jeudi 22 août 2013

A propos de la féodalité et du féodalisme

Par féodalisation, il entend donc la privatisation de l’espace public par des « seigneurs de guerre » comme cela se serait produit vers l’An Mil. Il poursuit en disant que la France a toujours eu deux ennemis : les féodaux et l’empire. Cette théorie se place donc dans une vision authentiquement nationaliste qui correspond autant à celle de la monarchie d’Ancien régime qui a souvent entretenue des rapports conflictuels avec les grands seigneurs (les princes) et les empires (Germanique, espagnol, ...), qu’avec celle d’un républicanisme de filiation bonapartiste hostile à la privatisation du territoire et attaché au centralisme.
L’histoire de France est effectivement marquée par la soumission des grands seigneurs d’un côté et la lutte contre les empires hostiles de l’autre. C’est en partie sur cette base que Pierre Hillard conteste la régionalisation de l’Europe, voyant une corrélation forte entre d’un côté l’augmentation du pouvoir de l’Union Européenne (Empire) et de l’autre une autonomie régionale de plus en plus forte en Europe (Catalogne, Ecosse, Flandre, Alsace…). Dans l’histoire de l’Europe, le Saint-Empire germanique fut d’ailleurs marqué par un fort fédéralisme et à l'inverse le nationalisme italien s’est construit contre les différents royaumes de la péninsule italienne.
Il est absolument indéniable que nous assistons à une privatisation de l’espace public. Dans nos banlieues, où des bandes s’accaparent des territoires et y rejettent les symboles et agents de l’Etat : école, police, pompiers, … Ces zones sont souvent appelées des « zones de non-droit », alors qu’elles sont en réalité des zones d’un autre droit, marqué par la loi du plus fort alors que la loi publique doit –théoriquement- protéger les plus faibles. Mais c’est aussi le cas dans nos centres villes ou sur notre réseau routier où de grandes entreprises empochent l’argent des parkings et des péages. Comme jadis lorsque les seigneurs, en vertu du droit de ban au sein de la seigneurie banale, percevaient l’argent des péages, fours, moulins, …Ainsi certaines portions du territoire sont inaccessibles si on ne passe pas par les « services » d’entreprises privées qui exploitent des ponts, sociétés de transport ou autoroutes. Le développement des sociétés privées de sécurité augmente l’importance de la défense privatisée alors que la police elle-même sert bien souvent la défense d’intérêts privés (ne serait-ce que les sociétés qui gèrent nos radars routiers). Il en va de même pour l’armée dont l’action à l’étranger va de pair avec la volonté de nos gouvernants d’imposer les grandes entreprises françaises, comme c’est le cas en Afrique. C’était déjà le cas au XIXe siècle lorsque l’armée servait parfois à mater les révoltes populaires (comme La Commune) ou a ouvrir des pans entiers des territoires africains ou asiatiques à nos entreprises (réseau ferré, etc…).
Notons, bien que ce soit anecdotique, que, pour des anarchistes, l’Etat n’est pas la puissance publique, mais une entité privée comme une autre dont la police est la milice privée et le trésor public un outil de racket de la population.
Cleric-Knight-Workman.jpg
Le clerc, le chevalier, le paysan - XIIIe siècle
Revenons cependant sur ces notions de féodalité et de féodalisme. L’historiographie nationale et les discours politiques ont eu tendance à en faire un synonyme de « privatisation de l’espace public » comme je l’indiquais en introduction. Mais ces deux notions sont historiquement beaucoup plus complexes qu’elles n’y paraissent. La recherche universitaire a depuis longtemps élaboré différentes théories entre "mutation" et continuité des structures politiques et sociales entre le IXe et le Xe siècles. En 1970, Pierre Toubert avait parlé d’incastellamento, c’est à dire le fait de regrouper une population autour d’une motte féodale ou au sein de villages fortifiés, puis en 1982 Robert Fossier avait insisté sur la notion d’encellullement où des seigneurs ont pu regrouper des villageois sous leur protection et développer les structures de base de la société féodale. Quant à Alain Guerreau, il a établi la notion de « dominium » c'est-à-dire le fait de dominer à la fois la terre et les hommes. Ce lien à la terre, à une forme d’enracinement, est d’ailleurs essentiel dans une société profondément rurale et paysanne. Pour Jacques Le Goff, « S’il faut garder féodalisme, c’est que, de tous les mots possibles, il est celui qui indique le mieux que nous avons affaire à un système ». Sans rentrer dans des détails débats historiographiques qui troubleraient la lecture de cet article, nous voyons bien l’émergence d’un système où la population recherche une protection ce qui conduit à une forme de contrat entre la population et son seigneur. Mais cette protection fut légitimée en amont par l’héritage carolingien (lui-même légitimé par l’héritage romain) et le capitulaire de Quierzy en 877 comme l’a noté entre autre Dominique Barthélémy. A ce système qui implique les rapports entre une population de paysans, d’éleveurs et d’artisans et des seigneurs qui possédaient la terre et pouvaient juger, collecter les taxes et les impôts et faire la guerre, il faut ajouter un troisième acteur, et non des moindres, l’Eglise, qui était héritière de Rome et dont les paroisses et les évêchés furent des territoires clefs pour l’organisation sociale. Ainsi même des évêques ou des abbés pouvaient être de grands seigneurs, des propriétaires fonciers. L’Eglise était d’ailleurs la seule institution capable d’unifier l’ensemble des hommes de l’occident féodal. C’est donc bien un système que la féodalité, ou le féodalisme, mais un système construit à la base, légitimé par des carolingiens sur le déclin et encadré par une Eglise puissante. Il ne s’agissait donc aucunement de la loi de la jungle et l’Eglise œuvra souvent pour pacifier l’Occident, songeons aux mouvements de la Paix de Dieu (qui impose des contraintes sur les territoires et les hommes) puis de la Trêve de Dieu (qui impose des contraintes en terme de temps). Enfin il ne faut pas oublier les liens d’homme à homme, illustrés par exemple par la vassalité (ou aussi l’amicitia) et qui ne consistaient pas simplement en la constitution de « milices privées » mais en un réseau complexe de rapports entre individus, tenus par des serments et souvent par un code d’honneur. Ainsi on ne peut pas résumer l’occident féodal a une mosaïque de territoires privatisés où règne la loi du plus fort comme se complet à le relayer le cinéma Hollywoodien nous montrant des seigneurs et chevaliers cruels et totalement abrutis par l’alcool. Bien sûr, il ne faut pas tomber non plus dans une vision angélique de cette période, les conflits entre seigneurs ressemblaient probablement bien souvent à des conflits entre bandes rivales.
Ce qui se développe dans les banlieues ou par l’intermédiaire des entreprises privées n’est donc pas tout à fait une « féodalisation » du territoire français. Les caïds, bien loin de protéger la population, la terrorise, cette population n’a jamais cherché la protection de ces caïds, mais au contraire souhaiterait que la force publique fasse régner l’intérêt général. Il n’y a aucune régulation sociale induite par un acteur tiers, mais au contraire un encouragement des violences par des prêcheurs religieux, des rappeurs ou certains pseudo-médiateurs sociaux, tous adeptes de phraséologie victimaire. L'Islam ne peut être comparé à l'Eglise médiévale, puisqu'il n'est pas pré-existant sur le territoire comme l'était le catholicisme. Le catholicisme ne s'est pas imposé avec la féodalité, il a au contraire structuré et encadré la féodalité par son implantation sur le temps longs (cinq siècles entre la conversion de l'empereur romain Constantin et l'Empire carolingien par exemple). Les territoires sont fermés et souvent déconnectés les uns des autres alors qu’à l’inverse les échanges et mobilités étaient nombreux au cours du Moyen Âge (pensons aux foires, aux royautés itinérantes, aux pèlerinages) et leur fermeture n'était pas due à la féodalité mais à la piraterie qui sévissait jadis en mer Méditerranée. Ce qui renvoie à une forme de féodalisation, c’est l’existence d’une justice privée mais surtout d’un fort enracinement territorial de ses caïds pourtant issus de populations déracinés. Ainsi ce sont bien souvent des guerres territoriales auxquelles nous assistons et non des guerres ethniques. Le phénomène ethnique n’agit qu’en certaines occasions, souvent à l'extérieur du territoire d'origine mais il n’est pas à proprement parler ce qui explique forcément les violences entre bandes. C’est bien le contrôle des territoires et des trafics qui est au cœur du problème, et en ce sens il y a quelques « proximités » avec le féodalisme. Cependant, la féodalisation ne s’est pas construite avant l’An Mil contre l’Etat ou au sein d’un territoire contrôlé par l’Etat, elle fut la conséquence d’un empire carolingien déclinant. Mais au même titre que les grands aristocrates qui dominèrent la Gaule après la chute définitive de l’Empire romain avaient un « passé romain » comme ce fut le cas des Francs (via le foedus) ou de l’Eglise, les féodaux de l’An Mil étaient de lointains héritiers des comtes, ducs, marquis ou barons carolingiens chargés de contrôler le territoire de l’Empire. La féodalisation correspondrait surement plus à la captation par des privés de charges publiques (qu'on peut éventuellement plutôt comparer aux « baronnies » de nos élus locaux qui occupent des postes parfois depuis plusieurs décennies) qu’a la soustraction de pans entiers du territoire, quand bien même l'Etat donne un sentiment de "laisser-faire". Les féodaux n’ont absolument rien soustrait à l’Empire carolingien, ils ont hérité des différentes formes de pouvoir qu’ils étaient par la suite les seuls capables de faire appliquer en raison de l’absence d’Etat. Même l’installation des Normands fut « actée » par un roi carolingien et par un baptême. Le « miracle capétien » qui suivra et établira le royaume de France, ne doit pas faire oublier que ceux-ci étaient initialement des seigneurs modestes dont la légitimité est venue d’une exceptionnelle lignée d’héritiers mâles, de leur proximité avec l’Eglise catholique et de leur volonté de se placer dans l’héritage de Clovis. Les guerres engagées par les princes et autres seigneurs étaient des confrontations visant à établir (ou rétablir) l’équilibre entre autorité royale et autonomie locale et ce jusqu’à la Fronde qui marque autant l’apogée de ce phénomène que sa fin.
La privatisation du territoire français n’est peut-être en définitive que la conséquence du libéralisme, de son anthropologie négative, de son rejet de l’Etat total et de son goût immodéré pour le commerce et l’argent. La féodalité bien entendue est un système d’organisation sociale original qui a structuré l’Occident, comme il a structuré le Japon. Actuellement nous avons plutôt affaire à une destruction généralisée des cadres sociaux et à un chaos organisé d’en haut. Peut-être faudrait-il trouver un terme qui traduise l’idée d’Adrien Abauzit, que je partage, mais qui soit moins connoté que « féodalité ».

Aucun commentaire: