terme, seul importe « ce qu’il induit
» ; et ce socialisme est bien loin à la fois du communisme d’Etat :
c’est un socialisme ouvrier. Un socialisme nécessairement en rupture
avec l’idéologie du Progrès, donc. La question que privilégie Orwell
est : « ceci me rend-il plus ou moins humain ? ». Orwell cerne ce dont l’homme a besoin : « l’homme
a besoin de chaleur, de vie sociale, de confort et de sécurité : il a
aussi besoin de solitude, de travail créatif et de sens du merveilleux
» (Michéa). Il critique d’instinct la mécanisation progressive de la
vie, critique qui permit l’union, en Angleterre dans les années 1830,
des tories et des premiers ouvriers chartistes (socialistes radicaux),
contre le nouvel ordre industriel et marchand. Les Réactionnaires sont
donc les vrais fondateurs du Socialisme, voilà ce que rappelle Orwell.
Le
Progrès est un messianisme, une religion séculière qui s’ignore, avec
son fondamentaliste, l’intellectuel moderne. Il est supposé
scientifiquement continu (le fameux « sens de l’histoire »…) et « d’une neutralité philosophique absolue », alors qu’il procède au contraire « d’une métaphysique et d’un imaginaire particulier, eux-mêmes tributaires d’une histoire culturelle précise.
» Pour un progressiste positiviste, condamner le capitalisme sur les
plans philosophique et moral le capitalisme est donc soit insensé, soit
du domaine de la pose. Les progressistes de droite (les libéraux), eux,
sont au fond plus cohérents : ils avouent crûment que la fin de
l’histoire humaine, préfigurée dans le règne capitaliste du Machinal,
est leur finalité. En somme, la Gauche comme la Droite postulent que
nous devrions adapter nos manières de vivre à des réformes
« mathématiquement nécessaires », mais la gauche fait semblant de
vouloir humaniser ces réformes antihumaines par essence, alors que la
droite, elle, assume son véritable projet.
Le Progrès est une vision ethno et chronocentrée (bref, un suprémacisme qui s’ignore), qui nie les alternatives à la commercial society en universalisant « l’imaginaire spécifique
» de l’Occident, et en postulant (« théorie des stades ») que chaque
développement capitaliste mènerait à une société plus juste par le jeu
des améliorations matérielles. C’est, en somme, une belle arnaque. Les
choix qui président au Progrès sont faits en réalité au vu des
contraintes économiques dans le cadre d’une certaine volonté politique,
traduisant une certaine vision idéologique – comme par exemple les
recherches technologiques pour limiter la durée de vie des appareils
électroménagers à sept ans. Les choix qui président au Progrès ne
recoupent donc rien qui ressemble à la poursuite d’une humanité
meilleure, ou d’une société plus juste. Et parce que les choix sont
faits ainsi, les résultats sont ce qu’ils sont…
La
vision du Progressiste, pour qui rien n’était mieux ni avant, traduit
au fond un ensemble de mécanisme psychopathologique – la peur viscérale
d’avoir une pensée réactionnaire, par exemple, est pour Orwell liée à la
peur de vieillir. Le progressiste est, en fin de comptes, un grand
enfant, naïf et limité psychologiquement : ainsi la Gauche – stalinienne
comme sociale-démocrate, ou encore notre « gauche plurielle » – voit
venir l’abondance matérielle illimitée, sans tenir compte des désirs
infinis de l’homme, sans prioriser dans ses désirs, sans même
s’interroger sur la question de leur justification.
Parce
que sa réflexion est bornée, l’intellectuel moderne évacue toute
complexité de son esprit, se faisant à la fois critique d’une prétendue
« réaction » qui s’attaquerait au combat « anticapitaliste », et en même
temps apologète du « doux commerce » émancipant l’individu d’une
tutelle étatique et policière – forcément… – totalitaire. Tout cela pour
une fausse libération, encore plus mutilante que l’ancienne
répression : la modernité reconnaît l’homme comme consommateur, mais le
nie en tant qu’être humain. Message évident, au fond, mais presque
impossible à faire comprendre : l’homme de gauche manque d’indépendance
d’esprit, et ne s’intéressera pas à un auteur comme Orwell, en rupture
avec les dogmes « humanistes de gauche ».
Ce
prétendu humanisme du Progrès est en réalité profondément mécaniste –
au sens cartésien – et antihumain. Les Lumières, partant des
comportements « naturellement » égoïstes de chacun, voient « l’homme
machine » obéir à des mécanismes rationnels. Le progressisme issu de
cette idéologie non sue est, selon Michéa, un processus sans sujet, dont
la logique interne est infaillible. De fait, tout appel à une certaine
moralité, une common decency (« civilité quotidienne des travailleurs et des humbles »), est raillée. Ce n’est pas, voyez-vous, assez « scientifique ».
*
Mais
attardons-nous sur le socialisme d’Orwell, et plus généralement sur le
socialisme ouvrier, davantage explicité ici que dans Orwell, anarchiste tory.
En
rupture avec les idéologies dominantes, le socialisme ouvrier et
populaire est hybride, transversal, contrairement aux faux clivages
créés pour défendre l’ordre établi. Il faut donc, selon Michéa, créer un
langage commun pour démontrer l’universalité de la domination, et mener
à une réelle unité du Peuple. Par exemple, mettre fin aux luttes « de
gauche » qui ne s’adressent qu’au peuple de gauche, afin de mettre en
place les conditions politiques et culturelles d’une lutte de classe
nationale. Conditions et révolution culturelle parallèle pour
déconstruire l’imaginaire capitaliste, notamment en dénonçant la
confusion du souci de soi et de la réussite individuelle égoïste et
narcissique. Pour Michéa, une société décente ou socialiste est une
société « où chacun aurait les moyens de vivre librement et honnêtement d’une activité qui ait un sens humain », loin de la destruction des relations intersubjectives.
Nous sommes ici invités à privilégier Mauss face à Marx, ce dernier oubliant (selon le premier) la « face juridique et morale du socialisme » ; l’action socialiste, pour Mauss, doit être psychique et tendre « à faire naître dans les esprits des individus et dans tout le groupe social, une nouvelle manière de voir, de penser et d’agir. » Syndicat et coopérative socialiste doivent être les bases de la société future.
Renouer, alors, avec les travailleurs socialistes du 19ème siècle et leurs valeurs : solidarité, sentiment d’entraide, esprit du don, « colère généreuse », « sens de la morale », « intelligence libre
», et au contraire refuser l’égoïsme et l’amoralité des sociétés
marchandes et industrielles, rompre avec la Philosophie moderne
(Helvétius, Beccaria, Bentham) et son axiomatique de l’intérêt égoïste
et rationnel. Rompre, encore, avec la propagande publicitaire et
l’industrie du divertissement, machines servant à faire intérioriser
l’imaginaire moderne.
Enfin,
conclut Michéa, face aux évolutions récentes, la critique orwelienne du
Progrès reste actuelle. Le dogme officiel préconise la croissance
infinie des forces productives dans un monde écologiquement fini ; en
outre, la logique de classe est gardée juridiquement invisible, ce qui
permet aux privilèges de subsister, malgré la destruction de l’Ancien
Régime ; la pathologie des classes dirigeantes est double : volonté de
puissance et désir d’accumuler des richesses ; la logique marchande
abolit la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange ; et le
monde de la consommation est « devenu entre-temps culture et manière de vivre à part entière. » Désormais, comme l’expose Zizek – cité par Michéa, c’est « la consommation elle-même qui est la marchandise achetée. » Dans un tel contexte, la critique orwellienne est, plus que jamais, salvatrice.
*
Bref,
récapitulons ce que nous enseigne la pensée orwellienne, telle
qu’exposée à travers cet entretien et ses (très) nombreuses scolies :
-
le Progrès est un mythe, une foi dont les postulats n’ont aucune base
réelle mais reposent sur l’amoralité des élites les énonçant. Comme tout
dogme, il est totalitaire par essence car ne souffre aucune
contestation sérieuse sans aussitôt se montrer répressif ;
-
le Progressiste est un croyant, messianiste suprémaciste et amoral,
mais aussi infantile, qui a peur de devenir adulte ; il est atteint
d’une pathologie du lien et d’une peur adolescente du sentiment (propos
de Michéa). L’humanisme des Lumières dont il se réclame est macabre et
machiniste. En ce sens, le Progressiste est inhumain ;
-
seul un Socialisme digne de ce nom, celui des humbles, des
travailleurs, de ceux qui restent ancrés dans le réel, est viable. Non
parce que le travailleur est à déifier, loin de là, mais parce qu’il
conserve des valeurs comme le don agoniste, l’entraide, les fondements
qui permettent à toute société humaine d’exister en tant qu’entité
collective ;
- être Socialiste c’est être réactionnaire, refuser la tabula rasa
et ses arguments fallacieux. En prenant conscience de cela, et à toutes
fins utiles quand nous savons que l’opposition entre les partis au
pouvoir est une fausse opposition, il nous appartient de voir en quoi
l’opposition entre le nationalisme et le socialisme est aussi une
opposition fabriquée par le pouvoir pour faire apparaître antagonistes
des tendances en réalité proches et complémentaires, qui devraient faire
œuvre commune.
Et
à nous, nationalistes, Michéa nous donne quelques pistes de réflexion
et de découverte complémentaires : Pierre Leroux, Philippe Buchez, Paul
Goodman, Christopher Lasch, George Orwell, Pier Paolo Pasolini, Marcel
Mauss, André Prudhommeaux… A la lecture !
Citations :
(Sur la criminalisation de toute critique du Progrès) : « Dans les sciences progressistes de l’indignation, dont les lois sont soigneusement codifiées, la rhétorique du Plus-jamais-ça autorise ainsi, à peu de frais, tous les morceaux de bravoure possibles, tout en procurant, pour un investissement intellectuel minimal, une dose de bonne conscience,
pure et d’une qualité sans égale. Le tout, ce qui n’est pas
négligeable, pour une absence à peu près totale de danger à encourir personnellement (on songera tout particulièrement, ici, aux merveilleuses processions de pénitents d’avril 2002). »
« La mobilité perpétuelle des individus atomisés est l’aboutissement logique du mode de vie capitaliste,
la condition anthropologique ultime sous laquelle sont censés pouvoir
se réaliser l’adaptation parfaite de l’offre à la demande et
« l’équilibre général » du Marché. Cette conjonction métaphysique d’une
prescription religieuse (Lève-toi et marche !) et d’un impératif policier (Circulez, il n’y a rien à voir !),
trouve dans l’apologie moderne du « Nomade » son habillage poétique le
plus mensonger. On sait bien, en effet, que la vie réelle des tribus
nomades que l’Histoire a connues, s’est toujours fondée sur des
traditions profondément étrangères à cette passion moderne du
déplacement compensatoire dont le tourisme (comme négation
définitive du Voyage) est la forme la plus ridicule quoiqu’en même
temps, la plus destructrice pour l’humanité. Bouygues et Attali auront
beau s’agiter sans fin, leur pauvre univers personnel se situera donc
toujours à des années-lumière de celui de Segalen ou de Stevenson.
Sénèque avait, du reste, répondu par avance à tous ces agités du Marché
: « C’est n’être nulle part que d’être partout. Ceux dont la vie se
passe à voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un seul
ami » (Lettres à Lucilius). »
La common decency selon André Prudhommeaux, cité par Michéa : « L’anarchisme
c’est tout d’abord le contact direct entre l’homme et ses actes ; il y a
des choses qu’on ne peut pas faire, quel qu’en soit le prétexte
conventionnel : moucharder, dénoncer, frapper un adversaire à terre,
marcher au pas de l’oie, tricher avec la parole donnée, rester oisif
quand les autres travaillent, humilier un « inférieur » etc. ; il y a
aussi des choses qu’on ne peut pas ne pas faire, même s’il en
résulte certains risques – fatigues, dépenses, réprobation du milieu,
etc. Si l’on veut une définition de base, sans sectarisme ni
faux-semblants idéologiques, de l’anarchiste (ou plutôt de celui qui
aspire à l’être), c’est en tenant compte de ces attitudes négatives et
positives qu’on pourra l’établir, et non point en faisant réciter un
credo, ou appliquer un règlement intérieur […] Les rapports entre le
comportement (ou le caractère) d’une part, et de l’autre l’idéologie,
sont ambivalents et contradictoires. Il y a souvent désaccord profond
entre le moi et l’idéal du moi. Tel camarade se pose en adversaire
enragé de l’individualisme « égocentrique », de la « propriété » et même
de toute « vie privée », qui s’avère un compagnon impossible :
persécuteur, calculateur et profiteur en diable : il pense moi, et il prononce nous. » (Texte rédigé en 1956).
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