Bernard
Lugan, docteur en histoire et docteur d’État ès-lettres, enseigne
l’histoire à l’université de Lyon III. Grand africaniste, il a publié
une dizaine douvrages dont Histoire de l’Afrique du Sud (Éd. Perin, 1986), Histoire du Rwanda (Éd. Bartillat 1997), Histoire du Maroc (Éd. Perrin, 2000), Histoire de l’Égypte (Éd. du Rocher, 2002), Rwanda : le génocide, l’Église et la démocratie (2004), François Mitterrand, l’armée française et le Rwanda (Éd. du Rocher, 2005). Il a aussi édité pendant plus de dix ans la revue L’Afrique Réelle.
L’ACTION FRANÇAISE 2000. Comment expliquez-vous l’irruption en France de l’actuel débat sur l’esclavage ?
Bernard LUGAN. La question de l’esclavage est un sujet passionnel devenu explosif en raison du poids des souffrances passées, de la mémoire collective, de la pugnacité du lobby afro-américain aux États-Unis et de l’immigration en Europe. Son exposé tient généralement en une suite d’idées reçues dont le support scientifique est obsolète.
Il est ainsi affirmé, et cela sans la moindre preuve, que si l’Afrique s’enlise dans le non développement, c’est essentiellement en raison de la ponction esclavagiste. Or, cette affirmation ne prend jamais en compte le fait que si la traite fut évidemment un drame affreux pour les individus qui furent vendus et une catastrophe pour les tribus victimes des razzieurs, elle fut en revanche une source considérable de bénéfice et de puissance pour ceux des Africains qui étaient les associés, les partenaires, les fournisseurs des Européens.
Un puissant intérêt liait en effet des « partenaires blancs et noirs engagés dans une opération économique créatrice de profits » (1). Ne perdons jamais de vue que la Traite des esclaves fut dabord une opération inter-africaine et que les États esclavagistes qui l’organisaient ont connu une prospérité remarquable tirée de la vente de leurs frères noirs aux Européens. La grande réalité de la Traite est en définitive que ce furent bien des Noirs qui vendirent leurs frères aux négriers européens. Dans les Antilles françaises, certains commencent d’ailleurs à reconnaître cette vérité historique politiquement bien incorrecte. On lisait ainsi dans Jeune Afrique du 28 juillet 1998 : « Nous n’avons rien à voir avec des gens qui nous ont vendus. » « À l’heure où les Africains demandent aux Européens des réparations pour leurs responsabilités dans la vente d’esclaves, les Antillais veulent demander des comptes aux Africains : l’Afrique a vendu ses enfants, accusent-ils. Par conséquent, nous n’avons rien à voir avec des gens qui nous ont vendus. Il apparaît en effet, que les Martiniquais ont, pour la première fois, besoin de poser des questions sur cette Afrique mère, de lui en vouloir ouvertement, de crever l’abcès. » .
La complicité de certains Noirs
A.F. 2000. Des Noirs étaient donc complices de ce trafic ?
B.L. En effet la Traite ne fut possible que parce que des Noirs capturaient d’autres Noirs pour venir les vendre aux négriers. À l’exception des pombeiros qui étaient des métis de Noirs et de Portugais et qui opéraient en Angola, les Européens ne pénétraient pas à l’intérieur du continent. Ils n’ont donc jamais été en mesure de jouer un rôle actif dans les phases de la capture, puis de l’acheminement des esclaves vers la côte. Ces deux rôles essentiels étaient en totalité tenus par des Africains.
La traite des esclaves fut d’abord le fait d’États esclavagistes africains qui nignoraient pas la loi du marché et qui savaient raréfier ou réguler le produit en fonction de la demande. De l’intérieur du continent jusque’au littoral, les réseaux de distribution, les péages, les versements de taxes, les marchés continentaux faisaient qu’une partie de l’Afrique s’enrichissait en en vendant une autre. Andagsman, le film du réalisateur ivoirien Gnoan MBalla sorti dans les salles en 2001, est explicite à ce sujet. Selon la présentation faite par son auteur, il met en effet en scène « la complicité des peuples africains qui ont vendu leurs frères aux trafiquants desclaves. Les tribus africaines se lançaient à la conquête dautres tribus, les vaincus étaient faits prisonniers et échangés contre des fusils et du rhum. »
Cette vérité, acceptable dans la bouche d’un Africain, est considérée comme une provocation quand c’est un Blanc qui l’exprime. Mon estimé collègue Pétré-Grenouilleau l’a malheureusement appris à ses dépens. Étant lui-même politiquement correct, il vient en effet de découvrir avec stupeur que la liberté en matière de recherche historique n’existe plus en France..
La France ne s’y est pas enrichie
A.F. 2000. Peut-on dire que l’esclavage a assuré la prospérité des pays européens ?
B.L. Cette proposition est scientifiquement absurde. La révolution industrielle française s’étant faite dans la seconde partie du XIXe siècle, c’est-à-dire après l’abolition, et dans l’Est de la France, notamment en Lorraine et dans la région lyonnaise ainsi que dans le Nord, et non à Bordeaux ou à La Rochelle, la prospérité industrielle française ne s’explique donc pas par la Traite.
Pour ce qui est de la Grande Bretagne les historiens anglo-saxons ont démontré (2) que l’Angleterre n’a pas tiré sa richesse du commerce des esclaves. David Richardson (3) a ainsi prouvé que les bénéfices tirés de la Traite des Noirs ne généraient pas de bénéfices particulièrement élevés (8 à 10 % à leur pic) et que, lentreprise étant particulièrement risquée, elle na pas attiré massivement les investisseurs. Il a également démontré que ce ne sont pas les profits de la Traite qui ont permis l’industrialisation britannique puisque les bénéfices tirés du commerce négrier nont représenté que moins de 1 % de tous les investissements liés à la révolution industrielle d’Outre-Manche.
D’ailleurs, et c’est moi qui l’ajoute, si industrialisation et prospérité étaient les résultats du commerce des esclaves, le Portugal aurait dû être une des nations les mieux loties. Or, ce pays qui na pas fait sa révolution industrielle était il y a encore deux décennies une quasi enclave du tiers-monde en Europe.
A contrario, que dire de l’industrialisation de l’Allemagne, de la Suède, de la Tchécoslovaquie, de la Suisse ou de la Russie, pays qui n’ont pas ou quasiment pas participé au commerce des esclaves ?
Quant à la révolution industrielle américaine ce nest pas dans le Sud esclavagiste quelle sest produite, mais dans le Nord abolitionniste.
Le volume de la Traite
A.F. 2000. Peut-on valablement soutenir que l’Afrique est sous-développée en raison des coupes sombres opérées dans sa démographie par la traite négrière ?
B.L. Poser cette question revient à poser celle du volume de la traite ; or le débat est clos car lestimation du volume global de la traite atlantique fait aujourd’hui l’objet dun consensus de la part des historiens qui lestiment entre dix et douze millions d’individus.
En 1980, il y aura donc bientôt trente ans, Yves Person, titulaire de la chaire dhistoire de l’Afrique à la Sorbonne, avait écrit que, localement, au lieu de vider des régions de leur population, la Traite avait plutôt épongé l’excédent dune population en croissance (4) laquelle s’expliquait selon lui par lintroduction des plantes américaines par les Portugais (manioc, maïs, haricots, etc.), plantes qui ont véritablement révolutionné la vie alimentaire des Africains.
Selon Hugh Thomas (5), l’Afrique n’a pas été dépeuplée par la Traite européenne laquelle na eu en définitive que peu d’effets sur le bilan démographique global car la plus grande partie du continent y a échappé : « La population de l’Afrique de l’Ouest, dit-il, était probablement de l’ordre de vingt-cinq millions au début du XVIe siècle, avec un taux de croissance de 17 pour 1.000. La Traite qui prélevait 0,2 % de la population par an n’a pu avoir pour effet maximum que de ralentir son augmentation. »
Ces chiffres sont à comparer aux pertes humaines subies par l’Europe lors des épidémies de peste (entre 30 à 60 % de la population selon les régions), durant la Guerre de Trente ans qui dépeupla une grande partie de l’Europe centrale ou encore durant les guerres de Religion ; or, ces terribles saignées nont pas bloqué le développement de l’Europe. John Llife résume l’état de la question d’une phrase choc affirmant que la ponction démographique opérée par la Traite fut pour lAfrique « un désastre, mais pas une catastrophe ». De fait la zone des actuels États du Ghana, du Dahomey, du Togo et du Cameroun, cest-à-dire la Gold Coast et la Côte des Esclaves, englobant tout le delta du Niger, fut une des grandes zones de Traite. Or ces régions sont aujourd’hui parmi les plus densément peuplées de l’Afrique littorale.
Propos recueillis par Michel FROMENTOUX Action Française 2000
(1) F. Renault et S. Daget : Les Traites négrières en Afrique, Paris, 1985. Voir aussi de S. Daget : La traite des noirs. Paris, 1990.
(2) Sous la direction de W.M. Roger Louis : The Oxford History of the British Empire. 5 volumes, 1998-1999. H. Thomas : The Slave Trade. London, 1997. Voir également de J. Llife : Africans : The History of a Continent, publié en langue française sous le titre : Les Africains. Histoire dun continent. Paris, 2000.
(3) D. Richardson : The British Empire and the Atlantic Slave Trade, 1660-1804. In The Oxford History of the British Empire, volume II, 1998.
(4) Y. Person : La population de l’Afrique noire durant les XVIIIe et XIXe siècles. Dans Culture et Société, III, 1980.
(5) H. Thomas : The Slave Trade. London, 1997.
L’ACTION FRANÇAISE 2000. Comment expliquez-vous l’irruption en France de l’actuel débat sur l’esclavage ?
Bernard LUGAN. La question de l’esclavage est un sujet passionnel devenu explosif en raison du poids des souffrances passées, de la mémoire collective, de la pugnacité du lobby afro-américain aux États-Unis et de l’immigration en Europe. Son exposé tient généralement en une suite d’idées reçues dont le support scientifique est obsolète.
Il est ainsi affirmé, et cela sans la moindre preuve, que si l’Afrique s’enlise dans le non développement, c’est essentiellement en raison de la ponction esclavagiste. Or, cette affirmation ne prend jamais en compte le fait que si la traite fut évidemment un drame affreux pour les individus qui furent vendus et une catastrophe pour les tribus victimes des razzieurs, elle fut en revanche une source considérable de bénéfice et de puissance pour ceux des Africains qui étaient les associés, les partenaires, les fournisseurs des Européens.
Un puissant intérêt liait en effet des « partenaires blancs et noirs engagés dans une opération économique créatrice de profits » (1). Ne perdons jamais de vue que la Traite des esclaves fut dabord une opération inter-africaine et que les États esclavagistes qui l’organisaient ont connu une prospérité remarquable tirée de la vente de leurs frères noirs aux Européens. La grande réalité de la Traite est en définitive que ce furent bien des Noirs qui vendirent leurs frères aux négriers européens. Dans les Antilles françaises, certains commencent d’ailleurs à reconnaître cette vérité historique politiquement bien incorrecte. On lisait ainsi dans Jeune Afrique du 28 juillet 1998 : « Nous n’avons rien à voir avec des gens qui nous ont vendus. » « À l’heure où les Africains demandent aux Européens des réparations pour leurs responsabilités dans la vente d’esclaves, les Antillais veulent demander des comptes aux Africains : l’Afrique a vendu ses enfants, accusent-ils. Par conséquent, nous n’avons rien à voir avec des gens qui nous ont vendus. Il apparaît en effet, que les Martiniquais ont, pour la première fois, besoin de poser des questions sur cette Afrique mère, de lui en vouloir ouvertement, de crever l’abcès. » .
La complicité de certains Noirs
A.F. 2000. Des Noirs étaient donc complices de ce trafic ?
B.L. En effet la Traite ne fut possible que parce que des Noirs capturaient d’autres Noirs pour venir les vendre aux négriers. À l’exception des pombeiros qui étaient des métis de Noirs et de Portugais et qui opéraient en Angola, les Européens ne pénétraient pas à l’intérieur du continent. Ils n’ont donc jamais été en mesure de jouer un rôle actif dans les phases de la capture, puis de l’acheminement des esclaves vers la côte. Ces deux rôles essentiels étaient en totalité tenus par des Africains.
La traite des esclaves fut d’abord le fait d’États esclavagistes africains qui nignoraient pas la loi du marché et qui savaient raréfier ou réguler le produit en fonction de la demande. De l’intérieur du continent jusque’au littoral, les réseaux de distribution, les péages, les versements de taxes, les marchés continentaux faisaient qu’une partie de l’Afrique s’enrichissait en en vendant une autre. Andagsman, le film du réalisateur ivoirien Gnoan MBalla sorti dans les salles en 2001, est explicite à ce sujet. Selon la présentation faite par son auteur, il met en effet en scène « la complicité des peuples africains qui ont vendu leurs frères aux trafiquants desclaves. Les tribus africaines se lançaient à la conquête dautres tribus, les vaincus étaient faits prisonniers et échangés contre des fusils et du rhum. »
Cette vérité, acceptable dans la bouche d’un Africain, est considérée comme une provocation quand c’est un Blanc qui l’exprime. Mon estimé collègue Pétré-Grenouilleau l’a malheureusement appris à ses dépens. Étant lui-même politiquement correct, il vient en effet de découvrir avec stupeur que la liberté en matière de recherche historique n’existe plus en France..
La France ne s’y est pas enrichie
A.F. 2000. Peut-on dire que l’esclavage a assuré la prospérité des pays européens ?
B.L. Cette proposition est scientifiquement absurde. La révolution industrielle française s’étant faite dans la seconde partie du XIXe siècle, c’est-à-dire après l’abolition, et dans l’Est de la France, notamment en Lorraine et dans la région lyonnaise ainsi que dans le Nord, et non à Bordeaux ou à La Rochelle, la prospérité industrielle française ne s’explique donc pas par la Traite.
Pour ce qui est de la Grande Bretagne les historiens anglo-saxons ont démontré (2) que l’Angleterre n’a pas tiré sa richesse du commerce des esclaves. David Richardson (3) a ainsi prouvé que les bénéfices tirés de la Traite des Noirs ne généraient pas de bénéfices particulièrement élevés (8 à 10 % à leur pic) et que, lentreprise étant particulièrement risquée, elle na pas attiré massivement les investisseurs. Il a également démontré que ce ne sont pas les profits de la Traite qui ont permis l’industrialisation britannique puisque les bénéfices tirés du commerce négrier nont représenté que moins de 1 % de tous les investissements liés à la révolution industrielle d’Outre-Manche.
D’ailleurs, et c’est moi qui l’ajoute, si industrialisation et prospérité étaient les résultats du commerce des esclaves, le Portugal aurait dû être une des nations les mieux loties. Or, ce pays qui na pas fait sa révolution industrielle était il y a encore deux décennies une quasi enclave du tiers-monde en Europe.
A contrario, que dire de l’industrialisation de l’Allemagne, de la Suède, de la Tchécoslovaquie, de la Suisse ou de la Russie, pays qui n’ont pas ou quasiment pas participé au commerce des esclaves ?
Quant à la révolution industrielle américaine ce nest pas dans le Sud esclavagiste quelle sest produite, mais dans le Nord abolitionniste.
Le volume de la Traite
A.F. 2000. Peut-on valablement soutenir que l’Afrique est sous-développée en raison des coupes sombres opérées dans sa démographie par la traite négrière ?
B.L. Poser cette question revient à poser celle du volume de la traite ; or le débat est clos car lestimation du volume global de la traite atlantique fait aujourd’hui l’objet dun consensus de la part des historiens qui lestiment entre dix et douze millions d’individus.
En 1980, il y aura donc bientôt trente ans, Yves Person, titulaire de la chaire dhistoire de l’Afrique à la Sorbonne, avait écrit que, localement, au lieu de vider des régions de leur population, la Traite avait plutôt épongé l’excédent dune population en croissance (4) laquelle s’expliquait selon lui par lintroduction des plantes américaines par les Portugais (manioc, maïs, haricots, etc.), plantes qui ont véritablement révolutionné la vie alimentaire des Africains.
Selon Hugh Thomas (5), l’Afrique n’a pas été dépeuplée par la Traite européenne laquelle na eu en définitive que peu d’effets sur le bilan démographique global car la plus grande partie du continent y a échappé : « La population de l’Afrique de l’Ouest, dit-il, était probablement de l’ordre de vingt-cinq millions au début du XVIe siècle, avec un taux de croissance de 17 pour 1.000. La Traite qui prélevait 0,2 % de la population par an n’a pu avoir pour effet maximum que de ralentir son augmentation. »
Ces chiffres sont à comparer aux pertes humaines subies par l’Europe lors des épidémies de peste (entre 30 à 60 % de la population selon les régions), durant la Guerre de Trente ans qui dépeupla une grande partie de l’Europe centrale ou encore durant les guerres de Religion ; or, ces terribles saignées nont pas bloqué le développement de l’Europe. John Llife résume l’état de la question d’une phrase choc affirmant que la ponction démographique opérée par la Traite fut pour lAfrique « un désastre, mais pas une catastrophe ». De fait la zone des actuels États du Ghana, du Dahomey, du Togo et du Cameroun, cest-à-dire la Gold Coast et la Côte des Esclaves, englobant tout le delta du Niger, fut une des grandes zones de Traite. Or ces régions sont aujourd’hui parmi les plus densément peuplées de l’Afrique littorale.
Propos recueillis par Michel FROMENTOUX Action Française 2000
(1) F. Renault et S. Daget : Les Traites négrières en Afrique, Paris, 1985. Voir aussi de S. Daget : La traite des noirs. Paris, 1990.
(2) Sous la direction de W.M. Roger Louis : The Oxford History of the British Empire. 5 volumes, 1998-1999. H. Thomas : The Slave Trade. London, 1997. Voir également de J. Llife : Africans : The History of a Continent, publié en langue française sous le titre : Les Africains. Histoire dun continent. Paris, 2000.
(3) D. Richardson : The British Empire and the Atlantic Slave Trade, 1660-1804. In The Oxford History of the British Empire, volume II, 1998.
(4) Y. Person : La population de l’Afrique noire durant les XVIIIe et XIXe siècles. Dans Culture et Société, III, 1980.
(5) H. Thomas : The Slave Trade. London, 1997.
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