I- « Vous avez dit ‘chevelue’ ?
La
mer est d’un côté et la forêt de l’autre. Le village d’Astérix est
ainsi : planté entre deux mondes sauvages et indomptés. Quoi de plus
normal ? Parce qu’il est réputé primitif, le Gaulois doit vivre en
harmonie avec les forces de la nature. Au contraire, les camps romains
d’Aquarium, Babaorum, Laudanum et Petitbonum campent leurs belles
palissades sur une prairie bien dégagée… En quelques vignettes, Goscinny
et Uderzo ont tout résumé. Aux uns, moustachus et sylvestres, la vie
simple et fruste. Aux autres l’administration et l’ordre, l’organisation
et la rectitude en toutes choses. Rome est déjà entrée dans la
modernité que la Gaule semble s’être arrêtée à l’aube du néolithique.
Pas d’élevage, pas d’agriculture. Ou si peu. Avant leurs agapes, « nos
ancêtres les Gaulois » doivent s’enfoncer dans les profondeurs de la
forêt pour en ramener du gibier… du sanglier, bien sûr. « Goscinny était un génie et à sa manière, un homme de grande érudition, une véritable « éponge », dit l’archéologue et historien Christian Goudineau, titulaire de la chaire des antiquités nationales du Collège de France. La
plupart des images avec lesquelles lui et Uderzo ont imaginé ‘leurs’
Gaulois viennent des vieux manuels scolaires et en particulier du Petit
Lavisse rédigé à la fin du XIXe siècle« .
Oeuvre de l’historien Ernest Lavisse (1842/1922), grande figure
intellectuelle de la IIIe République, le livre était destiné aux
écoliers d’une dizaine d’années ; des millions d’entre eux l’ont eu
entre les mains. Christian Goudineau en a exhumé quelques passages
éloquents: « Le sol de la Gaule était mal
cultivé. On n’y voyait presque point de routes et point de villes. La
terre était presque entièrement couverte de forêts et les Gaulois,
encore barbares, vivaient dans des chaumières sombres et basses, perdues
au fond des bois. » Déprimant tableau. Au
chapitre du dédain, Le Petit Lavisse n’a rien à envier aux Romains. Eux
qui, dans les années qui suivent les campagnes de César, parlent de la
«Gaule chevelue » (Gallia comata) pour évoquer le territoire gaulois
entre – 58 et – 51. «L’expression concerne en réalité les populations,
décrites avec un peu de mépris comme portant longs leurs cheveux,
explique l’archéologue Matthieu Poux (université Lyon-II), mais il en
est resté l’idée d’une terre gauloise mal défrichée, encore couverte par
la forêt ». Voilà comment d’un mot on fabrique une histoire. Mais c’est
bien d’une fable, qu’il s’agit. Non seulement cette affaire de barbares
tapis dans les forêts est démentie par nombre d’auteurs de l’Antiquité,
mais les preuves accumulées par l’archéologie sont sans appel. Au
milieu des années 1950, un jeune archéologue et pilote amateur survole
la Picardie. Roger Agache n’a d’autre but que d’observer, du ciel, la
campagne de cette région qu’il aime tant. Il est né à Amiens, en 1926.
De la cabine de son monomoteur, il remarque bientôt des traces dans les
champs et les prairies. Tantôt claires, tantôt sombres. De grandes
figures géométriques plus ou moins régulières, dues à de subtiles
variations de la couleur du sol ou à des anomalies de croissance des
céréales. Il prend d’innombrables clichés et, au sol, les sondages
montrent que les traces claires dessinent généralement les structures de
villas gallo-romaines. Quant aux lignes sombres, elles marquent
l’emplacement de fossés, remblayés à de plus hautes époques, qui
délimitent des sanctuaires gaulois ou encore des exploitations
agricoles. Le territoire apparaît maillé de ces fermes gauloises, de
leurs champs, de leurs enclos, de leurs prairies ; voilà qui laisse déjà
moins de place à la forêt. Mais ce n’est pas tout. Car le corollaire
animal de la forêt, le sanglier, si cher à Obélix, est étrangement
absent des restes de boucherie exhumés des sites gaulois. « On le cherche en vain, s’amuse l’archéo-zoologue Patrice Méniel (CNRS, université de Bourgogne). En
général, les ossements de gibier représentent environ 1 % des restes
animaux retrouvés. Et il s’agit alors généralement de lièvres ou de
cerfs, beaucoup moins de sangliers. » D’où diable, alors, vient la légende ? « Je
me suis amusé à reprendre les données d’une fouille menée au XIXe
siècle, ce qui était possible puisque les ossements retrouvés avaient
été conservés au Musée de Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or), raconte M. Méniel. Les
comptes rendus mentionnaient des défenses de sanglier alors qu’il
s’agit, sans aucun doute possible, de canines de cochon domestique. On
avait fait une lecture orientée des découvertes, pour coller à l’image
du barbare chassant dans les forêts profondes de la Gaule…
» Les palynologues, qui étudient les pollens conservés dans la
stratigraphie des sites archéologiques, peuvent être plus catégoriques
encore. Les récents travaux de Catherine Latour-Argant (Archeodunum)
ont, par exemple, montré qu’au premier siècle avant notre ère, pendant
la conquête romaine, l’étendue de la forêt dans la plaine de Vaise (près
de Lyon) était sans doute inférieure au couvert forestier actuel! « Ces résultats peuvent être extrapolés à la plupart des régions
», assure Matthieu Poux. Il faut se le répéter pour y croire : la forêt
gauloise n’était ni plus vaste ni plus profonde que la forêt française.
Il reste une bizarrerie là-dessous. Pourquoi le XIXe siècle s’est-il
empressé de déclarer les Gaulois « nos ancêtres », sans pour autant se
départir-et même en forçant le trait de la condescendance de Rome ? Tout
commence au siècle précédent. « Dans les
années 1760, un certain James Mc Pherson prétend avoir recueilli, via
les traditions orales des landes du Pays de Galles, d’Ecosse et
dIrlande, les poèmes d’un barde et grand guerrier du nom d’Ossian, qui
aurait vécu au III° siècle, raconte Christian Goudineau. Il
donne de ces prétendus fragments poétiques celtes une traduction en
langue anglaise et c’est aussitôt un succès foudroyant dans toute
l’Europe. De ce qu’on a appelé ‘l’ossianisme’; avec druides, landes,
forêts et tutti quanti, est né le préromantisme
». Jusqu’à ce subit intérêt, les Celtes dont les Gaulois forment, dans
la terminologie romaine, le rameau continental n’avaient guère inspiré
ni les auteurs ni les historiens… Quelques années après le « coup
éditorial » de Mc Pherson, c’est, en France, la Révolution. En 1789,
dans son célèbre Qu’est ce que le tiers état ?,
l’Abbé Sieyès oppose le peuple, issu des Romains et des Gaulois, à la
noblesse, issue des Francs : de la France à la Gaule, un lien de
filiation, encore ténu, se dessine. Vingt ans plus tard, Chateaubriand,
influencé par l’ossianisme, écrit Les Martyrs,
roman qui met en scène l’amour impossible entre un jeune officier
romain converti au christianisme et Velléda, fille d’un grand druide
d’Armorique… Ce livre a mis l’Europe entière sous le charme de cette
jeune druidesse et d’innombrables oeuvres de toute nature, plus ou moins
réussies, se sont inspirées de son personnage », précise l’historien.
Ensuite ? « En 1828, Amédée Thierry (1797-1873) écrit une Histoire des Gaulois
qui reprend toutes les sources antiques et fait de Vercingétorix un
héros romantique : jeune, généreux, tombant avec panache sous des forces
épouvantablement oppressives, poursuit M. Goudineau. Peu
après, vers 1830, l’historien Henri Martin (1810-1883) invente, dans
son Histoire de France, une nouvelle narration qui ne s’appuie plus sur
la succession des rois et des dynasties, mais sur de grands personnages
qui incarnent, à un moment donné, l’idée de la nation. Comme Jeanne d
Arc, Louis XI, etc. Et bien sûr Vercingétorix ». L’idée est géniale. « Elle
produit des images des images d’une force considérable qui nous
imprègnent encore aujourd’hui. C’est sans doute cela qui a permis
l’existence de quelque chose d’aussi français que le « gaullisme ».
» C’est cela aussi qui fait du prince gaulois battu à Alésia une
incarnation de la France. Pendant que Vercingétorix et avec lui « nos
ancêtres les Gaulois » s’installent dans les consciences, la France a
les yeux tournés vers la Prusse. Dans ce qui n’est encore qu’un
affrontement de nationalismes, il faut faire remonter les ancêtres de la
nation le plus loin possible. Il faut, aussi, convoquer l’histoire pour
justifier l’étendue de son territoire. « Nos ancêtres » seront donc les
Gaulois. Eux qui fournissent le premier héros; eux qui vivent dans un
pays dont César, lui-même, a fixé l’extrémité orientale au Rhin. Mais il
y a un hic. Car si la France est la Gaule… alors elle est bâtie sur les
ruines d’Alésia. Sur une déroute ! Et pour pouvoir s’en féliciter, il a
bien fallu que « nos ancêtres les Gaulois » aient été inférieurs à
leurs vainqueurs – qu’ils aient été des rustres, habitant dans les bois.
Pour être ancienne et légitime, la France doit être gauloise. Pour être
civilisée et civilisatrice, elle doit être romaine. Gauloise et
romaine. Gallo-romaine. Ce terme nous semble familier mais, rappelle M.
Goudineau, « la France est le seul pays qui
ait forgé cet admirable ‘gallo-romain’ : les Espagnols ne disent pas
plus ‘ibéro-romain’ que les Allemands ne disent ‘germano-romain’ ».
Cette dualité, enseignée aux petits Français depuis leur plus jeune
âge, est un legs intangible, mais cardinal. Il en découle peut-être ce
sentiment diffus que d’une défaite peut naître un bien, ce fut très
utile au maréchal Pétain, ou cette affinité si singulièrement française
avec les perdants magnifiques, ceux qui échouent avec panache comme
Vercingétorix ou… Poulidor.
A lire Par Toutatis ! Que reste-t-il de la Gaule ?, de Christian Goudineau, Seuil, 2002. L’archéologie aérienne en France. Le passé vu du ciel », sous la direction d’Henri Delétang, éd. Errance, 1999. Les Gaulois et les animaux, de Patrice Méniel, éd. Errance, 2001.
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