Cette idée émise par Jacques Attali et Pierre-Henry Salfati relève de toute évidence d'une volonté de «dé-christianiser»
l'Histoire de l'Europe. En cela, elle est conforme à l'esprit du temps
mais en aucune façon à la démarche d'un véritable historien qui se doit
de respecter les faits et de leur conserver leur cohérence,
indépendamment de ses croyances personnelles.
Saisissons cette occasion pour nous interroger sur les racines de
notre civilisation européenne ; judéo-grecques ? judéo-chrétiennes ?
autres ? Interrogeons-nous aussi sur les racines de l'Europe en
devenir...
Proposons pour commencer cette définition des «racines» :
l'ensemble des facteurs culturels, spirituels, matériels,
institutionnels... qui concourent à la construction d'une civilisation et la distinguent des autres civilisations.
André Larané
Nos racines sont-elles judéo-grecques ?
Les concepteurs de l'émission L'invention de l'Occident usent des outils habituels aux négationnistes et autres «complotistes» pour exposer leur thèse :
-1/ Ils sacrifient la réflexion à l'émotion :
La télévision leur permet d'instiller leur propos de façon
subliminale en agrégeant des phrases de différents érudits sorties de
leur contexte, sans laisser aux spectateurs le temps de s'arrêter sur
l'une ou l'autre, d'y réfléchir et de revenir en arrière pour la
vérifier.
Ainsi, à la différence de ce qui se passe à la lecture d'un livre,
l'émotion et l'immédiateté prennent le pas sur la réflexion et
l'intelligence.
- 2/ Ils exploitent à fond les coïncidences et les similitudes :
Les réalisateurs observent ainsi que les Hébreux ont eu l'occasion de
côtoyer les Grecs au cours de leurs pérégrinations autour de la
Méditerranée, qu'Homère et la rédaction de la Bible sont à peu près
contemporains, que cette dernière a été traduite en grec, que les Juifs
étaient nombreux à Alexandrie, capitale de l'hellénisme, que c'est au pied du mont Sinaï que l'empereur Justinien a établi le monastère Sainte-Catherine etc.
Autant d'assertions vraies mais qui ne démontrent rien.
- 3/ Ils écartent soigneusement toutes les objections :
La première d'entre elles, qui me paraît évidente, c'est que les
Arabo-musulmans, qui ont subjugué au VIIIe siècle les vieilles terres de
culture hellénistique et judaïque, peuvent tout autant que les
Européens se réclamer de l'héritage judéo-grec.
Or, leur civilisation n'a pas connu les mêmes développements que la
civilisation occidentale ; ils n'ont trouvé dans cet héritage ni la
démocratie, ni la promotion de la femme, ni la laïcité, ni l'État de
droit (à la racine du développement économique)...
Dès lors que l'héritage judéo-grec a pu aboutir à des résultats aussi
différents que la civilisation européenne et la civilisation islamique,
il faut chercher ailleurs les facteurs qui ont permis à la chrétienté
occidentale de se démarquer du reste du monde au cours du deuxième
millénaire de notre ère.
Bien entendu, nous reconnaissons la grandeur et le caractère innovant
de la pensée et des institutions grecques. Nous constatons
aussi l'immense intérêt intellectuel qu'elles ont suscité chez les
élites de l'Occident chrétien (comme de l'Orient sous domination
musulmane).
Mais force est de constater qu'elles n'ont eu aucune incidence sur
les pratiques de notre civilisation. À aucun moment, au cours du Moyen
Âge et des Temps modernes, dans le domaine civique, nos aïeux n'ont
imité en quoi que ce soit les pratiques des Grecs du Ve siècle av.
J.-C. On serait bien en peine, par exemple, d'identifier une quelconque
filiation entre la démocratie athénienne et notre démocratie
représentative.
Tout au plus note-t-on une résurgence du droit romain tardif
à la Renaissance (avec pour première conséquence une régression du
statut de la femme !) et une pâle imitation des institutions romaines
sous la Révolution, dont on retrouve la trace dans notre vocabulaire
administratif (préfets, consuls, légion...).
Nos racines sont-elles judéo-chrétiennes ?
Si nos racines ne sont pas judéo-grecques, sont-elles pour autant «judéo-chrétiennes» comme on nous le serine par ailleurs? Cela n'est pas plus évident si nous prenons la peine d'y réfléchir.
En effet, la chrétienté orthodoxe et les chrétientés moyen-orientales
ont été au moins autant pénétrées de ces racines judéo-chrétiennes (et
grecques) que la chrétienté occidentale.
Au cours du premier millénaire, grâce à cet héritage antique, elles
ont même connu un développement bien plus éclatant que l'Occident, tout
comme d'ailleurs l'empire arabo-musulman. Mais le deuxième millénaire
leur a été fatal tandis qu'il a permis à l'Occident d'engendrer une
civilisation en rupture totale avec le passé.
Où sont donc nos racines ?
Dans ces conditions, qu'a retenu l'Occident des enseignements de l'Antiquité, qu'ils fussent hébraïques, grecs ou latins?
- L'art :
Pour faire bref, convenons que les artistes occidentaux, dès le haut
Moyen Âge, ont puisé leurs sources d'inspiration dans l'Ancien et le
Nouveau Testament puis, à partir de la Renaissance, dans la mythologie
gréco-latine. Mais leurs techniques et leurs modes d'expression
n'appartiennent qu'à eux. Roman, gothique, baroque... Toutes ces formes
d'art ne doivent rien aux artistes grecs, encore moins aux Hébreux. Tout
au plus y retrouve-t-on une lointaine filiation avec les modèles
architecturaux romains (basilique, voûte, colonnades, coupole...).
- La langue :
Il en va de même des langues que nous parlons.
À l'époque carolingienne (VIIIe siècle), les langues pratiquées en Occident n'avaient plus guère de rapport avec le latin de Cicéron, tant dans la grammaire (absence de déclinaisons) que dans le vocabulaire.
Nous les disons «latines» parce qu'elles fourmillent de
racines empruntées au latin mais il s'agit en l'occurrence du latin
médiéval, qui est une langue pratiquement réinventée par les clercs,
sans filiation directe avec l'Antiquité, un peu comme l'hébreu moderne.
Les clercs de l'entourage de Charlemagne, en premier lieu Alcuin,
ne se sont pas contentés de pratiquer entre eux un latin à leur mesure.
Ils ont méthodiquement réintroduit dans les langue usuelles des racines
empruntées au latin. Ainsi, le mot d'usage courant «eau», dans lequel il est impossible de reconnaître la racine latine «aqua», a été complété par des qualificatifs savants, comme «aquatique» ou «aqueux».
De la même façon, à l'époque moderne, les savants ont emprunté au grec des mots pour désigner les nouveautés (psychologie, téléphone...). Cela ne fait pas pour autant de nos langues des filles du grec ancien.
- La philosophie :
On peut dire la même chose de la philosophie. Si les clercs médiévaux
et les humanistes de la Renaissance ont cultivé une admiration sans
bornes pour Aristote puis Platon, on est en peine de trouver dans leurs
œuvres une quelconque parenté avec la pensée antique.
Au contraire, ils n'ont eu de cesse de développer une pensée autonome en essayant, pour les premiers - tel saint Thomas d'Aquin - de concilier la raison et la foi, pour les seconds - tel Érasme - de révéler l'individu à lui-même.
- Le statut de la femme :
S'il y a bien un point sur lequel la chrétienté occidentale a innové
par rapport à l'Antiquité comme à toutes les autres civilisations du
deuxième millénaire de notre ère, c'est le statut de la femme.
Chez les Grecs de l'époque de Périclès,
celle-ci est confinée dans le gynécée, avec les esclaves et les
concubines. Son statut n'est pas très différent de ce qu'il est
aujourd'hui dans les sociétés islamiques traditionnelles. Chez les
Hébreux, son sort n'est guère plus enviable.
Le changement s'amorce au Moyen Âge, en particulier avec le mariage chrétien
qui proscrit la polygamie, les mariages arrangés et la répudiation (y
compris en cas d'adultère de la femme !). La femme hérite, même si le
droit d'aînesse revient au garçon en priorité sur la fille. Il lui
arrive aussi de diriger des États et même des abbayes d'hommes (Fontevraud).
Au sein de l'Église, principale institution médiévale, la femme n'a
toutefois pas accès au sacerdoce et à la prêtrise. C'est la seule
concession faite à la tradition antique.
Ainsi que nous l'avons rappelé plus haut, la Renaissance, en
s'éloignant de la tradition médiévale et en redécouvrant béatement la
tradition antique, va entraîner un net recul du statut de la femme.
Il va se poursuivre et s'intensifier avec l'avènement de la bourgeoisie
d'affaires au XIXe siècle, sans toutefois revenir sur l'essentiel des
acquis médiévaux.
- La démocratie et le travail :
L'Occident a aussi développé, pas à pas, dans ses monastères puis dans la cité, une pratique démocratique nouvelle («un homme, une voix»), parfaitement étrangère au monde antique, lequel distingue soigneusement les hommes libres des esclaves.
Dans le droit fil de cette invention, la chrétienté médiévale a
honoré le travail, alors qu'il était dans le monde antique, à Athènes
comme à Rome, le lot des esclaves et des femmes.
On peut s'étonner à ce propos du vieux malentendu qui nous fait
attribuer à Athènes l'invention de la démocratie. Tout au plus les Grecs
ont-ils forgé le mot. Quant à leur pratique, elle n'a guère à voir avec
la démocratie représentative moderne qui puise son origine dans la Grande Charte anglaise, ni surtout avec l'État de droit, sans lequel il n'est pas de liberté individuelle.
- L'État de droit :
Cet État de droit, caractéristique de la chrétienté occidentale, est
né aux alentours de l'An Mil, comme le rappelle l'historien et essayiste
Claude Fouquet (Nouvelle Histoire de l'Europe, 2013).
Dans les villages
de cette époque, les coutumes ont, au fil des générations, acquis force
de loi et il est devenu impossible à quiconque, y compris aux
puissants, de les enfreindre. Un guerrier ou un évêque ne pouvait par
exemple user de son autorité pour enlever à un paysan la terre qu'il
avait reçue de ses aïeux.
Ainsi s'est forgé le droit, que les Anglais nomment fort justement «common law» (loi commune),
pour rappeler qu'il est issu de la coutume. Ce droit est devenu un
obstacle rédhibitoire à l'arbitraire et à la tyrannie. Dès l'époque
médiévale, les sociétés occidentales apparaissent de ce fait comme peu
ou prou «démocratiques» en ce sens qu'une multitude de contre-pouvoirs limitent l'arbitraire du souverain.
On peut voir l'origine de cette miraculeuse naissance de l'État de
droit dans le fait que l'Europe occidentale, de l'Èbre (Espagne) à
l'Elbe (Allemagne), a été du Xe siècle à nos jours épargnée par les
invasions.
C'est une particularité qui la distingue de toutes les autres régions
du monde, victimes à un moment ou un autre d'envahisseurs venus
d'ailleurs, qu'il s'agisse des nomades mongols et turcs en Eurasie ou...
des Européens dans le Nouveau Monde. Elle a permis au droit coutumier
occidental de se renforcer de génération en génération, sans risque
d'être anéanti.
L'Europe en construction a-t-elle des racines ?
De cette rapide recension des fondements de la civilisation
occidentale, on voit que ceux-ci ont peu à voir avec l'Antiquité et même
avec le christianisme, lequel est une religion à vocation universelle,
aussi à son aise en Occident qu'en Afrique tropicale, en Orient ou en
Extrême-Orient.
Si nos sociétés ont des racines, celles-ci sont à chercher dans le
bouillon médiéval de l'An Mil, dans lequel se sont agglomérés les
apports les plus divers (y compris bien entendu le christianisme, nourri
par la Tradition et les théologiens).
Que dire alors de l'Europe en construction? L'idée européenne a été
portée sur les fonts baptismaux, il y a un demi-siècle, par des élites
désireuses de renforcer le camp occidental pro-américain face à la
menace soviétique.
Cette motivation ayant disparu avec la fin de la guerre froide, on
lui a substitué une autre motivation : réaliser l'économie de marché
dont rêvent les théoriciens néolibéraux.
Ce rêve-là, qui a débouché sur la monnaie unique et la crise
actuelle, est en radicale contradiction avec les traditions européennes
que nous avons recensées plus haut. Il est en train, méthodiquement, de
ruiner la démocratie et l'État de droit.
Dans l'Europe qui se profile, les assemblées législatives nationales
ont désormais pour principale fonction d'enregistrer les directives
émises par des Conseils supranationaux sans lien direct avec les
citoyens. Les membres de ces conseils sont cooptés ou agréés par les
chefs de gouvernement sur des critères généralement inavouables
(rarement celui de la compétence). Ils n'ont pas de compte à rendre aux
citoyens mais se doivent de satisfaire les influents lobbyistes qui hantent leurs couloirs...
Le droit est quant à lui chamboulé par des changements incessants, de
sorte qu'il perd ce qui fait sa force : la stabilité. C'est une
conséquence indirecte du processus européen : d'une part le droit social
s'adapte aux normes édictées par les bureaux de Bruxelles ; d'autre
part, les parlements nationaux n'ayant plus la maîtrise des grands
enjeux politiques et économiques se rabattent sur le reste, droit civil
et droit pénal.
Le travail est en voie de se dissoudre dans une économie financière
qui donne la primauté à la spéculation et à la recherche du profit
immédiat, fut-ce en ruinant les industries nationales. Il y a deux
siècles, le protestant François Guizot, ministre de Louis-Philippe 1er, exhortait ses compatriotes : «Enrichissez-vous par le travail, par l'épargne et la probité».
Ces mots sont aujourd'hui devenus inintelligibles à nos élites qui, au
lieu de travail, épargne et probité, pensent délocalisation et
spéculation.
Ainsi sommes-nous en train de construire pour le meilleur et pour le
pire une Europe en rupture totale avec son passé, une Europe hors-sol et
sans racines.
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