Par féodalisation, il
entend donc la privatisation de l’espace public par des « seigneurs de
guerre » comme cela se serait produit vers l’An Mil. Il poursuit en
disant que la France a toujours eu deux ennemis : les féodaux et
l’empire. Cette théorie se place donc dans une vision authentiquement
nationaliste qui correspond autant à celle de la monarchie d’Ancien
régime qui a souvent entretenue des rapports conflictuels avec les
grands seigneurs (les princes) et les empires (Germanique, espagnol,
...), qu’avec celle d’un républicanisme de filiation bonapartiste
hostile à la privatisation du territoire et attaché au centralisme.
L’histoire de France
est effectivement marquée par la soumission des grands seigneurs d’un
côté et la lutte contre les empires hostiles de l’autre. C’est en partie
sur cette base que Pierre Hillard conteste la régionalisation de
l’Europe, voyant une corrélation forte entre d’un côté l’augmentation du
pouvoir de l’Union Européenne (Empire) et de l’autre une autonomie
régionale de plus en plus forte en Europe (Catalogne, Ecosse, Flandre,
Alsace…). Dans l’histoire de l’Europe, le Saint-Empire germanique fut
d’ailleurs marqué par un fort fédéralisme et à l'inverse le nationalisme
italien s’est construit contre les différents royaumes de la péninsule
italienne.
Il est absolument
indéniable que nous assistons à une privatisation de l’espace public.
Dans nos banlieues, où des bandes s’accaparent des territoires et y
rejettent les symboles et agents de l’Etat : école, police, pompiers, …
Ces zones sont souvent appelées des « zones de non-droit », alors
qu’elles sont en réalité des zones d’un autre droit, marqué par la loi
du plus fort alors que la loi publique doit –théoriquement- protéger les
plus faibles. Mais c’est aussi le cas dans nos centres villes ou sur
notre réseau routier où de grandes entreprises empochent l’argent des
parkings et des péages. Comme jadis lorsque les seigneurs, en vertu du
droit de ban au sein de la seigneurie banale, percevaient l’argent des
péages, fours, moulins, …Ainsi certaines portions du territoire sont
inaccessibles si on ne passe pas par les « services » d’entreprises
privées qui exploitent des ponts, sociétés de transport ou autoroutes.
Le développement des sociétés privées de sécurité augmente l’importance
de la défense privatisée alors que la police elle-même sert bien souvent
la défense d’intérêts privés (ne serait-ce que les sociétés qui gèrent
nos radars routiers). Il en va de même pour l’armée dont l’action à
l’étranger va de pair avec la volonté de nos gouvernants d’imposer les
grandes entreprises françaises, comme c’est le cas en Afrique. C’était
déjà le cas au XIXe siècle lorsque l’armée servait parfois à mater les
révoltes populaires (comme La Commune) ou a ouvrir des pans entiers des
territoires africains ou asiatiques à nos entreprises (réseau ferré,
etc…).
Notons, bien que ce
soit anecdotique, que, pour des anarchistes, l’Etat n’est pas la
puissance publique, mais une entité privée comme une autre dont la
police est la milice privée et le trésor public un outil de racket de la
population.

Le clerc, le chevalier, le paysan - XIIIe siècle
Revenons cependant sur
ces notions de féodalité et de féodalisme. L’historiographie nationale
et les discours politiques ont eu tendance à en faire un synonyme de
« privatisation de l’espace public » comme je l’indiquais en
introduction. Mais ces deux notions sont historiquement beaucoup plus
complexes qu’elles n’y paraissent. La recherche universitaire a depuis
longtemps élaboré différentes théories entre "mutation" et continuité
des structures politiques et sociales entre le IXe et le Xe siècles. En
1970, Pierre Toubert avait parlé d’incastellamento,
c’est à dire le fait de regrouper une population autour d’une motte
féodale ou au sein de villages fortifiés, puis en 1982 Robert Fossier
avait insisté sur la notion d’encellullement où des seigneurs ont pu
regrouper des villageois sous leur protection et développer les
structures de base de la société féodale. Quant à Alain Guerreau, il a
établi la notion de « dominium » c'est-à-dire le fait de
dominer à la fois la terre et les hommes. Ce lien à la terre, à une
forme d’enracinement, est d’ailleurs essentiel dans une société
profondément rurale et paysanne. Pour Jacques Le Goff, « S’il
faut garder féodalisme, c’est que, de tous les mots possibles, il est
celui qui indique le mieux que nous avons affaire à un système ».
Sans rentrer dans des détails débats historiographiques qui
troubleraient la lecture de cet article, nous voyons bien l’émergence
d’un système où la population recherche une protection ce qui conduit à
une forme de contrat entre la population et son seigneur. Mais cette
protection fut légitimée en amont par l’héritage carolingien (lui-même
légitimé par l’héritage romain) et le capitulaire de Quierzy en 877
comme l’a noté entre autre Dominique Barthélémy. A ce système qui
implique les rapports entre une population de paysans, d’éleveurs et
d’artisans et des seigneurs qui possédaient la terre et pouvaient juger,
collecter les taxes et les impôts et faire la guerre, il faut ajouter
un troisième acteur, et non des moindres, l’Eglise, qui était héritière
de Rome et dont les paroisses et les évêchés furent des territoires
clefs pour l’organisation sociale. Ainsi même des évêques ou des abbés
pouvaient être de grands seigneurs, des propriétaires fonciers. L’Eglise
était d’ailleurs la seule institution capable d’unifier l’ensemble des
hommes de l’occident féodal. C’est donc bien un système que la
féodalité, ou le féodalisme, mais un système construit à la base,
légitimé par des carolingiens sur le déclin et encadré par une Eglise
puissante. Il ne s’agissait donc aucunement de la loi de la jungle et
l’Eglise œuvra souvent pour pacifier l’Occident, songeons aux mouvements
de la Paix de Dieu (qui impose des contraintes sur les territoires et
les hommes) puis de la Trêve de Dieu (qui impose des contraintes en
terme de temps). Enfin il ne faut pas oublier les liens d’homme à homme,
illustrés par exemple par la vassalité (ou aussi l’amicitia)
et qui ne consistaient pas simplement en la constitution de « milices
privées » mais en un réseau complexe de rapports entre individus, tenus
par des serments et souvent par un code d’honneur. Ainsi on ne peut pas
résumer l’occident féodal a une mosaïque de territoires privatisés où
règne la loi du plus fort comme se complet à le relayer le cinéma
Hollywoodien nous montrant des seigneurs et chevaliers cruels et
totalement abrutis par l’alcool. Bien sûr, il ne faut pas tomber non
plus dans une vision angélique de cette période, les conflits entre
seigneurs ressemblaient probablement bien souvent à des conflits entre
bandes rivales.
Ce qui se développe
dans les banlieues ou par l’intermédiaire des entreprises privées n’est
donc pas tout à fait une « féodalisation » du territoire français. Les
caïds, bien loin de protéger la population, la terrorise, cette
population n’a jamais cherché la protection de ces caïds, mais au
contraire souhaiterait que la force publique fasse régner l’intérêt
général. Il n’y a aucune régulation sociale induite par un acteur tiers,
mais au contraire un encouragement des violences par des prêcheurs
religieux, des rappeurs ou certains pseudo-médiateurs sociaux, tous
adeptes de phraséologie victimaire. L'Islam ne peut être comparé à
l'Eglise médiévale, puisqu'il n'est pas pré-existant sur le territoire
comme l'était le catholicisme. Le catholicisme ne s'est pas imposé avec
la féodalité, il a au contraire structuré et encadré la féodalité par
son implantation sur le temps longs (cinq siècles entre la conversion de
l'empereur romain Constantin et l'Empire carolingien par exemple). Les
territoires sont fermés et souvent déconnectés les uns des autres alors
qu’à l’inverse les échanges et mobilités étaient nombreux au cours du
Moyen Âge (pensons aux foires, aux royautés itinérantes, aux
pèlerinages) et leur fermeture n'était pas due à la féodalité mais à la
piraterie qui sévissait jadis en mer Méditerranée. Ce qui renvoie à une
forme de féodalisation, c’est l’existence d’une justice privée mais
surtout d’un fort enracinement territorial de ses caïds pourtant issus
de populations déracinés. Ainsi ce sont bien souvent des guerres
territoriales auxquelles nous assistons et non des guerres ethniques. Le
phénomène ethnique n’agit qu’en certaines occasions, souvent à
l'extérieur du territoire d'origine mais il n’est pas à proprement
parler ce qui explique forcément les violences entre bandes. C’est bien
le contrôle des territoires et des trafics qui est au cœur du problème,
et en ce sens il y a quelques « proximités » avec le féodalisme.
Cependant, la féodalisation ne s’est pas construite avant l’An Mil
contre l’Etat ou au sein d’un territoire contrôlé par l’Etat, elle fut
la conséquence d’un empire carolingien déclinant. Mais au même titre que
les grands aristocrates qui dominèrent la Gaule après la chute
définitive de l’Empire romain avaient un « passé romain » comme ce fut
le cas des Francs (via le foedus)
ou de l’Eglise, les féodaux de l’An Mil étaient de lointains héritiers
des comtes, ducs, marquis ou barons carolingiens chargés de contrôler le
territoire de l’Empire. La féodalisation correspondrait surement plus à
la captation par des privés de charges publiques (qu'on peut
éventuellement plutôt comparer aux « baronnies » de nos élus locaux qui
occupent des postes parfois depuis plusieurs décennies) qu’a la
soustraction de pans entiers du territoire, quand bien même l'Etat donne
un sentiment de "laisser-faire". Les féodaux n’ont absolument rien
soustrait à l’Empire carolingien, ils ont hérité des différentes formes
de pouvoir qu’ils étaient par la suite les seuls capables de faire
appliquer en raison de l’absence d’Etat. Même l’installation des
Normands fut « actée » par un roi carolingien et par un baptême. Le
« miracle capétien » qui suivra et établira le royaume de France, ne
doit pas faire oublier que ceux-ci étaient initialement des seigneurs
modestes dont la légitimité est venue d’une exceptionnelle lignée
d’héritiers mâles, de leur proximité avec l’Eglise catholique et de leur
volonté de se placer dans l’héritage de Clovis. Les guerres engagées
par les princes et autres seigneurs étaient des confrontations visant à
établir (ou rétablir) l’équilibre entre autorité royale et autonomie
locale et ce jusqu’à la Fronde qui marque autant l’apogée de ce
phénomène que sa fin.
La privatisation du
territoire français n’est peut-être en définitive que la conséquence du
libéralisme, de son anthropologie négative, de son rejet de l’Etat total
et de son goût immodéré pour le commerce et l’argent. La féodalité bien
entendue est un système d’organisation sociale original qui a structuré
l’Occident, comme il a structuré le Japon. Actuellement nous avons
plutôt affaire à une destruction généralisée des cadres sociaux et à un
chaos organisé d’en haut. Peut-être faudrait-il trouver un terme qui
traduise l’idée d’Adrien Abauzit, que je partage, mais qui soit moins
connoté que « féodalité ».
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