Avec la
mort de ses derniers acteurs, la Grande Guerre entre définitivement
dans l’Histoire, et devient tout de bon un sujet d’études. Or, tandis
que les publications la concernant se multiplient, sa place dans les
mémoires et les sensibilités diminue. Et sans doute n’est-ce pas une
bonne chose. Voici des livres pour ne pas oublier.
Affrontement interminable
Pierre Vallaud consacre son oeuvre aux conflits du XXe siècle. Après plusieurs ouvrages traitant de la Seconde Guerre mondiale ou de l’Indochine, il publie, en deux volumes, un 14-18, la Première Guerre Mondiale, véritable précis qui allie à un récit d’une grande clarté une très abondante iconographie, largement inédite, et de nombreuses cartes.
Cet ouvrage a beaucoup de qualités ; l’ampleur de la vue d’ensemble proposée, qui ne se cantonne pas, comme souvent, au front de l’Ouest, mais aborde tous les terrains d’opérations, en est l’une des principales. Le front d’Orient, souvent laissé de côté, malgré l’engagement français aux Dardanelles, tient dans ces pages toute sa place, et la vision turque des événements, ignorée, est prise en compte. Le front de l’Est, le rôle des troupes russes, l’effondrement de la Russie tsariste, la Révolution d’octobre et ses conséquences, font l’objet de tous les développements souhaitables, comme, d’ailleurs, l’extension du conflit au Proche-Orient, et le début de la course au contrôle des champs pétrolifères.
C’est que Pierre Vallaud tient à resituer le premier embrasement du siècle passé dans le contexte d’un affrontement interminable, et à rappeler que rien n’était réglé en 1919, bien au contraire.
Tous les aspects, toutes les données, pas seulement militaires, du conflit, sont abordés, étudiés, et les prémices, et les aboutissements. Bien. Il faut s’étonner, cependant, que Maurras et l’Action française, sans doute à cause de leur nationalisme, soient classés dans ces pages au nombre des boute-feu qui auraient poussé le pays dans la guerre par esprit de revanche, sans se soucier des conséquences. C’est ignorer l’avertissement terrible du Maître de Martigues, ces « cinq cent mille jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue » qu’il prophétisait, ce qui ne l’incitait certes pas à précipiter la France à l’aveuglette dans un conflit dont il était l’un des rares à prévoir le coût. C’est oublier, même, le prix du sang payé par l’A.F. et les sacrifices que les siens consentirent à la défense de la patrie…
Plumes illustres
Le travail des correspondants de guerre et des envoyés spéciaux dans la zone des armées entre 1914 et 1918 fut, en général, sévèrement jugé. Entre la crainte des "ciseaux d’Anastasie" qui incitaient les journaux prévoyants à s’autocensurer et le bourrage de crânes, entre désinformation et discours bravaches rédigés par les planqués de l’arrière, il semblait impossible de rien pouvoir retirer de sérieux ni d’intéressant de l’étude de la presse de l’époque, qu’elle fût française ou étrangère.
Les historiens reviennent un peu sur cette mauvaise opinion. Outre quelques témoignages de première main, datant pour la plupart du début du conflit, avant que les journalistes se vissent interdire l’accès au front et à ses abords, les articles en tous genres écrits en ces années-là présentent malgré tout quelque intérêt. Littéraire d’abord, car beaucoup furent signés des plus grands écrivains du temps ; historique ensuite, car les non-dit, les outrances, voire les mensonges, sont révélateurs d’une atmosphère, et plus encore des mentalités du moment.
Voilà pourquoi Alain Quella-Villéger n’a pas perdu son temps, ni celui de ses lecteurs, en se livrant à une quête patiente, à travers les publications françaises et étrangères, de tous les papiers qui pouvaient apporter quelque chose à l’historiographie. 14-18, grands reportages couvre toute la durée de la guerre et rassemble une collection internationale de plumes illustres assez remarquable. L’Américaine Édith Wharton, francophile passionnée, raconte la mobilisation, le quotidien à Paris et son incursion en direction de Verdun avec des accents de ferveur touchants. Le Britannique John Buchan dit l’enfer des Tommies sur la Somme. Albert Londres accompagne quelques Poilus au Mont Athos. Blaise Cendrars réussit à sourire avec tendresse de la petite soeur Philomène et de son chaste émoi devant ce légionnaire blessé, et nu… Myriam Harry, l’arabisante, compatit aux souffrances des spahis et des goumiers blessés. L’Italien Luigi Barzini suit au jour le jour l’agonie de la Belgique envahie. Des textes de Colette, aimablement mondaine, de Pierre Loti, caricatural dans sa haine forcenée et forcée de l’ennemi, d’Arthur Conan Doyle, rejoignent les témoignages et les récits, venus de tous les fronts, de journalistes allemands, russes, turcs, pour la plupart inconnus en France, et peignent, avec des sensibilités différentes, la même fresque tragique de l’héroïsme et de la peine des hommes.
Au coeur de la détresse
Tel fut aussi le témoignage de Georges Duhamel dont l’oeuvre romanesque, depuis sa disparition en 1966, n’a guère fait l’objet de rééditions. Médecin mobilisé, en première ligne, Duhamel fut incessamment confronté aux résultats du progrès et de la modernité appliqués à l’art de la guerre. C’est-à-dire à la réalité de blessures abominables telles que la chirurgie militaire n’en avait encore jamais connu. « Il faut ne plus fabriquer d’armes qui infligent des blessures que nous ne savons pas soigner ! » fait-il dire à l’un de ses chirurgiens de fiction, ses porte-parole, impuissants et ravagés. C’est tout le drame, et sans doute la prise de conscience, d’une époque et d’une science trop sûres d’elles que La Première Guerre mondiale arracha à leurs belles illusions. Vie des martyrs, Civilisation, Les sept dernières plaies, réunies en volume Omnibus, complété par quatre ballades et la correspondance de l’auteur, au front, avec son épouse, sont, certes, des oeuvres de fiction.
Duhamel, par respect du secret professionnel, par pudeur, avait changé les noms des soldats qu’il avait soignés ou accompagnés dans leurs derniers instants ; cette délicatesse lui valut longtemps d’être rejeté du nombre des témoins sérieux, comme si le fond de ses récits, à défaut du détail, n’avait point participé à dire l’indicible, avec le franc-parler et la crudité du médecin qui ne s’encombre pas de raffinements hors de propos.
Ces instantanés de soldats et d’officiers, saisis au coeur de la détresse et de la souffrance, quand aucun masque poli ne vient plus camoufler la vérité d’un homme ne sont pas uniquement une description sans fard, parfois teintée d’un humour grinçant, de la vie, et surtout de la mort, dans les hôpitaux de campagne pilonnés par l’artillerie, mais une galerie de portraits vrais de gens de tous milieux qui furent, ces années-là, l’âme, le coeur de la France. Et l’on se demande, désolé, comment un peuple pareil a pu, en moins d’un siècle, autant dégénérer …
L'épreuve de la France rurale
Yves Pourcher est historien, l’un des meilleurs spécialistes de 14-18, et l’auteur, entre autres, de Jours de guerre (Plon), incontestablement l’un des plus beaux livres écrits sur le quotidien de la tragédie. En fait, trop bien connaître un sujet peut se révéler un handicap lorsque l’on veut passer au roman historique et les échecs sont, en la matière, bien plus nombreux que les réussites. Yves Pourcher, lui, se sort haut la main de la tentative et Le Rêveur d’étoiles, fiction nourrie de son immense connaissance de l’époque et de son terroir de Lozère, est une incontestable et rare performance.
À travers l’histoire de Jérôme Charbonnel, le fils et l’héritier de la ferme de Coulagnettes, arraché à son foyer et à sa passion pour l’astronomie, qui reviendra une main en moins, mais surtout amputé de ses meilleurs amis, Pourcher communie intimement à la grande épreuve de cette France rurale arrachée à ses traditions, à ses rêves et à ses espoirs pour aller mourir dans la boue des tranchées. Le texte, nourri de documents authentiques, n’ignore ni l’héroïsme des femmes restées seules pour faire tourner les exploitations, ni le désarroi des maires de villages obligés d’annoncer les mauvaises nouvelles, ni l’élan de foi et de patriotisme qui dressa la France et lui permit de tenir.
Il y a là, outre Jérôme, quelques personnages difficiles à oublier, et surtout celui de Roger, qui écoutait chanter les oiseaux entre les obus. Avec ce beau roman, Pourcher rappelle qu’un historien n’est pas seulement un froid compilateur de paperasses, ni un maniaque de la note de bas de pages, et qu’il a le droit d’aimer, de comprendre, et de compatir.
Anne BERNET L’Action Française 2000 du 17 au 30 novembre 2005
* Pierre Vallaud : 14-18, la Première Guerre Mondiale. Éd. Fayard. Deux volumes illustrés de 300 p., 30 euros chaque.
* Collectif : 14-18, grands reportages. Omnibus-Presses de la Cité. 835 p., 24 euros .
* Georges Duhamel : Vie des martyrs et autres récits des temps de guerre. Omnibus-Presses de la Cité. 750 p., 25 euros .
* Yves Pourcher : Le rêveur d’étoiles. Éd. du Cherche-Midi. 190 P, 15 euros.
Affrontement interminable
Pierre Vallaud consacre son oeuvre aux conflits du XXe siècle. Après plusieurs ouvrages traitant de la Seconde Guerre mondiale ou de l’Indochine, il publie, en deux volumes, un 14-18, la Première Guerre Mondiale, véritable précis qui allie à un récit d’une grande clarté une très abondante iconographie, largement inédite, et de nombreuses cartes.
Cet ouvrage a beaucoup de qualités ; l’ampleur de la vue d’ensemble proposée, qui ne se cantonne pas, comme souvent, au front de l’Ouest, mais aborde tous les terrains d’opérations, en est l’une des principales. Le front d’Orient, souvent laissé de côté, malgré l’engagement français aux Dardanelles, tient dans ces pages toute sa place, et la vision turque des événements, ignorée, est prise en compte. Le front de l’Est, le rôle des troupes russes, l’effondrement de la Russie tsariste, la Révolution d’octobre et ses conséquences, font l’objet de tous les développements souhaitables, comme, d’ailleurs, l’extension du conflit au Proche-Orient, et le début de la course au contrôle des champs pétrolifères.
C’est que Pierre Vallaud tient à resituer le premier embrasement du siècle passé dans le contexte d’un affrontement interminable, et à rappeler que rien n’était réglé en 1919, bien au contraire.
Tous les aspects, toutes les données, pas seulement militaires, du conflit, sont abordés, étudiés, et les prémices, et les aboutissements. Bien. Il faut s’étonner, cependant, que Maurras et l’Action française, sans doute à cause de leur nationalisme, soient classés dans ces pages au nombre des boute-feu qui auraient poussé le pays dans la guerre par esprit de revanche, sans se soucier des conséquences. C’est ignorer l’avertissement terrible du Maître de Martigues, ces « cinq cent mille jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue » qu’il prophétisait, ce qui ne l’incitait certes pas à précipiter la France à l’aveuglette dans un conflit dont il était l’un des rares à prévoir le coût. C’est oublier, même, le prix du sang payé par l’A.F. et les sacrifices que les siens consentirent à la défense de la patrie…
Plumes illustres
Le travail des correspondants de guerre et des envoyés spéciaux dans la zone des armées entre 1914 et 1918 fut, en général, sévèrement jugé. Entre la crainte des "ciseaux d’Anastasie" qui incitaient les journaux prévoyants à s’autocensurer et le bourrage de crânes, entre désinformation et discours bravaches rédigés par les planqués de l’arrière, il semblait impossible de rien pouvoir retirer de sérieux ni d’intéressant de l’étude de la presse de l’époque, qu’elle fût française ou étrangère.
Les historiens reviennent un peu sur cette mauvaise opinion. Outre quelques témoignages de première main, datant pour la plupart du début du conflit, avant que les journalistes se vissent interdire l’accès au front et à ses abords, les articles en tous genres écrits en ces années-là présentent malgré tout quelque intérêt. Littéraire d’abord, car beaucoup furent signés des plus grands écrivains du temps ; historique ensuite, car les non-dit, les outrances, voire les mensonges, sont révélateurs d’une atmosphère, et plus encore des mentalités du moment.
Voilà pourquoi Alain Quella-Villéger n’a pas perdu son temps, ni celui de ses lecteurs, en se livrant à une quête patiente, à travers les publications françaises et étrangères, de tous les papiers qui pouvaient apporter quelque chose à l’historiographie. 14-18, grands reportages couvre toute la durée de la guerre et rassemble une collection internationale de plumes illustres assez remarquable. L’Américaine Édith Wharton, francophile passionnée, raconte la mobilisation, le quotidien à Paris et son incursion en direction de Verdun avec des accents de ferveur touchants. Le Britannique John Buchan dit l’enfer des Tommies sur la Somme. Albert Londres accompagne quelques Poilus au Mont Athos. Blaise Cendrars réussit à sourire avec tendresse de la petite soeur Philomène et de son chaste émoi devant ce légionnaire blessé, et nu… Myriam Harry, l’arabisante, compatit aux souffrances des spahis et des goumiers blessés. L’Italien Luigi Barzini suit au jour le jour l’agonie de la Belgique envahie. Des textes de Colette, aimablement mondaine, de Pierre Loti, caricatural dans sa haine forcenée et forcée de l’ennemi, d’Arthur Conan Doyle, rejoignent les témoignages et les récits, venus de tous les fronts, de journalistes allemands, russes, turcs, pour la plupart inconnus en France, et peignent, avec des sensibilités différentes, la même fresque tragique de l’héroïsme et de la peine des hommes.
Au coeur de la détresse
Tel fut aussi le témoignage de Georges Duhamel dont l’oeuvre romanesque, depuis sa disparition en 1966, n’a guère fait l’objet de rééditions. Médecin mobilisé, en première ligne, Duhamel fut incessamment confronté aux résultats du progrès et de la modernité appliqués à l’art de la guerre. C’est-à-dire à la réalité de blessures abominables telles que la chirurgie militaire n’en avait encore jamais connu. « Il faut ne plus fabriquer d’armes qui infligent des blessures que nous ne savons pas soigner ! » fait-il dire à l’un de ses chirurgiens de fiction, ses porte-parole, impuissants et ravagés. C’est tout le drame, et sans doute la prise de conscience, d’une époque et d’une science trop sûres d’elles que La Première Guerre mondiale arracha à leurs belles illusions. Vie des martyrs, Civilisation, Les sept dernières plaies, réunies en volume Omnibus, complété par quatre ballades et la correspondance de l’auteur, au front, avec son épouse, sont, certes, des oeuvres de fiction.
Duhamel, par respect du secret professionnel, par pudeur, avait changé les noms des soldats qu’il avait soignés ou accompagnés dans leurs derniers instants ; cette délicatesse lui valut longtemps d’être rejeté du nombre des témoins sérieux, comme si le fond de ses récits, à défaut du détail, n’avait point participé à dire l’indicible, avec le franc-parler et la crudité du médecin qui ne s’encombre pas de raffinements hors de propos.
Ces instantanés de soldats et d’officiers, saisis au coeur de la détresse et de la souffrance, quand aucun masque poli ne vient plus camoufler la vérité d’un homme ne sont pas uniquement une description sans fard, parfois teintée d’un humour grinçant, de la vie, et surtout de la mort, dans les hôpitaux de campagne pilonnés par l’artillerie, mais une galerie de portraits vrais de gens de tous milieux qui furent, ces années-là, l’âme, le coeur de la France. Et l’on se demande, désolé, comment un peuple pareil a pu, en moins d’un siècle, autant dégénérer …
L'épreuve de la France rurale
Yves Pourcher est historien, l’un des meilleurs spécialistes de 14-18, et l’auteur, entre autres, de Jours de guerre (Plon), incontestablement l’un des plus beaux livres écrits sur le quotidien de la tragédie. En fait, trop bien connaître un sujet peut se révéler un handicap lorsque l’on veut passer au roman historique et les échecs sont, en la matière, bien plus nombreux que les réussites. Yves Pourcher, lui, se sort haut la main de la tentative et Le Rêveur d’étoiles, fiction nourrie de son immense connaissance de l’époque et de son terroir de Lozère, est une incontestable et rare performance.
À travers l’histoire de Jérôme Charbonnel, le fils et l’héritier de la ferme de Coulagnettes, arraché à son foyer et à sa passion pour l’astronomie, qui reviendra une main en moins, mais surtout amputé de ses meilleurs amis, Pourcher communie intimement à la grande épreuve de cette France rurale arrachée à ses traditions, à ses rêves et à ses espoirs pour aller mourir dans la boue des tranchées. Le texte, nourri de documents authentiques, n’ignore ni l’héroïsme des femmes restées seules pour faire tourner les exploitations, ni le désarroi des maires de villages obligés d’annoncer les mauvaises nouvelles, ni l’élan de foi et de patriotisme qui dressa la France et lui permit de tenir.
Il y a là, outre Jérôme, quelques personnages difficiles à oublier, et surtout celui de Roger, qui écoutait chanter les oiseaux entre les obus. Avec ce beau roman, Pourcher rappelle qu’un historien n’est pas seulement un froid compilateur de paperasses, ni un maniaque de la note de bas de pages, et qu’il a le droit d’aimer, de comprendre, et de compatir.
Anne BERNET L’Action Française 2000 du 17 au 30 novembre 2005
* Pierre Vallaud : 14-18, la Première Guerre Mondiale. Éd. Fayard. Deux volumes illustrés de 300 p., 30 euros chaque.
* Collectif : 14-18, grands reportages. Omnibus-Presses de la Cité. 835 p., 24 euros .
* Georges Duhamel : Vie des martyrs et autres récits des temps de guerre. Omnibus-Presses de la Cité. 750 p., 25 euros .
* Yves Pourcher : Le rêveur d’étoiles. Éd. du Cherche-Midi. 190 P, 15 euros.
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