Lorsqu’António Salazar décède en 1970, le Portugal lui doit
beaucoup : s’être échappé des méandres de la Seconde Guerre Mondiale
n’est pas l’exploit majeur. Voici déjà une décennie que le petit pays de
l’extrême-ouest de l’Europe se débat, avec une moyenne de huit millions
d’habitants, pour conserver un empire colonial qui en compte treize
millions.
L’armée salazariste, après avoir essuyé la perte de l’Etat portugais
de l’Inde par la cause de Nehru, parvient à tenir ses objectifs
défensifs et à contenir les guérillas rebelles. Bien avant même, António
Salazar a réussi le tour de force de se faire accepter par les nations
occidentales au sein d’institutions internationales telles que l’ONU,
l’OCDE ou le FMI. Le personnage y est pour beaucoup : sa simplicité
plaît. Le 28 juillet 1970, le journal Le Monde écrit ainsi ces quelques
lignes, preuve de la considération dont bénéficie le chef d’État
lusitanien : « Le vieux monsieur de Lisbonne, au visage fin et aux
cheveux blancs, courtois et coupant de manières, avec son élégance
passée de mode, ses costumes stricts et ses bottines, a déconcerté
beaucoup plus encore qu’il n’a indigné ou séduit. Ses admirateurs [...] ont cherché sans grand succès à humaniser un personnage glacial et guindé de dictateur de cabinet ».
Tandis qu’en France Salazar se voit classé aux côtés de personnages
comme Franco, Mussolini, Ceaucescu ou Tito, lui se sera constamment
défendu, et offusqué, d’être un dictateur à l’image du Duce.
I. Un jeune homme traditionaliste
Né en 1890 dans le giron de Santa Comba Daõ, au sein d’un Portugal
pauvre et rural, Salazar fonde dès 1932, à l’âge de 43 ans, un régime
dont il est déclaré président du Conseil à vie, l’Estado Novo
(« Nouvel État »), dont les piliers de base répondent au nom
d’anticommunisme, christianisme et conservatisme. Un parti unique,
l’Union nationale, est instauré. Revêtu d’un vernis maurrassien dont
Salazar avait tiré l’inspiration d’une correspondance avec l’illustre
doctrinaire royaliste, ce régime ne survit que par l’intervention d’une
impitoyable police, traquant sans relâche ni distinction aucune
marxistes, simples étudiants protestataires et francs-maçons.
Après avoir passé sa jeunesse dans un séminaire de la commune de
Coïmbra en vue de passer prêtre, António de Oliveira Salazar s’inscrit à
deux cursus : l’économie et le droit. Salazar s’y montre extrêmement
brillant, accumulant en dernière année d’étude deux 18/20 et trois
19/20. Véritable bête de concours, il choisit d’effectuer l’examen
terminal pour devenir professeur : il est admis à enseigner avant même
la cérémonie officielle d’élévation au poste, compte tenu de son
exceptionnelle intelligence.
Entre-temps, la République a été proclamée en 1910 aux dépends de la
royauté. Salazar se montre brillant pédagogue, captivant ses élèves par
un langage que certains qualifient « de la bonne époque ». Les
étudiants se retrouvent souvent à ses cours pour l’entendre développer
la leçon ainsi que ses propres thèses, qu’il fait partager à ses élèves.
Le Dr. Salazar lui-même apprécie de publier quelques articles dans les
revues : par ce fait il se fait connaître, et admirer pour la sagesse et
la précision de ses vues.
II. L’arrivée au pouvoir du Dr. Salazar
1926 : un pronunciamiento éclate au Portugal, et un
triumvirat militaire se forme bientôt. Désormais célèbre, reconnu pour
ses capacités, Salazar est invité par les officiers, à user de celles-ci
pour le bien de la Nation, malgré les critiques discernant en Salazar
un brillant théoricien mais piètre exécuteur pratique. Pourtant celui-ci
se met au travail et, bien vite, déniche les problèmes : il va voir les
militaires et, conscient de l’enjeu financier, conscient de l’agitation
de la rue, il liste une série de conditions parmi lesquelles se trouve
le contrôle absolu des dépenses étatiques, et la possibilité de refuser
des actes gouvernementaux si ceux-ci entraînent une baisse trop
conséquente du budget national. On lui chicane et Salazar déclare : « Bien, je n’ai donc plus rien à faire ici. Quand est le prochain départ pour Coïmbra ? ».
L’éminent professeur est contraint de partir. Néanmoins, depuis son
refuge tranquille, l’homme d’Etat va suivre le problème des dépenses.
Las ! les finances inexorablement se dégradent et, faute
d’amélioration, on appelle une seconde fois Salazar : nous sommes en
1928. Second appel et deuxième demande : ses conditions ou rien.
Celles-ci sont acceptées et Salazar attaque le problème financier par
une amélioration des collectes fiscales et un contrôle rigoureux des
dépenses. Et les capitaux étrangers distinguent en Salazar une personne
sûre pour l’avenir lusitanien. L’amortissement de la dette nationale
sera rapide : de 44% en 1926, elle s’élève à 19% en 1935, et 5% en 1940,
année où Salazar délaisse le ministère des Finances sans, toutefois, ne
plus surveiller son locataire.
Le professeur Salazar va permettre au Portugal, dès 1928, de disposer
d’un budget à ratio positif : 285 millions d’escudos sont sur la table
et Salazar va consciencieusement s’en servir. Sous l’égide du ministre
Duarte Pacheco, une importante politique de travaux publics et
constructions sociales va être établie, permettant la relance de
l’économie ainsi que la réindustrialisation du Portugal,
réindustrialisation qui sera en grande partie le fait de groupes privés
industriels et financiers.
Le monde entier, et la Société des Nations d’abord, est surpris de ce
redressement : notons que la SDN, ancêtre des Nations Unies, avait
proposé au Portugal d’avant-1928 une aide économique sous condition de
s’accaparer le contrôle financier du Portugal, ce qui équivalait à une
mise sous tutelle. « Messieurs, je vous remercie mais nous allons tâcher de nous débrouiller par nous-mêmes »,
réplique Salazar. Le développement économique du Portugal sera bientôt
tel qu’après avoir légèrement stagné au cours du second conflit mondial,
il augmentera vertigineusement pour atteindre, dans les dernières
années du régime, la moyenne des pays asiatiques, c’est-à-dire entre 6
et 8% par an. La Révolution des Oeillets de 1974 y mettra brusquement
fin.
III. Salazar et la guerre civile espagnole
Quant au plan diplomatique, Salazar se montre habile et la guerre
civile espagnole est la première grande action de sa politique
extérieure : au Portugal ont trouvé refuge un certain nombre de généraux
espagnols parmi lesquels José Sanjurjo. Préparant un putsch, ils
apprennent en février 1936 la victoire électorale du Front Populaire
espagnol, composé de socialistes, et de communistes alliés de l’Union
Soviétique. Une victoire acquise à seulement quelques centaines de
milliers de voix.
Salazar est déçu par cette victoire : suivant de près le soulèvement
des officiers espagnols, il se garde bien d’intervenir car le dictateur,
pragmatique, est conscient qu’une Espagne de gauche perpétuerait son
rêve d’une Union Ibérique, à savoir une fusion politique et économique
entre Lusitanie et Galicie. Si cela venait à se produire le Portugal
serait le perdant. De ce projet Salazar est craintif et naturellement,
lorsque Sanjurjo est tué au décollage de son avion et que Francisco
Franco prend le commandement de la junte, il veille à accorder une aide
logistique et militaire à son collègue espagnol.
Les troupes coloniales marocaines se soulèvent et les nationalistes
prennent le contrôle des zones les moins peuplées d’Espagne, tandis
qu’une cantatrice espagnole lance un appel officiel : « Tous contre la rébellion, tous contre le fascisme ! Un seul front, une seule union, et tous unis pour anéantir l’ennemi ! »
De 1936 à 1939, Salazar octroie un secours précieux à celui qu’il
considère comme un allié naturel et Adolf Hitler et Benito Mussolini se
pressent eux aussi au portillon afin d’aider Franco. En 1939, les
phalangistes de Franco arrivent à Madrid, et c’est seulement à cette
date qu’António Salazar se décide à confesser au Parlement avoir aidé
Franco, qui sera éternellement reconnaissant à Salazar. Dès les premiers
mois du régime dictatorial espagnol, le Portugal et son chef sont
célébrés dans le pays, ce qui contraste avec la froideur des relations
entre les deux hommes dans les années 1960.
IV. La Seconde Guerre mondiale : une politique opportuniste
L’année où Franco remporte la guerre civile espagnole dont le bilan
s’élève à un demi-million de morts, Hitler déclenche la guerre :
l’invasion de la Pologne se solde par un succès, et plus encore les
invasions de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg et de la France,
qui se rend au bout de quelques semaines de combat.
Salazar se doit d’adopter une stratégie commune avec Franco afin de
préserver son pays des affres de la guerre. Il faut rester neutre :
après réflexion, le Dr. Salazar sait qu’en effet l’Angleterre, maîtresse
des mers, a la capacité d’isoler l’empire colonial portugais de la
métropole. Il convient néanmoins de ménager le puissant Axe
(Italie-Allemagne-Japon) et pour cela, les dictateurs ibériques envoient
la fameuse division Azúl, quelques centaines de milliers d’espagnols et
de portugais, mourir en Russie. Salazar n’en mène pas moins un jeu
trouble : il commerce avec l’Allemagne national-socialiste pour obtenir
de l’or en échange de métaux rares et notamment le zinc. Cette tactique
opportuniste permet au Portugal d’être, au lendemain du conflit, le pays
ayant le stock de métal précieux le plus élevé de tout le continent
européen.
Mais les échanges avec la monarchie constitutionnelle d’outre-Manche
ne sont pas non plus exclus : imagine-t-on qu’en 1945 l’Angleterre se
voit criblée de dettes contractées auprès de la Lusitanie ? Quant à
Franco, lui aussi n’a pas manqué d’effectuer une sombre tentative
d’escroquerie auprès du Portugal : sollicité par Hitler qui le presse
d’entrer en guerre totale à ses côtés, le caudillo dresse quelques
conditions : il est question, par exemple, de l’octroi définitif des
colonies françaises nord-africaines à l’Espagne, ainsi qu’une aide
économique d’importance. Hitler renonce à y consentir, mais certains
documents démontrent, aujourd’hui, que si le Führer avait commencé à y
répondre favorablement, Franco serait entré en guerre avec l’Axe,
rompant en-conséquence le pacte de neutralité qu’il avait conclu avec
Salazar.
Le podestat portugais, sentant dès la défaite de Stalingrad que la
guerre tourne en faveur des Alliés, accorde sans cesse plus de faveurs
aux Etats-Unis, futurs maîtres de l’Occident : en 1943 il leur permet
d’établir une base navale aux Açores, agrandissant donc le rayon
d’action du géant américain. En mai 1945, la capitulation allemande est
signée au milieu d’un bain de sang : Dresde est entièrement détruite,
Berlin est un champ de ruines où les soldats soviétiques laissent libre
cours à leurs pulsions de vengeance. Adolf Hitler se suicide le 30 avril
de la même année et Salazar, en deuil, ordonne la mise en berne des
drapeaux portugais durant une journée : pourtant le chancelier allemand
ne masqua jamais son projet d’occuper la Lusitanie.
En août la capitulation japonaise est, à son tour, ratifiée par les
puissances belligérantes : la Seconde Guerre mondiale est finie. Partout
dans le monde, les peuples saluent l’ère de paix qui s’annonce. Mais,
de l’autre côté de Berlin occupée, un monstre a mis en position ses
armées dans les pays délivrés du joug nazi : l’URSS s’annonce comme un
des champions de la guerre. Salazar a perçu cela et, non content de
renforcer l’anticommunisme de son pays, il perçoit le changement
diplomatique opéré à la surface du globe : avec l’affaiblissement de
l’Europe et la perte progressive des colonies (Inde, Malaisie, Algérie,
Tunisie, Maroc ou encore Indochine), se confirme la fin du monde
eurocentré.
V. Salazar, de l’après-guerre à la mort
Le système international devient bipolaire : d’une part l’Amérique du
Nord capitaliste et, d’autre part, l’URSS stalinienne. Que faire dans
cette position contraignante alors que les deux superpuissances
s’acharnent à condamner à l’ONU les politiques coloniales européennes,
et que lui, Salazar, se rend compte que la perte de l’empire met en
danger l’indépendance du Portugal pas même détenteur de l’arme atomique ?
António de Oliveira Salazar est contrarié mais conscient de l’enjeu,
qu’il pense correspondre à la survie de la civilisation européenne. Il
se range du côté des États-Unis, certes impérialistes mais
culturellement proches, tout en envoyant un contingent maintenir la
présence portugaise en Angola et au Mozambique.
Néanmoins Salazar ne peut rien faire face à l’attaque du petit État
portugais de l’Inde, menée par Nehru et rendue évidemment possible par
l’indépendance de l’Inde opérée en 1947. Mais à part ce raté, la
situation militaire dans les colonies africaines se trouve rétablie : la
Guinée est préservée, et la guérilla menée par le FRELIMO rebelle dans
le Mozambique est maintenue au nord du Zambèze. Le Portugal salazariste
exerce donc son contrôle territorial sur tout l’empire jusqu’en 1974,
date à partir de laquelle le nouveau gouvernement démocratique décide
l’abandon du système colonial.
1968 est une année-clef dans l’histoire portugaise : en septembre
Salazar est atteint d’une grave attaque cérébrale. Le président de la
République Américo Tomás se décide à remplacer Salazar, devenu incapable
de guider la Nation, par Marcello Caetano, qui se trouve confronté à de
grondants mécontentements. Personne n’ose cependant informer Salazar
qu’il a été remplacé, de peur de sa réaction : il poursuit ses habitudes
quotidiennes jusqu’en 1970 sans savoir, ainsi, qu’il n’occupe plus le
poste de président du Conseil. En 1974 Salazar meurt une seconde fois,
lorsque le Nouvel État se voit brisé par le soulèvement des garnisons
militaires, épuisées par les guerres coloniales et un régime qui étouffe
les libertés publiques. Franco, de son côté, décède en 1975 et une
monarchie constitutionnelle est instaurée : Juan Carlos devient roi et
l’Espagne, une démocratie.
* * *
Il est rare de dénicher dans un des multiples recoins de l’Histoire
un personnage comme António de Oliveira Salazar : celui qui s’était
voulu « froid exécuteur de l’intérêt national », convaincu
d’être l’héritier d’une mission suprême et le gardien d’un anachronique
empire des temps anciens, reste méconnu des nouvelles générations.
L’homme que l’on aura défini comme un tyran sanguinaire reste néanmoins
du domaine des despotes éclairés : ce professeur austère, méditatif,
doublé d’un solitaire qui se voulait volontairement sans foyer afin de
se consacrer pleinement à la chose publique, aura été un farouche
opposant à la démocratie parlementaire.
Élu député du Centre catholique en 1921, il ne demeura à son siège
qu’un seul jour, dégoûté de la démagogie des Chambres parlementaires.
Et, comme il arrive en pareil cas, Salazar tirera de cette brève
expérience un état d’esprit qu’il réitèrera à de nombreuses reprises
devant des députés incrédules : « Les Portugais ne doivent pas
supposer que le sort de millions d’hommes, l’ordre et la paix de leur
existence, le fruit de leur travail, les principes de la civilisation
qu’ils ont adopté, peuvent être laissés à la vacuité des discours de
comices, et à l’anarchie des mouvements libérateurs que l’on nous
annoncent ». Tout en ajoutant en 1949 par un sourire particulier,
sans doute adressé à Charles Maurras dont il avait tiré la notion du
« Politique d’abord » : « C’est aux Français que je suis le plus redevable ! »
Bibliographie :
LÉONARD Yves, Salazarisme et Fascisme, Éditions Chandeigne, 1996.
MEGEVAND Louis, Le vrai Salazar, Nouvelles Éditions Latines, 1958.
RUDEL Christian, Le Portugal et Salazar, Éditions Ouvrières, 1968.
LÉONARD Yves, Salazarisme et Fascisme, Éditions Chandeigne, 1996.
MEGEVAND Louis, Le vrai Salazar, Nouvelles Éditions Latines, 1958.
RUDEL Christian, Le Portugal et Salazar, Éditions Ouvrières, 1968.
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