Il faut
ajouter que si cette différence est avant tout intérieure, sous
l'impulsion de tout ce qui a intérieurement une puissance, se traduisant
aussi à l'extérieur, des effets en découlent sur d'autres plans et,
plus particulièrement, dans les termes suivants. Avant tout, termes
d'une "irréductibilité" de l'impulsion héroïque: Qui vit spirituellement
l'héroïsme est chargé d'une tension métaphysique, stimulé par un élan
dont l'objet est "infini", dépassera toujours ce qui anime celui qui se
bat par nécessité, par métier ou sous la poussée d'instincts naturels ou
de suggestions.
En
second lieu, qui se bat dans une "guerre sainte" se situe spontanément
au-delà de tout particularisme, vit dans un climat spirituel qui, à un
moment donné, peut fort bien donner naissance à une unité supranationale
dans l'action. C'est précisément ce qui
s'est vérifié dans les Croisades, où Princes et Chefs de tous pays se
rassemblèrent pour l'entreprise héroïque et sainte, au-delà de leurs
intérêts particuliers et utilitaires et des divisions politiques,
réalisant pour la première fois une grande unité européenne conforme à
leur civilisation commune et au principe même du Saint Empire Romain
Germanique.
Or,
si nous savons abandonner le "prétexte", si nous savons isoler
l'essentiel du contingent, nous trouvons un élément précieux qui ne se
borne pas à une période historique déterminée. Réussir à ramener
l'action héroïque sur un plan "ascétique" , à la justifier aussi en
fonction de ce plan, signifie déblayer la voie pour une nouvelle et
possible unité de civilisation. Cela signifie aussi écarter tout
antagonisme conditionné par la matière, préparer la place pour les
grandes distances et les vastes fronts, pour dimensionner peu à peu les
buts extérieurs de l'action à sa nouvelle signification spirituelle:
comme cela se vérifie quand ce n'est plus seulement pour un pays et pour
des ambitions temporelles que l'on se bat, mais au nom d'un principe
supérieur de civilisation, d'une tentative de ce qui, pour être
métaphysique, nous fait aller de l'avant, au-delà de toutes limites,
au-delà de tous dangers, au-delà de toute destruction.
Il
ne faut pas trouver étrange, qu'après avoir examiné un ensemble de
traditions occidentales relatives à la guerre sainte, c'est-à-dire à la
guerre comme valeur spirituelle, nous nous proposions maintenant
d'examiner ce concept tel qu'il a été formulé par la tradition
islamique. En effet, notre but, comme nous l'avons souligné plusieurs
fois, est de mettre en relief la valeur objective par la démonstration
de son universalité, de sa conformité au quod ubique, quod ab omnibus et quod semper.
Seulement ainsi, on peut avoir la sensation que certaines valeurs ont
une portée absolument différente de ce que peuvent penser les uns ou les
autres, mais aussi que dans leur essence elles sont supérieures aux
formes particulières qu'elles ont assumées pour se manifester dans les
deux traditions historiques. Plus on reconnaîtra la correspondance
interne de ces formes, et leur principe unique, plus on pourra
appronfondir sa propre tradition, jusqu'à la posséder intégralement et
la comprendre en partant de son point originel et métaphysique.
Historiquement,
il faut souligner que la tradition islamique, en ce qui nous intéresse,
est en quelque sorte l'héritière de la tradition perse, l'une des plus
haute civilisations indo-européennes. La conception mazdéenne originelle
de la religion comme militia sous le signe du "Dieu de
Lumière", et de l'existence sur la terre comme une lutte incessante pour
arracher êtres et choses au pouvoir d'un anti-dieu, est le centre de la
vision perse de la vie. Il faut la considérer comme la contrepartie
métaphysique et le fond spirituel des exploits guerriers dont l'apogée
fut l'édification perse sous la domination du "Roi des rois". Après la
chute de la grandeur perse, certains échos de cette tradition
subsistèrent dans le cycle de la civilisation arabe médiévale, sous des
formes plus matérielles et parfois exaspérées, mais sans jamais annuler
effectivement le motif originel de spiritualité.
Ici
nous nous référons à des traditions de ce genre surtout parce qu'elles
mettent en relief un concept très utile pour éclairer ultérieurement
l'ordre des idées que nous nous proposons d'exposer. Il s'agit du
concept de la grande guerre sainte, distincte de la
"petite guerre", mais en même temps liée à cette dernière selon une
correspondance spéciale. La distinction se base sur un hadîth du Prophète, qui, revenant d'une expédition guerrière aurait déclaré: "Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte".
La
petite guerre, ici, correspond à la guerre extérieure, à la guerre
sanglante qui se fait avec des armes matérielles contre l'ennemi, contre
le "barbare", contre une race inférieure devant laquelle on revendique
un droit supérieur ou, enfin, quand l'entreprise est dirigée par une
motivation religieuse, contre "l'infidèle". Pour auusi terribles et
tragiques que puissent être les accidents, pour aussi monstrueuses que
puissent être les destructions, il n'en reste pas moins que cette
guerre, métaphysiquement, est toujours la "petite guerre". La
"grande guerre sainte" est au contraire d'ordre intérieur et immatériel,
c'est le combat qui se mène contre l'ennemi, ou le "barbare", ou
"l'infidèle" que chacun abrite en soi et qu'il voit surgir en soi au
moment où il veut assujettir tout son être à une loi spirituelle. En
tant que désir, tendance, passion, instinct, faiblesse et lacheté
intérieure, l'ennemi qui est dans l'homme doit être vaincu, brisé dans
sa résistance, enchaîné, soumis à l'homme spirituel: telle est la
condition pour atteindre la libération intérieure, la "paix triomphale"
qui permet de participer à ce qui est au-delà de la vie comme de la
mort.
C'est
simplement l'ascétisme - dira-t-on. La grande guerre sainte est l'ascèse
de tous les temps. Et quelqu'un sera tenté d'ajouter: c'est la voie de
ceux qui fuient le monde et qui, avec l'excuse de la lutte intérieure,
se transforme en un troupeau de poltrons pacifistes. Ce n'est rien de
tout cela. Après la distinction entre les deux guerres, leur synthèse.
C'est le propre des traditions héroïques que de prescrire la "petite
guerre", c'est-à-dire la guerre vraie, sanglante, comme instrument pour
la "grande guerre sainte"; au point que, finalement, les deux ne
deviennent qu'une seule et même chose.
C'est ainsi que dans l'Islam "guerre sainte" - jihâd
et "voie de Dieu" - sont indifféremment utilisés l'un pour l'autre. Qui
se bat est sur la "voie de Dieu". Un célèbre hadîth très
caractéristique de cette tradition, dit: "Le sang des Héros est plus près du Seigneur que l'encre des sages et les prières des dévots".
Ici aussi, comme dans les traditions dont nous avons déjà parlé comme
dans l'ascèse romaine de la puissance et dans la classique mors
triumphalis, l'action assume l'exacte valeur d'un dépassement intérieur
et d'accès à une vie délivrée de l'obscurité, du contingent, de
l'incertitude et de la mort. En d'autres termes, les situations, les
risques, les épreuves inhérentes aux exploits guerriers provoquent
l'apparition de "l'ennemi" intérieur, qui, en tant qu'instinct de
conservation, lacheté ou cruauté, pitié ou fureur aveugle, surgir comme
ce qu'il faut vaincre dans l'acte même de combattre l'ennemi extérieur.
Ceci montre que le point décisif est constitué par l'orientation
intérieure, la permanence inébranlable de ce qui est esprit dans la
double lutte: sans précipitation aveugle, ni transformation en une brute
déchaînée, mais, au contraire, domination des forces les plus
profondes, contrôle pour n'être jamais entraîné intérieurement, mais
rester toujours maître de soi, et cette maîtrise permet de s'affirmer
au-delà de toutes limites. Nous aborderons plus avant une autre
tradition où cette situation est représentée par un symbole très
caractéristique: un guerrier et un être divin impassible, qui, sans
combattre, soutient et conduit le soldat, à coté duquel il se trouve sur
le même char de combat. C'est la personnification de la dualité des
principes que le véritable héros, dont les émanations ont toujours
quelque chose de ce sacré dont il est porteur.
Dans la tradition islamique, on lit dans un de ses textes les plus importants: "Il combat dans la voie de Dieu (c'est-à-dire dans la guerre sainte) celui
qui sacrifie sa vie terrestre pour celle de l'au-delà: car à celui qui
combat dans la voie de Dieu et sera tué, ou vainqueur, nous donnerons
une immense récompense". La prémisse métaphysique selon laquelle il est prescrit: "Combattez selon la guerre sainte ceux qui vous feront la guerre". "Tuez-les partout où vous les trouverez et écrasez-les. Ne vous montrez pas faibles et n'invitez pas à la paix" car "la vie terrestre est seulement un jeu et un passe-temps" et "qui se montre avare, n'est avare qu'avec soi-même". Ce dernier principe est évidemment à prendre comme un fac-similé de l'évangélique : "Qui veut sauver sa propre vie la perdra et qui la perdra la rendra réellement vivante", confirmé par cet autre passage: "Et
que, vous qui croyez, quand il vous fut dit: 'Descendez à la bataille
pour la guerre sainte' vous êtes restés immobiles? Vous avez préféré la
vie de ce monde à la vie future", puisque: "vous attendez de nous une chose, et non les deux suprêmes, victoire ou sacrifice?".
Cet autre passage est digne d'attention: "La
guerre vous a été ordonnée, bien qu'elle vous déplaise. Mais quelque
chose qui est bon pour vous peut-il vous déplaire, et vous plaire ce qui
est mauvais pour vous: Dieu sait, alors que vous ne savez pas", qui est très proche de: "Ils
préférèrent être parmi ceux qui restèrent: une marque est incisée dans
leur coeur, aussi ne comprennent-ils pas. Mais l'Apôtre et ceux qui
croient avec lui combattent avec ce qu'ils ont et avec leur propre
personne: à eux récompenses - et ce sont eux qui prospèreront - dans la
grande félicité".
Ici
nous avons une sorte d'amor fati, une intuition mystérieuse, évocation
et accomplissement héroïque du destin, dans l'intime certitude que,
quand il y a "intention juste", quand l'inertie et la lâcheté sont
vaincues, l'élan va au-delà de la propre vie et de celle des autres,
au-delà de la félicité et de l'affliction guidé dans le sens d'un destin
spirituel et d'une soif d'existence absolue, donnant alors naissance à
une force qui ne pourra manquer le but absolu. La crise d'une mort
tragique et héroïque devient contingence sans intérêt, ce qui, en terme
religieux, est exprimé ainsi: "Ceux qui seront tués dans la voie de Dieu (ceux qui mourrons en combattant la guerre sainte) leur
réalisation ne sera pas perdue. Dieu les guidera et disposera de leur
âme. Il les fera entrer dans le paradis qu'il leur a révélé".
Ainsi le lecteur se trouve-t-il ramené aux idées exposées plus haut qui sont basées sur les traditions classiques ou
nordico-médiévales, concernant une immortalité privilégiée réservée aux
héros, les seuls qui, selon Hésiode, habitent les îles symboliques où
se déroule une existence lumineuse et intengible à l'image de celle des
Olympiens. Dans la tradition islamique il y a de fréquentes allusions au
fait que certains guerriers, morts dans la "guerre sainte", ne seraient en vérité jamais morts,
assertion nullement symbolique, et encore moins à rapprocher de
certains états surhumains séparés des énergies et des destinées des
vivants. Il n'est pas possible d'entrer dans ce domaine, qui est plutôt
mystérieux, et exige des références qui n'intéressent pas la nature de
cette étude. Il est certain qu'aujourd'hui encore, et précisément en Italie, les rites par lesquels une communauté guerrière déclare "présents" les camarades morts au champ d'honneur, ont retrouvé une force singulière.
Qui part de l'idée que tout ce qu'un processus d'involution a, de nos
jours, doté d'un caractère allégorique et au maximum éthique, avait à
l'origine une valeur de réalité (et tout rite était action
et non simplement cérémonie) doit penser que les rites guerriers
actuels peuvent être matière à méditation et à rapprocher du mystère
contenu dans l'enseignement dont nous avons parlé: l'idée de héros qui
ne sont pas vraiment morts, comme celle des vainqueurs qui, à l'image du
César romain, restent "vainqueurs perpétuels" au centre d'une lignée.
Nous
achèverons cette rapide étude, consacrée à la guerre comme valeur
spirituelle, en nous référant à une dernière tradition du cycle héroïque
indo-européen, celle de la Bhagavad-Gîtâ, le plus célèbre texte peut-être de l'antique sagesse hindoue, essentiellement écrit pour la caste guerrière.
Son
choix n'est pas arbitraire et ne doit rien à l'exotisme. Comme la
tradition islamique nous a permis de formuler, dans l'universel, l'idée
de la "grande guerre" intérieure, contrepartie possible et âme d'une
guerre extérieure, la tradition transmise par le texte hindou nous
permettra d'encadrer définitivement notre sujet dans une vision
métaphysique.
Sur un
plan plus extérieur, cette référence à l'Orient hindou, le grand Orient
héroïque et non celui des théosophes, des panthéistes humanitaires et
des vieilles dames en extase devant les Gandhi et les Rabindranath
Tagore, nous paraît également utile pour rectifier les opinions et la
compréhension resté longtemps esclave des antithèses artificielles
Orient / Occident: artificielles parce que basés sur le dernier Occident
moderniste et matérialiste, qui finalement a bien peu de commun avec
celui qui l'a précédé, avec la véritable et grande civilisation
occidentale. L'Occident moderne est aussi opposé à l'Orient qu'il l'est à l'antique Occident. Dès
qu'on en revient aux temps anciens, nous nous trouvons effectivement
devant un patrimoine ethnique et culturel largement commun, qui
correspondait déjà à une unique dénomination "indo-européen". Les
formes originelles de vie, de spiritualité, d'institutions des premiers
colonisateurs de l'Inde et de l'Iran ont beaucoup de points de contact
avec celles des peuples helléniques et nordiques, mais aussi des
antiques Romains.
Nous
allons aborder maintenant des traditions qui nous donnent un exemple de
ces affinités de conception spirituelle commune du combat, de l'action
et de la mort héroïque, contrairement à l'idée reçue qui veut, dès qu'on
parle de civilisation hindoue, ne penser que nirvâna, fakirisme, évasion du monde, négation des valeurs "ocidentales" de la personnalité, etc.
La Bhagavad Gîtâ
est rédigée sous forme de dialogue entre un guerrier, Arjuna et un
dieu, Krishna son maître spirituel. Le dialogue a lieu à l'occasion
d'une bataille où Arjuna hésite à se lancer, arrêté par des scrupules
humanitaires. Interprétés en clef de spiritualité, les deux figures
d'Arjuna et de Krishna ne sont, en réalité, qu'une seule et même
personne car elles représentent les deux parties de l'être humain:
Arjuna le principe de l'action, Krishna celui de la connaissance
transcendante. Le dialogue se transforme en une sorte de monologue,
d'abord clarification intérieure, puis résolution héroïque autant que
spirituelle du problème de l'action guerrière qui s'était imposé à
Arjuna au moment de descendre sur le champ de bataille.
Or,
la pitié qui retient le guerrier quand, au moment de combattre, il
découvre dans les rangs ennemis les amis de jadis et certains de ses
parents, est qualifié par Krishna (le principe spirituel) de "trouble indigne des Aryas qui ferme le ciel et procure la honte"
(B.G. II, 2). Ainsi revient le thème que nous avons déjà si souvent
rencontré dans les enseignements traditionnels de l'Occident: "Tué, tu gagneras le ciel ; vainqueur, tu posséderas la terre. Lève-toi donc, fils de Kunti, pour combattre, bien résolu" (op. cit. II, 37). En même temps se dessine le thème d'une "guerre intérieure", guerre qu'il faut mener contre soi-même: "sachant
donc que la raison est la plus forte, affermis-toi en toi-même, et tue
un ennemi aux formes changeantes, à l'abord difficile" (op.
cit., III, 43). L'ennemi extérieur a pour pendant un ennemi intérieur,
qui est la passion, la soif animale de la vie. Voici comment est définie
la juste orientation: "Rapporte à moi toutes les oeuvres, pense à
l'Ame suprême ; et sans espérance, sans souci de toi-même, combats et
n'aie point de tristesse" (op. cit., III, 30).
Il
faut noter l'appel à une lucidité, supraconsciente et suprapassionnée
d'héroïsme, comme il ne faut pas négliger ce passage qui souligne le
caractère de pureté, d'absolu que doit avoir l'action et qu'elle peut
avoir en termes de "guerre sainte": "Tiens pour égaux plaisir et
peine, gain et perte, victoire et défaite, et sois tout entier à la
bataille : ainsi tu éviteras le péché" (op. cit. II, 38). Ainsi
s'impose l'idée d'un "péché", qui ne se réfère qu'à l'état de volonté
incomplète et d'action, intérieurement encore éloignée de l'élévation,
par rapport à laquelle la vie signifie si peu, la sienne comme celle des
autres et où aucune mesure humaine n'a plus cours.
Si l'on reste sur ce plan, ce texte offre des considérations d'un ordre absolument métaphysique, visant à montrer comment,
à un tel niveau, finit par agir sur le guerrier une force plus divine
qu'humaine. L'enseignement que Krishna (principe de "connaissance")
dispense à Arjuna (principe "d'action") pour mettre fin à ses
hésitations, vise surtout à réaliser la distinction entre ce qui est
incorruptible comme spiritualité absolue, et ce qui existe seulement
d'une manière illusoire comme élément humain et naturel ; "Celui
qui n'est pas ne peut être, et celui qui est ne peut cesser d'être.
(...) Sache-le il est indestructible, Celui par qui a été développé cet
univers (...) Celui qui croit qu'elle tue ou qu'on la tue (l'Ame) se trompe; elle ne tue pas, elle n'est pas tuée (...) elle n'est pas tuée quand on tue le corps (...) Combats donc, ô Bharata" (op. cit., II, 16, 17, 19, 20, et 18).
Mais
ce n'est pas tout. A la conscience de l'irréalité métaphysique de ce
que l'on peut perdre, ou faire perdre, comme vie caduque et corps mortel
(conscience qui trouve son équivalence dans l'une des traditions que
nous avons déjà examinées, où l'existence humaine est définie comme "jeu
et frivolité"), s'associe l'idée que l'esprit, dans son absolu, sa
transcendance devant tout ce qui est limité et incapable de dépasser
cette limite, ne peut apparaître que comme une force destructrice. C'est
pourquoi se pose le problème de voir en quels termes dans l'être,
instrument nécessaire de destruction et de mort, le guerrier peut
évoquer l'esprit, justement sous cet aspect, au point de s'y identifier.
La Bhagavad Gîtâ nous le dit exactement. Non seulement le Dieu déclare : "Je
suis...la vertu des forts exempte de passion et de désir (...); dans le
feu, la splendeur; la vie dans tous les êtres; la continence dans les
ascètes (...) la science des sages; le courage des vaillants" (op. cit., VII, 11,9,10).
Puis,
le Dieu se manifeste à Arjuna sous sa forme transcendantale, terrible
et fulgurante, lui offrant une vision absolue de la vie: tels que des
lampes soumises à une lumière trop intense, des circuits investis d'un
potentiel trop haut, les êtres vivants tombent et trépassent seulement
parce qu'en eux brule une puissance qui transcende leur perfection, qui
va au-delà de tout ce qu'ils peuvent et veulent. C'est pour cela qu'ils
deviennent, atteignent un sommet et, comme entraînés par les ondes
auxquelles ils s'étaient abandonnés et qui les avaient portés jusqu'à un
certain point, ils enfoncent, se dissolvent, meurent, retournent dans
le non-manifesté. Mais celui qui ne redoute pas la mort, sait assumer sa
mort devenant par là tout ce qui le détruit, l'engloutit, le brise, il
finit par franchir la limite, parvient à se maintenir sur la crète des
ondes, n'enfoncent pas, au contraire ce qui est au-delà de la vie se
manifeste en lui. C'est pourquoi, Krishna, la personnification du
"principe esprit", après s'être révélé dans sa totalité à Arjuna, peut
dire: "Excepté toi, il ne restera pas un seul des soldats que
renferment ces deux armées. Ainsi donc, lève-toi, cherche la gloire;
triomphe des ennemeis et acquiers un vaste empire. J'ai déjà assuré leur
perte: sois-en seulement l'instrument ; (...) tue-les donc ; ne te
trouble pas; combats et tu vaincras tes rivaux" (op. cit., XI, 32, 33, 34).
On
retrouve donc l'identification de la guerre avec la "voie de Dieu",
dont nous avons parlé plus haut. Le guerrier cesse d'agir en tant que
personne. Une grande force non-humaine, à ce niveau, en transfigure
l'action, la rend absolue et "pure" là précisément où elle doit être
extrême. Voici une image, très éloquente, appartenant à cette tradition:
"La vie, comme un arc ; l'âme comme une flèche ; l'esprit absolu
comme cible à atteindre. S'unir à cet esprit comme la flèche décochée se
plante dans la cible". C'est une des plus hautes formes de la
justification métaphysique de la guerre, une des images les plus
complètes de la guerre comme "guerre sainte".¨
Pour
terminer cette digression sur les formes de la tradition héroïque
telles que nous les ont présentées époques et peuples si divers, nous
n'ajouterons que quelques mots en guise de conclusion.
Cette
excursion dans un monde qui pourra sembler, à certains, insolite et
n'ayant guère à voir avec le nôtre, nous ne l'avons pas faite par
curiosité ou pour étaler notre érudition. Nous l'avons faite, au
contraire, dans le but précis de démontrer le sacré de la guerre, car la
possibilité de justifier la guerre spirituellement et sa nécessité,
constitue au sens le plus haut du terme, une tradition. C'est
quelque chose qui s'est toujours et partout manifesté, dans le cycle
ascendant de toutes les grandes civilisations. Alors que la névrose de
la guerre, les déprécations humanitaires et pacifistes, les concessions à
la guerre comme "triste nécessité" et phénomène uniquement politique ou
naturel - tout ceci ne correspond à aucune tradition,
n'est qu'une invention moderne, récente, en marge de la décomposition
qui caractérisait la civilisation démocratique et matérialiste, contre
laquelle se dressent aujourd'hui de nouvelles forces révolutionnaires.
Dans ce sens, tout ce que nous avons recueilli, de sources si
différentes, avec le souci constant de séparer l'essentiel du
contingent, l'esprit de la lettre, peut servir à une confortation
intérieure, à une confirmation, à une certitude décuplée. Non seulement
l'instinct viril et justifié en
termes supérieurs, mais la possibilité de cerner les formes de
l'expérience héroïque qui correspond à notre vocation la plus haute, se
dévoile brusquement.
Ici
nous devons revenir à ce que nous écrivions au début de cette étude, en
montrant qu'il y a plusieurs manières d'être "héros", (voire animale et
sub-personnelle). Donc ce qui compte n'est pas tant la possibilité
vulgaire de sa lancer dans une bataille et de se sacrifier, mais l'esprit
selon lequel on peut vivre une aventure de ce genre. Nous avons
désormais tous les éléments pour préciser, parmi les différents aspects
de l'expérience héroïque, celui que l'on peut considérer comme absolu,
qui peut véritablement identifier la guerre avec la "voie de Dieu", et
chez le héros, peut laisser entrevoir réellement une manifestation
divine.
Mais il faut
rappeler aussi qu'en disant que le point où la vocation guerrière
atteint réellement une hauteur métaphysique, reflétant la plénitude de
l'universel, il ne peut, dans une race, que tendre à une manifestation
et à une finalité également universelles, ce qui signifie: Il ne peut que prédestiner cette race à l'empire. Car
seul l'empire, tel un ordre supérieur où règne la pax triumphalis,
reflet terrestre de la souveraineté du "supra-monde" est comparable aux
forces qui, dans le domaine de l'esprit, manifestent les mêmes
caractères de pureté, de puissance, d'inéluctabilité, de transcendance
par rapport à tout ce qui est pathos, passion et limitation humaine, qui se reflète dans les grandes et libres énergies de la nature.
FIN
Julius EVOLA 1935
http://theatrum-belli.org/
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