Parmi
les nombreux penseurs composant le corpus de la philosophie politique
figurent quelques incontournables, dont fait partie Machiavel. Le
penseur florentin, né en 1469, a produit un certain nombre d'œuvres, Le Prince
étant sans aucun doute la plus connue. Connu pour le pragmatisme de la
pensée qui y est développée, l'ouvrage s'inscrit dans un contexte bien
précis, qui explique l'analyse de l'auteur. L'Italie était, en ce XVIème
siècle naissant où Machiavel rédige cet essai, loin d'être unifiée ;
elle était au contraire morcelée en de nombreuses Cité-États prises dans
des luttes de pouvoir, tout comme la Grèce l'avait été en son temps.
Florence, Venise, Naples s'opposaient, tantôt s'alliant tantôt
s'attaquant, non seulement dans le but d'asseoir leur domination sur
leurs territoires mais aussi afin d'étendre ces derniers. Les Cités
moins importantes, telles que Forli, furent fréquemment au cœur de ces
luttes, servant de trophée aux uns et aux autres. En outre, les pays
voisins – France, Espagne, Allemagne, Suisse – ne se contentaient pas
d'un simple rôle d'observateur, n'hésitant pas à intervenir
militairement en faveur de tel ou tel camp. Cette Italie morcelée avait
également en son sein une puissance non négligeable, avant tout sur le
plan spirituel, à savoir l'Église. Or celle-ci, à l'époque où écrit
Machiavel, vient d'élire Rodrigo Borgia à sa tête – rebaptisé Alexandre
VI – dont l'une des principales visées fut d'ajouter un pouvoir temporel
– en l'occurrence militaire et politique – au pouvoir spirituel déjà
développé. La situation politique est donc d'une grande complexité, et
d'une extrême instabilité. Les alliances peuvent se rompre du jour au
lendemain, et les guerres se déclarer à tout moment.
C'est
dans ce contexte qu'écrit Machiavel. Son but, avant toute chose, est
l'unification de l'Italie, et c'est à ce projet qu'il consacre Le Prince.
Son pragmatisme a pu lui être reproché ; il faut savoir que Machiavel,
avant d'être un écrivain, est un homme d'action. Fils de Bernard
Machiavel, un homme de loi, il avait neuf ans lors de la conspiration
des Pazzi – où Laurent de Médicis, dit le Magnifique, échappe de peu aux
conjurés, alors que son frère succombe aux lames assassines. Il est
donc confronté aux intrigues politiques dès son enfance, et sera nommé
une vingtaine d'années plus tard second secrétaire de la Seigneurie. Dès
lors, il va s'investir dans nombre de missions diplomatiques au service
de sa ville natale, et agir de façon concrète. Il est donc,
contrairement à de nombreux philosophes, un homme de terrain, qui
fondera sa pensée sur ce qu'il observera au cours de sa vie de diplomate
et de fonctionnaire de Florence, avant d'en être exclu. En effet, si
Machiavel est durant de longues années un haut dignitaire de la ville de
Florence, cumulant les charges (second secrétaire de la Seigneurie,
secrétaire des Dix de Liberté et de Paix, chancelier des Neuf de la
Milice...), il sera soupçonné de complot, arrêté, emprisonné et torturé
en 1513 par les partisans de Jean de Médicis, avant d'être gracié et de
se réfugier dans sa maison de campagne où il se mettra à écrire. De ce
fait, contrairement à un Rousseau qui écrira plus tard selon ce que
l'homme devrait être, et qui en verra le meilleur aspect, Machiavel se
basera sur ce que l'homme est, quitte à en prendre l'aspect le plus
négatif : il affirme ainsi que jamais les hommes ne manqueront
l'occasion d'être méchants s'ils le peuvent.
C'est donc cette vision qui détermine la pensée de Machiavel lorsqu'il écrit De Principatibus (Le Prince).
N'hésitant pas à être dur dans ses recommandations – il dédie son essai
à Laurent de Médicis, petit-fils du précédent – Machiavel n'a, une fois
encore, que l'unification de l'Italie et l'affirmation de sa puissance
et de sa gloire à l'esprit ; il prône donc ce qui doit être fait d'un
point de vue pragmatique, pas ce qui devrait être fait d'un point de vue
moral. C'est dans doute ce qui explique l'image négative qu'eut
Machiavel durant un temps, après sa mort, image renforcée par le primat
des questions temporelles sur l'aspect spirituel dans son œuvre.
Machiavel étant, comme nous l'avons dit, un homme d'action et de
terrain, ses conseils sont pragmatiques et peuvent aller à l'encontre
des valeurs religieuses, reléguées en arrière-plan. Le Prince fut
donc condamné dès la moitié du XVIème siècle par l'Église – le premier
témoignage étant celui du Cardinal Pole vers 1538 qui qualifiera
Machiavel d'auteur démoniaque ; de nombreux religieux suivirent le
mouvement, parmi lesquels Gentillet, qui écrira un Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume. Contre Nicolas Machiavel Florentin. qui sera consacré à l'étude et à la critique tant du Prince que des Discours sur la première décade de Tite-Live.
Pourtant, si le penseur florentin fut attaqué par l'Église après sa mort (toute son œuvre sera mise à l'Index
fin 1559), il jouira par la suite d'une grande notoriété, et ce dans
divers pays d'Europe, notamment en France, ce qui explique le caractère
incontournable de son œuvre en matière de philosophie politique. Il sera
par exemple repris et approuvé – ou contesté – par Montesquieu aussi
bien que par le philosophe de Genève, Rousseau. Il est important de
noter que Machiavel, tout en étant un homme d'action, a eu dès son
enfance une culture solide : confronté à l'apprentissage de la grammaire
latine dès sept ans, il pratiqua assidûment les auteurs latins, comme
il l'écrit lui-même dans sa dédicace. Xénophon, Hérodote, Aristote,
Polybe, Plutarque et Platon (que Machiavel rejette cependant) chez les
Grecs, Tacite, Suétone, Cicéron ou encore Tite-Live chez les Latins,
nombreuses sont les sources antiques permettant à Machiavel d'élaborer
sa propre pensée politique. Machiavel a par ailleurs un style d'écriture
lapidaire, comme il le dit lui-même dans sa dédicace à Laurent de
Médicis : « Cette œuvre, je ne l'ai pas ornée et chargée de formules
amples, de paroles ampoulées et magnifiques, ou de ces autres parures et
ornements extrinsèques dont beaucoup ont coutume d'illustrer et broder
leurs écrits ». Le Florentin dit ce qu'il pense devoir dire et ne
cherche pas à enjoliver ses propos ; il va au cœur des choses et c'est
ce qui le rend si intéressant.
Le Prince,
s'il se compose de vingt-six chapitres, est structuré en trois temps,
que l'auteur définit lui-même. Ainsi, le premier chapitre est une courte
introduction, énonçant différents types de monarchies ; cette étape est
indispensable, car elle lui permettra de développer son raisonnement
par la suite. Il y distingue ainsi les monarchies anciennes ou
héréditaires des monarchies nouvellement acquises, que ce soit par les
armes ou par la fortune. Les chapitres suivants, du II au XI, composent
la première partie, consacrée au moyen de gouverner et de conserver
chacune d'elles. Passés ces dix chapitres débute la deuxième partie,
bien plus courte, allant des chapitres XII à XIV, dans laquelle
Machiavel traite des questions militaires. La dernière partie est la
plus longue, et va des chapitres XV à XXII ; elle a pour but de « voir
quels doivent être les façons et gouvernement du prince avec ses sujets
et avec ses amis ». Les trois chapitres restants forment quant à eux la
conclusion, articulée en trois points comme nous le verrons.
Des différentes monarchies et de leurs gouvernements respectifs
De l'ancienneté des monarchies
Fort
de sa distinction entre les divers types de monarchies, Machiavel
s'intéresse en premier lieu aux monarchies dites « héréditaires ». Il
précise toutefois que, bien qu'il les ait mentionnées dans son premier
chapitre, les républiques ne seront pas abordées dans son ouvrage.
Celles-ci sont en effet étudiées plus longuement dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, et n'ont donc nulle raison d'être développées ici. Cette première partie du De Principatibus
a en effet pour sujet d'étudier les moyens d'instaurer et de conserver
une monarchie ; ceci s'explique par la situation chaotique de l'Italie,
que nous avons mentionnée plus tôt : tenter d'introduire une république
dans ces conditions serait un échec, et c'est pourquoi Machiavel
considère que l'Italie ne peut être unifiée qu'à travers une monarchie,
dont Laurent de Médicis – dédicataire de l'ouvrage – serait le Prince.
Seule la force peut imposer une unification, quitte à ce que le régime
politique change par la suite, comme le montrera l'exemple de Oda
Nobunaga, seigneur de guerre qui unifiera le Japon à la fin du XVIème
siècle en éliminant ses opposants.
Machiavel
s'intéresse donc dans le chapitre II aux monarchies dites
« héréditaires », qui sont bien plus aisées à conserver, et qui se
caractérisent par leur stabilité. En effet, l'auteur du Prince
les qualifie d'« États héréditaires et accoutumés à la lignée de leur
prince » (p. 71). (1) Les hommes aiment la routine ; un système qui dure
depuis des années ou des générations les aura ainsi habitués, qu'ils
aiment leur prince ou non. De ce fait, un changement radical sera mal
perçu et considéré comme une source d'instabilité. Or, selon Machiavel,
c'est justement cette idée de stabilité qui caractérise ces monarchies
dites « héréditaires » : il y a par conséquent beaucoup moins de
difficultés à les conserver que les nouveaux États, car il suffit de
« ne pas altérer l'ordre établi par ses prédécesseurs » (p. 71).
Conséquemment, un prince d'une habileté ordinaire, qui ne brille ni par
ses connaissances militaires ni par ses capacités d'analyse, pourra
toujours se maintenir dans un tel État, à moins que la fortune ne lui
oppose une « force excessive », comme une invasion. Selon Machiavel,
même la gravité d'une telle situation pourrait être relativisée, car dès
lors qu'un peuple est habitué à son prince, le moindre revers de
l'occupant est pour lui une occasion de reprendre son État, attendu par
ses sujets.
En
revanche, tel n'est pas le cas dans les monarchies que Machiavel
qualifie de « mixtes », auxquelles est consacré le chapitre III du Prince.
La première phrase est explicite : « Mais c'est dans la monarchie
nouvelle que se trouvent les difficultés. » (p. 73) ; Machiavel appelle
« nouvelle » ou « mixte » toute monarchie n'étant pas héréditaire. Une
monarchie mixte pourra être confrontée au même danger qu'une monarchie
nouvelle, à savoir que les hommes sont facilement enclins à changer de
maître en espérant trouver mieux, prenant de ce fait les armes contre
lui, ce qui s'avère souvent une erreur selon le dignitaire florentin. Le
changement d'un maître pour un autre est rarement synonyme d'une
amélioration du quotidien, selon Machiavel ; cet état de fait découle
selon lui d'une nécessité, corrélative à toute instauration d'une
nouvelle monarchie, à savoir que tout nouveau prince sera contraint de
léser ses nouveaux sujets. En effet, ceux-ci se voient dans un premier
temps envahis par des hommes de guerre, avant de subir les inconvénients
d'un nouveau régime. Toute nouvelle monarchie est donc risquée pour
celui qui l'instaure, selon Machiavel : les nouveaux sujets sont lésés
par l'occupation du pays, tandis que les alliés qui ont permis ce
changement se considèrent rarement récompensés autant qu'ils devraient
l'être. Par conséquent, le nouveau prince a pour ennemis ceux qui ont
souffert de l'occupation du pays et peine à conserver l'amitié de ceux
qui l'y ont fait entrer, qui lui tiennent rigueur de ne pas les avoir
mieux récompensés mais contre lesquels il ne peut rien, étant leur
obligé. Machiavel précise en effet que, quelle que soit la force de
l'armée que l'on dirige, rien ne peut être fait sans l'appui des
habitants.
C'est alors que Machiavel a recours à ce qui rend Le Prince
si particulier, par rapport à tant d'œuvres de philosophie politique :
il se réfère à un exemple concret. L'ancien secrétaire florentin a en
effet cette habitude – qui se remarque tout au long de l'ouvrage –
d'ancrer sa pensée dans le réel, dans les faits, ce qu'explique son
passé d'homme de terrain. Il va ainsi étayer chacun de ses propos par
des exemples parlants, plus ou moins proches de lui dans le temps, afin
d'assurer la validité de son argumentation. Il prend ici l'exemple de
Louis XII qui perdit Milan aussitôt qu'il l'avait acquise, n'ayant pas
été soutenu par le peuple mécontent. Machiavel s'appuie alors sur cette
difficulté à garder un État nouvellement acquis pour proposer deux
« remèdes » à cette difficulté, dans le cas d'un pays « différent de
langue, de coutumes et d'institutions ». Le premier est d'aller habiter
en personne en territoire conquis ; en effet, un prince résidant sur
place est en mesure de constater les désordres naissants et donc d'y
remédier avant qu'ils ne se développent trop, chose qui serait
impossible à distance. Par ailleurs, les sujets ont la satisfaction
d'avoir le prince à proximité, de même que la possibilité de se référer à
lui. Ainsi, pour reprendre les termes de Machiavel, « ils ont plus de
raisons de l'aimer, s'ils veulent être bons, et s'ils veulent être
autrement, de le craindre » (p.75). L'autre moyen envisagé par Machiavel
consiste à envoyer des colonies, plus efficaces que des troupes selon
lui : elles causent moins de dépenses tout en provoquant moins de
troubles, et aident au développement du pays colonisé (qui reste
toutefois soumis au colonisateur), là où les troupes armées l'auraient
détruit. Il s'agit de limiter la puissance d'autrui tout en les
protégeant, tout comme le faisaient les Romains : « celui qui cause
qu'un autre devienne puissant va à la ruine. » (p.80).
Des moyens d'acquérir une monarchie
Ces
monarchies nouvelles ou mixtes peuvent être acquises de différentes
façons, que Machiavel étudie dans les chapitres suivants. En premier
lieu, il s'intéresse aux monarchies acquises par ses propres talents ou
ses propres armes ; tel est le sujet du chapitre VI. Celles-ci sont
relativement stables car acquises par soi-même, et leur conservation
dépend en grande partie de l'habileté du prince qui les gouverne. Le
simple fait de passer d'homme privé à prince requérant chance et
fortune, nombre de difficultés sont écartées ; néanmoins, la nature des
hommes étant changeante, ils sont selon Machiavel aisés à persuader mais
difficiles à maintenir. Fortune et virtù doivent donc être conjuguées. Il
prend pour exemples de souverains excellents favorisés par la vertu
Moïse, Romulus et Thésée, chacun ayant pu être ce qu'il a été grâce à la
fortune ; la situation des peuples qu'ils rallièrent chacun à leur
manière était condition sine qua non de l'expression de leur
grandeur. La fortune a donc permis à ces hommes d'agir, en leur en
offrant l'occasion ; celle-ci se serait cependant révélée vaine si
ceux-là n'avaient été de grands hommes. Le véritable danger provient de
l'introduction de nouvelles institutions dans un État ; il n'y a selon
Machiavel nulle chose plus difficile à entreprendre ou à réussir que
celle-ci : ceux que les anciennes institutions favorisaient sont ennemis
d'un changement, tandis que les autres ne le défendraient pas avec
ardeur. Il importe donc d'être aimé du peuple après avoir introduit de
nouvelles institutions, comme le fut Hiéron de Syracuse, dont le mérite
fit qu'il prit la tête des Syracusains opprimés, et qu'il n'eut pas de
difficulté à rester leur prince.
En
revanche, si une monarchie a été acquise par les armes ou le talent
d'autrui, il est bien plus aisé d'en prendre la tête, l'allié étant
généralement puissant, mais extrêmement difficile d'y rester, dépendant
du bon vouloir de l'allié en question. Machiavel prend les exemples de
François Sforza et de César Borgia pour étayer son propos. Le premier
devint Duc de Milan par ses propres moyens, à l'aide de son talent, et
le resta sans difficulté. A contrario, César Borgia obtint ses
États par le biais de son père, le pape Alexandre VI, et perdit tout
faute d'avoir bâti les fondements au préalable comme il l'aurait dû pour
espérer durer. Machiavel reconnaît à César Borgia d'avoir agi de façon à
assurer sa longévité, après avoir été nommé duc par son père ; c'est le
moyen d'accession au pouvoir qui causa sa perte. Plutôt que de
travailler lui-même à atteindre le pouvoir, il se le fit offrir par son
père, ce qui ne lui accorda aucune légitimité. Par opposition à François
Sforza, Borgia n'eut donc aucune difficulté à se hisser au pouvoir,
mais il ne parvint pas à y rester, et tomba avec celui à qui il le
devait. César Borgia tenta pourtant de se prémunir de la chute par
quatre moyens, qu'expose Machiavel : en premier lieu, il s'assura
d'éliminer toute la lignée des seigneurs qu'il avait remplacés, afin
d'empêcher le Pape qui succéda à son père et qui lui était hostile,
Jules II, de les restaurer. Ensuite, il se gagna tous les gentilshommes
de Rome, afin d'avoir un moyen de pression sur le Pape, puis il se
rendit le Collège des cardinaux favorable. Il n'eut cependant pas le
temps d'acquérir assez de puissance pour pouvoir résister à la
disparition d'Alexandre VI, souffrant lui-même d'une santé fragile.
Un
autre moyen d'atteindre le pouvoir développé par Machiavel dans le
chapitre VIII est celui qui procède par « scélératesses », afin de
passer d'homme privé à prince. On peut soit supprimer le gouvernement
libre en place (hypothèse que Machiavel développe dans les Discours),
soit profiter de la faveur de ses concitoyens (ce qui est développé
dans le chapitre suivant). L'exemple donné est celui d'Agathocle de
Sicile qui, de condition « infime et abjecte » (p. 99), prit le pouvoir
par la force en éliminant tous les sénateurs à l'aide de l'armée. Il fit
face à l'adversité avec mérite et parvint même à contourner puis
repousser la menace carthaginoise, libérant Syracuse du siège qu'elle
subissait. Violent et cruel, Agathocle ne peut selon Machiavel pas être
qualifié de grand homme malgré son courage et son habileté. De la même
manière, plus proche dans le temps, Liverotto de Fermo n'hésita pas à
tuer les notables de la ville de Fermo (y compris son oncle qui l'avait
recueilli) pour la diriger, avant d'éliminer le magistrat suprême. De ce
fait, il put assurer sa mainmise sur la ville de Fermo, et devenir
redoutable pour les villes voisines, avant d'être trompé puis tué par
César Borgia. Machiavel s'appuie sur ces exemples pour envisager un bon
et un mauvais usage de la cruauté, qui distingue Agathocle de Liverotto.
En effet, Agathocle fut cruel et fourbe pour accéder au pouvoir, mais
parvint à défendre la Cité qu'il dominait contre ses ennemis,
contrairement à Liverotto qui alla jusqu'à commettre un parricide. Le
« bon » usage de la cruauté désigne celles qui se font d'un seul coup
pour ne plus avoir à être commises, et qui sont tournées autant que
possible au profit des sujets, tandis que le mauvais usage va croissant,
les cruautés se multipliant avec le temps. Ce moyen d'acquisition d'une
monarchie peut être efficace mais est immoral, et n'est pas sans
risque.
Est
alors développé le dernier type de monarchie, par faveur de ses
concitoyens, que Machiavel appelle « monarchie civile ». Dans ce type de
monarchie, Machiavel opère une nouvelle distinction : on peut accéder
au pouvoir soit par faveur des plus grands, c'est-à-dire l'élite, soit
par la faveur du peuple. De ces deux possibilités, la faveur des grands
est plus risquée : soit ils se lient à la fortune de celui qu'ils
hissent au pouvoir, devant alors être honorés s'ils ne cherchent pas à
en abuser, soit ils ne le font pas, ou bien par calcul et par ambition –
auquel cas ils se révèleront des ennemis dans l'adversité – ou bien par
manque de courage, ce qui en fera de bons conseillers en cas de
prospérité mais de piètres alliés face au moindre danger. Être fait
prince par faveur populaire est plus prudent : il est en effet plus à
craindre d'en mécontenter quelques uns tout en ayant le soutien du
peuple que de brimer le peuple pour en satisfaire quelques uns. Le
soutien du peuple est, selon Machiavel, le meilleur rempart du prince
pour conserver son pouvoir.
Du gouvernement d'une monarchie
Voilà qui nous amène au troisième axe de la première partie du Prince
: comment doivent être gouvernés les différents types de monarchies.
Machiavel part d'un exemple représentatif pour développer son propos. Il
s'agit de celui d'Alexandre le Grand, qui mourut peu de temps après
avoir conquis l'Asie. Selon toute logique, les pays conquis auraient dû
se révolter à ce moment-là ; pourtant, ils n'en firent rien, ce sur quoi
s'interroge Machiavel. Selon lui, il existe deux façons de gouverner
une monarchie : ou bien par un prince, tous les autres étant ses
serviteurs et l'aidant à gouverner le royaume selon son bon vouloir, ou
bien par un prince et des « barons », qui ont ce rang non par la faveur
du prince mais par hérédité et ancienneté. Le premier exemple est le cas
du Turc, sa monarchie étant divisée en provinces, chacune étant dirigée
par un administrateur qu'il remplace comme bon lui semble ; ce
gouvernement a comme avantage que l'État sera difficile à conquérir,
mais aisé à conserver, tout dépendant du prince. Cet exemple permet de
comprendre pourquoi le royaume de Darius, conquis par Alexandre le
Grand, ne se révolta pas à la mort de celui-ci.
L'autre
possibilité est représentée par le Roi de France contemporain de
Machiavel. Ce dernier est « placé au milieu d'une foule de seigneurs de
vieille souche, reconnus de leurs sujets, et aimés d'eux » (p. 82).
Contrairement au cas du Turc, le Roi ne peut alors pas élever ou déchoir
tel ou tel selon son envie, sans s'attirer la colère du peuple. Le
pouvoir de ces barons est tel qu'il est plus aisé de prendre le pouvoir
que dans le premier cas, par la corruption de certains d'entre eux ; il
est cependant bien plus difficile d'y rester, car supprimer la lignée du
prince ne suffit pas, compte tenu de tous ces seigneurs qui ne peuvent
être ni contentés ni exterminés, étant trop nombreux. De ce fait, la
première occasion peut faire perdre le royaume gagné avec facilité.
L'attitude à adopter dépend donc non du vainqueur, mais de l'objet de la
victoire (l'État) et de son fonctionnement.
Lorsque
les pays acquis sont habitués à vivre selon leurs lois, le prince a
trois possibilités pour assurer sa domination : les détruire, aller y
vivre en personne, ou les laisser vivre selon leurs lois tout en
prélevant un tribut et en s'assurant de l'amitié du gouvernement qui y
est instauré. Machiavel étudie les exemples des Romains et des
Spartiates. Dans le cas des Spartiates, l'instauration d'un gouvernement
oligarchique à Athènes et à Thèbes leur permit de tenir ces villes sans
avoir recours à la force, pour un temps déterminé, avant de les
reperdre. Les Romains pour leur part détruisirent Capoue, Carthage et
Numance et ne les perdirent pas ; en revanche, lorsqu'ils laissèrent à
la Grèce ses lois et ses institutions, ce fut un échec, ce qui les mena à
détruire un certain nombre de villes. La destruction est, des moyens
mentionnés, le seul qui soit absolument sûr, selon Machiavel : « qui
devient maître d'une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit pas,
qu'il s'attende à être détruit par elle » (p. 85), celle-ci tentant à
la moindre occasion de restaurer ses anciennes institutions.
Deux
points majeurs apparaissent au fil de cette étude des diverses formes
de gouvernement que fait Machiavel. Le premier est d'être en mesure de
se défendre et de résister en cas d'attaque, ou de pouvoir vaincre une
armée adverse en rase-campagne, qu'il développe au chapitre X ; en
d'autres termes, un État viable se doit de ne pas dépendre d'autrui,
sous peine d'être sous la menace constante d'une invasion. Il prend pour
exemple les villes d'Allemagne qui, si elles sous soumises à
l'empereur, ne craignent nulle action de sa part car elles sont
suffisamment fortifiées, armées et approvisionnées pour tenir un siège
de longue durée. Le deuxième point, sans doute le plus important, est
que le prince – nouveau ou non – doit en toute situation veiller à
conserver l'amour et le soutien du peuple. Certaines lectures de
Machiavel le présentent comme n'hésitant pas à justifier qu'un prince
opprime son peuple ; il n'en est rien, car dès lors que le prince fait
souffrir le peuple, il est assuré d'en perdre le soutien et donc la
protection. C'est là le point commun à tout type de monarchie qui espère
durer : l'amitié du peuple doit toujours être assurée, sans quoi le
prince doit se préparer à sa chute imminente.
Des questions militaires
Des différents types d'armée
Machiavel
consacre la deuxième partie de son ouvrage aux questions militaires, et
entreprend au chapitre XII de distinguer les différents types d'armée,
qui sont au nombre de quatre. Le premier exemple concerne les troupes
mercenaires, qui sont selon Machiavel « sans unité, ambitieuses,
indisciplinées, infidèles ; vaillantes avec les amis ; avec les ennemis,
lâches » (p. 117). Un prince qui se repose sur une armée mercenaire
n'aura donc jamais ni stabilité ni sécurité. Les individus qui la
composent n'étant liés au prince que par leur solde, ils ne sont pas
prêts à mourir pour lui, et désertent donc dès que la guerre se déclare ;
ils sont en outre dangereux en temps de paix, par leur attitude. C'est
là la cause de la ruine de l'Italie, selon Machiavel, qu'elle s'est trop
reposée sur des troupes mercenaires. Celles-ci ne peuvent en aucun cas
être fiables, quand bien même leur capitaine serait un talentueux homme
de guerre, car il aspirerait alors à sa propre gloire au détriment de
celle de son employeur, tandis qu'un capitaine médiocre ne serait
d'aucune utilité et ne le mènerait qu'à la défaite. Le prince doit
lui-même aller à la guerre et diriger les opérations, et non s'en
remettre à quelqu'un dont il loue la fidélité. C'est ainsi que les
progrès se feront, et non par les armées mercenaires, qui sont l'un des
deux types d'armée « inutile et dangereuse » selon Machiavel.
Le
deuxième type, proche des mercenaires en ce que ces troupes sont
extérieures à l'État, est plus dangereux encore : il s'agit des troupes
auxiliaires, dont l'utilisation excessive a elle aussi provoqué la ruine
de l'Italie. Les troupes auxiliaires sont celles d'un autre potentat,
appelé à l'aide en cas de besoin. A leur sujet, Machiavel écrit que
« celui qui veut ne pouvoir vaincre, qu'il use de ces troupes (…). Avec
elles en effet, la ruine est chose faite. » (p. 124). En effet,
contrairement aux troupes mercenaires, les troupes auxiliaires sont
disciplinées et prêtes à obéir, mais à un autre, de sorte que dès que
l'on se place en position d'infériorité en leur demandant de l'aide,
elles sont en position de prendre le pouvoir. C'est pourquoi Machiavel
conclut avec ironie que le plus dangereux dans les troupes mercenaires
est la lâcheté, tandis que chez les troupes auxiliaires c'est la
vaillance. L'ardeur qu'elles mettent au combat peut en effet se
retourner contre le prince qui demande leur aide, pour peu que celui qui
les dirige décide de l'attaquer à son tour, profitant de sa faiblesse
et de l'élimination des autres dangers. En cas de défaite, l'on est
vaincu, et en cas de victoire, l'on est leur prisonnier. L'exemple donné
est celui de l'empereur de Constantinople, qui fit appel aux Turcs et
les fit venir en Grèce, après quoi ils refusèrent de partir et asservir
le pays.
C'est
pourquoi tout prince faisant preuve de sagesse évitera l'un comme
l'autre et cherchera toujours à avoir ses armes propres, c'est-à-dire
une armée composée de ses propres sujets, qui lui soit fidèle et qui
soit donc fiable. Outre la fiabilité de ces troupes « propres », la
réputation du prince est elle-même en jeu : un prince qui ayant recours à
des troupes mercenaires ou aux troupes d'un autre pays ne suscite que
mépris, tandis qu'un prince ayant sa propre armée, issue d'un État qu'il
a su rendre fort, brillera aux yeux de ses voisins, et sera même craint
s'il cherche à l'être. Une fois encore, Machiavel a recours a un
exemple, celui de César Borgia : celui-ci, passant des troupes
auxiliaires (françaises) avec qui il prit Imola et Forli aux troupes
mercenaires (les Orsini et les Vitelli) avant de les supprimer et de
finalement avoir ses propres troupes, vit sa réputation s'accroître
progressivement. Cet exemple est renforcé par celui de Hiéron de
Syracuse qui, nommé chef des armées, élimina la milice mercenaire pour
la remplacer par ses propres hommes.
De l'importance de l'art de la guerre
L'art
de la guerre est et doit rester une priorité pour le prince : « un
prince (…) ne doit avoir autre objet ni autre pensée, ni prendre autre
chose pour son art, hormis la guerre et les institutions et science de
la guerre ; car elle est le seul art qui convienne à qui commande. » (p.
127). Cet art doit être central dans la vie du prince ; un bon prince
est en effet aussi apte aux questions politiques qu'aux questions
militaires. Nous avons déjà mentionné le soin que le prince doit
apporter à la gestion de sa monarchie (ce que Machiavel reprend et
développe par la suite), mais à ce soin doit être ajouté un souci
constant de la guerre. La maxime si vis pacem, para bellum (« si
tu veux la paix, prépare la guerre ») correspond ici tout à fait : en
temps de guerre, le prince doit s'occuper lui-même de son armée et de
vaincre ses ennemis ; en temps de paix, il doit se préparer à la guerre,
celle-ci pouvant survenir à tout instant, comme le montre l'instabilité
de l'Italie du début du XVIème siècle.
Tout
prince faisant passer les plaisirs avant les armes est assuré de perdre
son État : si François Sforza passa d'homme privé à duc de Milan, c'est
parce qu'il prit les armes ; en outre, un prince qui n'y entend rien à
l'art de la guerre ne sera pas estimé de ses soldats et ne pourra se
fier à eux. En temps de paix, le prince doit même s'exercer plus qu'en
temps de guerre, aussi bien en gardant ses troupes entraîner qu'en
s'entraînant lui-même. Cet entraînement peut prendre deux aspects,
physique et mental. Le prince doit, selon Machiavel, aller sans cesse à
la chasse, afin d'habituer son corps aux conditions rigoureuses mais
également d'apprendre à connaître le terrain sur son territoire. Cette
connaissance lui permettra d'une part de mieux connaître son pays et
donc de mieux le défendre, et d'autre part à mieux exploiter certains
types de terrains : la connaissance d'un terrain montagneux ou d'un
marécage se révèle utile dans tout terrain similaire ; la connaissance
d'une province permet une familiarisation plus rapide avec une autre.
Cet exercice mental passe également par la lecture des livres
d'histoire, afin d'examiner la vie des grands hommes et de comprendre
aussi bien leurs victoires que leurs défaites, afin d'imiter les
premières et d'éviter les autres. Le prince ne doit donc jamais rester
inactif, même en temps de paix, et en aucun cas se laisser aller aux
plaisirs, sous peine de travailler à sa propre destruction.
Des façons et gouvernement du prince avec ses sujets et ses amis
De l'image qu'un prince doit donner
Le troisième thème auquel est consacré le Prince englobe aussi bien les actions que les attitudes du Prince dans son rapport non à l'État de manière générale mais plutôt dans celui qu'il doit entretenir avec les individus. L'auteur du Prince
est connu (à tort ou à raison) comme celui qui ne tient que peu compte
de la morale dans l'attitude qu'un prince devrait avoir. C'est assez
inexact, tout en ayant un fond de vérité. Disons-le une fois de plus,
Machiavel préfère « se conformer à la vérité effective de la chose
plutôt qu'aux imaginations qu'on s'en fait. » (p. 131). Un prince
vertueux est bien évidemment préférable à un cruel ; mais celui qui
cherche en toute situation à être un homme de bien ne peut manquer,
selon le Florentin, d'être détruit par l'infinité d'individus qui ne
sont pas bons. Machiavel voit les choses de façon pragmatique : « Aussi
est-il nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à
n'être pas bon, et d'en user et n'user pas selon la nécessité. » (p.
131). Machiavel n'encourage nullement le prince à être immoral ; il lui
préconise seulement de savoir l'être si sa survie et celle de son État
l'exigent – rappelons que l'Italie est alors morcelée et que chaque État
est susceptible d'être envahi par un État voisin, pour peu qu'il montre
un signe de faiblesse. Par conséquent, sans chercher à avoir une
mauvaise réputation ou à être craint, le prince ne doit pas hésiter à
sacrifier sa réputation et à paraître tel si cela lui permet de sauver
son État ; il est selon Machiavel préférable de paraître chargé de vices
et de protéger son État que de paraître vertueux et d'entraîner sa
ruine.
Il
en va de même pour la libéralité ou la parcimonie : le prince doit
adapter son attitude à la situation, et ne jamais risquer la ruine de
son potentat ; tel doit rester son objectif principal. Le prince, quelle
que soit son attitude, est avant tout le garant de sa monarchie et de
ses sujets, selon Machiavel. La meilleure solution, sur ce point, est
selon lui d'être ladre au début du règne, pour ensuite devenir de plus
en plus libéral tout en restant modéré, afin de contenter les sujets
petit à petit, sans pour autant vider les caisses de l'État. De la même
manière, le prince ne doit pas craindre d'être tenu pour cruel, si cela
lui permet d'unifier son peuple, car il jouira alors d'une certaine
renommée, alors qu'un excès de pitié le ferait passer pour faible et
serait une incitation à l'attaque. Machiavel cite l'Enéide de
Virgile pour justifier ce fait : « Les circonstances difficiles et la
nouveauté de mon règne me contraignent à procéder ainsi, et à faire
garder toutes les frontières. » Pour faire simple, s'il faut faire un
choix, il est plus sûr d'être craint que d'être simplement aimé, du fait
de l'instabilité des hommes. En effet, comme le dit Machiavel, « les
hommes aiment à leur gré et craignent au gré du prince. » Et Machiavel
de donner l'exemple de Hannibal, qui était craint et qui permit à sa
gigantesque armée de rester unie.
Des actions et entreprises du prince
Le
prince a selon Machiavel deux moyens de se battre : soit par le biais
des lois, soit par le biais des armes. Pourtant, plutôt que de chercher à
favoriser l'une par rapport à l'autre, l'auteur affirme que le prince
doit savoir user des deux, qu'il doit être à la fois renard et lion,
c'est-à-dire qu'il doit savoir ruser aussi bien qu'utiliser la force. Il
importe toutefois de cacher ces talents car, en politique, il est
dangereux de montrer l'étendue de ses forces. C'est là que la confusion a
pu s'opérer, sur les propos de Machiavel, car il écrit que « celui qui
trompe trouvera toujours qui se laissera tromper » (p. 142), avant de
donner l'exemple d'Alexandre VI (Rodrigo Borgia), maître en
manipulation. De la même manière, le plus important n'est pas, pour le
prince, d'avoir toutes les qualités qui lui attireront le respect de
tous mais de sembler les avoir ; le paraître prend ici une importance
majeure. Un prince se définissant par certaines valeurs ne pourra aller à
leur encontre ; en revanche, s'il paraît seulement les avoir, et sait
agir de façon utile en toute circonstance, il sera à même de faire face à
toute situation. Nous retrouvons ici une idée déjà exposée par
Machiavel, qui a son rôle dans la mauvaise image de l'ancien dignitaire :
« le prince ne doit pas s'écarter du bien s'il le peut, mais doit
savoir entrer dans le mal s'il le faut. » (p. 143). On voit en quoi
Machiavel et Rousseau, pour ne citer que lui, diffèrent : le philosophe
de Genève prônerait pour sa part d'agir toujours selon le bien, quelle
que soit la situation.
Il
est donc important de travailler son image : il est primordial d'éviter
d'être haï et méprisé. C'est là l'intérêt d'être ladre au début de son
règne et de plus en plus généreux, plutôt que l'inverse, car il
paraîtrait alors rapace et usurpateur, s'appropriant les biens de ses
sujets. Une telle attitude aurait pour conséquence de le faire haïr tant
de ses sujets que de ses voisins, et s'unir contre lui. Le prince doit
également paraître assuré et ferme, plutôt que changeant et irrésolu,
car il serait alors méprisé et considéré comme faible. L'un comme
l'autre auraient des effets irrévocables, et conduiraient à la chute du
prince. Ces conseils sont explicables par les deux craintes que doit
avoir le prince, à savoir l'intérieur (ses sujets) et l'extérieur (les
puissances étrangères). Par conséquent, la pensée de Machiavel peut être
résumée ainsi : le peuple doit être satisfait de son prince, car il est
son meilleur soutien – Machiavel écrit au chapitre XX que la meilleure
forteresse qui soit est de ne pas être haï du peuple – et pourra le
sauver dans l'adversité, tout en se souciant des grands et en cherchant à
les contenter.
De l'entourage du prince
Un
prince doit veiller à agir comme il se doit, mais également à bien
s'entourer ; un bon prince entouré de ministres vils ou inefficaces sera
destiné à la ruine tout autant qu'un mauvais prince. Il doit d'une
part, nous l'avons vu, se faire un renom de grand homme et de grand
esprit. Comment y parvenir ? Non seulement en développant et renforçant
son État, tout en satisfaisant le peuple, mais également en étant à la
fois « bon ami et bon ennemi ». L'idée selon laquelle le prince se doit
d'être ferme prend ici une nouvelle dimension : en cas de guerre, il
importe de s'engager et de se prononcer pour un camp ou pour l'autre, la
neutralité n'apportant que l'inimitié du vaincu et le mépris du
vainqueur, qui pourra alors attaquer. Ne pas se déclarer reviendrait à
se désigner, pour reprendre les termes de Tite-Live cité par Machiavel,
comme « prix du vainqueur ». En revanche, en cas d'aide au vaincu,
celui-ci offrira toujours refuge et secours, dans ses moyens ; en cas
d'aide au vainqueur, la position de domination est assurée par ce choix.
Il s'agit toutefois de choisir avec attention : Machiavel déconseille
vivement de s'allier à plus fort que soi, car cet allié pourra par la
suite abuser de sa puissance et vouloir augmenter sa conquête. La guerre
ne doit cependant pas être le seul souci du prince (tout en restant le
principal) : celui-ci doit également développer son pays en tous points,
aussi bien dans les arts qu'en matière de commerce.
D'autre
part, le prince doit sélectionner avec soin son entourage direct.
Machiavel définit trois types de cerveaux (ceux qui comprennent par
eux-mêmes, ceux qui discernent ce qu'autrui comprend, et ceux qui ne
comprennent ni soi ni autrui) ; seuls les deux premiers sont
intéressants, et c'est ce sur quoi le prince doit se baser pour choisir
ses ministres. Un bon ministre pense à l'État et à son prince avant de
penser à lui-même, et ce dernier doit le récompenser et l'honorer comme
il se doit, de sorte qu'un lien de confiance les unisse. Sans ce lien,
le fonctionnement de l'État sera nécessairement affecté. Les flatteurs
sont également à éviter, et surtout ne pas être écoutés. Le prince peut
certes écouter l'avis d'autrui mais doit avoir le sien propre et s'y
fier, sous peine d'être inconstant et donc faible. Les flatteurs ne
pensant qu'à leur intérêt et non à celui du prince, ils représentent
pour lui un danger, n'hésitant pas à le conseiller selon leur propre
intérêt ou même à le trahir si cela les avantage. Un bon prince doit
donc selon Machiavel se conduire de manière à sauvegarder son État mais
également s'entourer comme il convient pour ce faire.
Conclusion : vers l'unification de l'Italie
Les trois derniers chapitres du Prince
(de XIV à XVI) forment une conclusion en trois points. Le premier de
ces points concerne les princes d'Italie qui ont perdu leurs États, ce
que Machiavel va expliquer par le non-respect de ce qu'il vient
d'écrire. Un nouveau prince étant plus observé qu'un prince plus ancien,
il doit faire ses preuves par ses actes, et ce dès le début de son
règne, aussi bien en fortifiant son État qu'en nouant et entretenant des
amitiés solides et utiles. C'est généralement par défaut d'armes ou par
paresse que les princes d'Italie ont, à en croire Machiavel, perdu
leurs États, donc par leurs propres erreurs et non par coup du sort.
Fortune et virtù
sont certes liées, mais l'une ne peut pas remplacer l'autre, sauf en
cas extrême. Machiavel compare la fortune à un fleuve : en cas de crue,
quand il se déchaîne, l'homme ne peut rien faire, tandis qu'il peut
apprendre à le maîtriser et à en tirer profit en temps calme. C'est
pourquoi celui qui apprend à s'adapter au moment s'en sortira toujours
mieux ; ces deux notions de fortune et de virtù sont centrales dans Le Prince, et sont d'ailleurs sans doute l'aspect le plus connu. La virtù
n'est pas seulement la vertu, mais désigne les capacités du prince, ses
actions, son attitude en général. Les deux doivent être conciliées, et
c'est seulement alors qu'un prince pourra réellement être bon.
Machiavel
achève son ouvrage par un appel à Laurent de Médicis – son dédicataire,
rappelons-le – en lui demandant de s'engager et d'unifier l'Italie. Tel
est le but ultime de Machiavel, il ne faut pas l'oublier ; c'est ce
projet qui le guide tout au long de sa rédaction du Prince.
Souffrant des guerres et des oppositions entre les différentes Cités,
l'Italie a eu au fil des années à subir la présence des Français, des
Espagnols, ou encore des Suisses, ce que Machiavel n'approuve pas ;
c'est pourquoi il enjoint Laurent de Médicis non seulement à unifier
l'Italie, mais également à la débarrasser de toutes les troupes
étrangères qui n'y ont aucune légitimité.
Note
(1) Edition Flammarion, Paris, 1992
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire