mercredi 8 mai 2013

Nos ancêtres les Gaulois – par Stéphane Foucart (1)

I- « Vous avez dit ‘chevelue’ ?
La mer est d’un côté et la forêt de l’autre. Le village d’Astérix est ainsi : planté entre deux mondes sauvages et indomptés. Quoi de plus normal ? Parce qu’il est réputé primitif, le Gaulois doit vivre en harmonie avec les forces de la nature. Au contraire, les camps romains d’Aquarium, Babaorum, Laudanum et Petitbonum campent leurs belles palissades sur une prairie bien dégagée… En quelques vignettes, Goscinny et Uderzo ont tout résumé. Aux uns, moustachus et sylvestres, la vie simple et fruste. Aux autres l’administration et l’ordre, l’organisation et la rectitude en toutes choses. Rome est déjà entrée dans la modernité que la Gaule semble s’être arrêtée à l’aube du néolithique. Pas d’élevage, pas d’agriculture. Ou si peu. Avant leurs agapes, « nos ancêtres les Gaulois » doivent s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt pour en ramener du gibier… du sanglier, bien sûr. « Goscinny était un génie et à sa manière, un homme de grande érudition, une véritable « éponge », dit l’archéologue et historien Christian Goudineau, titulaire de la chaire des antiquités nationales du Collège de France. La plupart des images avec lesquelles lui et Uderzo ont imaginé ‘leurs’ Gaulois viennent des vieux manuels scolaires et en particulier du Petit Lavisse rédigé à la fin du XIXe siècle« . Oeuvre de l’historien Ernest Lavisse (1842/1922), grande figure intellectuelle de la IIIe République, le livre était destiné aux écoliers d’une dizaine d’années ; des millions d’entre eux l’ont eu entre les mains. Christian Goudineau en a exhumé quelques passages éloquents: « Le sol de la Gaule était mal cultivé. On n’y voyait presque point de routes et point de villes. La terre était presque entièrement couverte de forêts et les Gaulois, encore barbares, vivaient dans des chaumières sombres et basses, perdues au fond des bois. » Déprimant tableau. Au chapitre du dédain, Le Petit Lavisse n’a rien à envier aux Romains. Eux qui, dans les années qui suivent les campagnes de César, parlent de la «Gaule chevelue » (Gallia comata) pour évoquer le territoire gaulois entre – 58 et – 51. «L’expression concerne en réalité les populations, décrites avec un peu de mépris comme portant longs leurs cheveux, explique l’archéologue Matthieu Poux (université Lyon-II), mais il en est resté l’idée d’une terre gauloise mal défrichée, encore couverte par la forêt ». Voilà comment d’un mot on fabrique une histoire. Mais c’est bien d’une fable, qu’il s’agit. Non seulement cette affaire de barbares tapis dans les forêts est démentie par nombre d’auteurs de l’Antiquité, mais les preuves accumulées par l’archéologie sont sans appel. Au milieu des années 1950, un jeune archéologue et pilote amateur survole la Picardie. Roger Agache n’a d’autre but que d’observer, du ciel, la campagne de cette région qu’il aime tant. Il est né à Amiens, en 1926. De la cabine de son monomoteur, il remarque bientôt des traces dans les champs et les prairies. Tantôt claires, tantôt sombres. De grandes figures géométriques plus ou moins régulières, dues à de subtiles variations de la couleur du sol ou à des anomalies de croissance des céréales. Il prend d’innombrables clichés et, au sol, les sondages montrent que les traces claires dessinent généralement les structures de villas gallo-romaines. Quant aux lignes sombres, elles marquent l’emplacement de fossés, remblayés à de plus hautes époques, qui délimitent des sanctuaires gaulois ou encore des exploitations agricoles. Le territoire apparaît maillé de ces fermes gauloises, de leurs champs, de leurs enclos, de leurs prairies ; voilà qui laisse déjà moins de place à la forêt. Mais ce n’est pas tout. Car le corollaire animal de la forêt, le sanglier, si cher à Obélix, est étrangement absent des restes de boucherie exhumés des sites gaulois. « On le cherche en vain, s’amuse l’archéo-zoologue Patrice Méniel (CNRS, université de Bourgogne). En général, les ossements de gibier représentent environ 1 % des restes animaux retrouvés. Et il s’agit alors généralement de lièvres ou de cerfs, beaucoup moins de sangliers. » D’où diable, alors, vient la légende ? « Je me suis amusé à reprendre les données d’une fouille menée au XIXe siècle, ce qui était possible puisque les ossements retrouvés avaient été conservés au Musée de Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or), raconte M. Méniel. Les comptes rendus mentionnaient des défenses de sanglier alors qu’il s’agit, sans aucun doute possible, de canines de cochon domestique. On avait fait une lecture orientée des découvertes, pour coller à l’image du barbare chassant dans les forêts profondes de la Gaule… » Les palynologues, qui étudient les pollens conservés dans la stratigraphie des sites archéologiques, peuvent être plus catégoriques encore. Les récents travaux de Catherine Latour-Argant (Archeodunum) ont, par exemple, montré qu’au premier siècle avant notre ère, pendant la conquête romaine, l’étendue de la forêt dans la plaine de Vaise (près de Lyon) était sans doute inférieure au couvert forestier actuel! « Ces résultats peuvent être extrapolés à la plupart des régions », assure Matthieu Poux. Il faut se le répéter pour y croire : la forêt gauloise n’était ni plus vaste ni plus profonde que la forêt française. Il reste une bizarrerie là-dessous. Pourquoi le XIXe siècle s’est-il empressé de déclarer les Gaulois « nos ancêtres », sans pour autant se départir-et même en forçant le trait de la condescendance de Rome ? Tout commence au siècle précédent. « Dans les années 1760, un certain James Mc Pherson prétend avoir recueilli, via les traditions orales des landes du Pays de Galles, d’Ecosse et dIrlande, les poèmes d’un barde et grand guerrier du nom d’Ossian, qui aurait vécu au III° siècle, raconte Christian Goudineau. Il donne de ces prétendus fragments poétiques celtes une traduction en langue anglaise et c’est aussitôt un succès foudroyant dans toute l’Europe. De ce qu’on a appelé ‘l’ossianisme’; avec druides, landes, forêts et tutti quanti, est né le préromantisme ». Jusqu’à ce subit intérêt, les Celtes dont les Gaulois forment, dans la terminologie romaine, le rameau continental n’avaient guère inspiré ni les auteurs ni les historiens… Quelques années après le « coup éditorial » de Mc Pherson, c’est, en France, la Révolution. En 1789, dans son célèbre Qu’est ce que le tiers état ?, l’Abbé Sieyès oppose le peuple, issu des Romains et des Gaulois, à la noblesse, issue des Francs : de la France à la Gaule, un lien de filiation, encore ténu, se dessine. Vingt ans plus tard, Chateaubriand, influencé par l’ossianisme, écrit Les Martyrs, roman qui met en scène l’amour impossible entre un jeune officier romain converti au christianisme et Velléda, fille d’un grand druide d’Armorique… Ce livre a mis l’Europe entière sous le charme de cette jeune druidesse et d’innombrables oeuvres de toute nature, plus ou moins réussies, se sont inspirées de son personnage », précise l’historien. Ensuite ? « En 1828, Amédée Thierry (1797-1873) écrit une Histoire des Gaulois qui reprend toutes les sources antiques et fait de Vercingétorix un héros romantique : jeune, généreux, tombant avec panache sous des forces épouvantablement oppressives, poursuit M. Goudineau. Peu après, vers 1830, l’historien Henri Martin (1810-1883) invente, dans son Histoire de France, une nouvelle narration qui ne s’appuie plus sur la succession des rois et des dynasties, mais sur de grands personnages qui incarnent, à un moment donné, l’idée de la nation. Comme Jeanne d Arc, Louis XI, etc. Et bien sûr Vercingétorix ». L’idée est géniale. « Elle produit des images des images d’une force considérable qui nous imprègnent encore aujourd’hui. C’est sans doute cela qui a permis l’existence de quelque chose d’aussi français que le « gaullisme ». » C’est cela aussi qui fait du prince gaulois battu à Alésia une incarnation de la France. Pendant que Vercingétorix et avec lui « nos ancêtres les Gaulois » s’installent dans les consciences, la France a les yeux tournés vers la Prusse. Dans ce qui n’est encore qu’un affrontement de nationalismes, il faut faire remonter les ancêtres de la nation le plus loin possible. Il faut, aussi, convoquer l’histoire pour justifier l’étendue de son territoire. « Nos ancêtres » seront donc les Gaulois. Eux qui fournissent le premier héros; eux qui vivent dans un pays dont César, lui-même, a fixé l’extrémité orientale au Rhin. Mais il y a un hic. Car si la France est la Gaule… alors elle est bâtie sur les ruines d’Alésia. Sur une déroute ! Et pour pouvoir s’en féliciter, il a bien fallu que « nos ancêtres les Gaulois » aient été inférieurs à leurs vainqueurs – qu’ils aient été des rustres, habitant dans les bois. Pour être ancienne et légitime, la France doit être gauloise. Pour être civilisée et civilisatrice, elle doit être romaine. Gauloise et romaine. Gallo-romaine. Ce terme nous semble familier mais, rappelle M. Goudineau, « la France est le seul pays qui ait forgé cet admirable ‘gallo-romain’ : les Espagnols ne disent pas plus ‘ibéro-romain’ que les Allemands ne disent ‘germano-romain’ ». Cette dualité, enseignée aux petits Français depuis leur plus jeune âge, est un legs intangible, mais cardinal. Il en découle peut-être ce sentiment diffus que d’une défaite peut naître un bien, ce fut très utile au maréchal Pétain, ou cette affinité si singulièrement française avec les perdants magnifiques, ceux qui échouent avec panache comme Vercingétorix ou… Poulidor.
 A lire Par Toutatis ! Que reste-t-il de la Gaule ?, de Christian Goudineau, Seuil, 2002. L’archéologie aérienne en France. Le passé vu du ciel », sous la direction d’Henri Delétang, éd. Errance, 1999. Les Gaulois et les animaux, de Patrice Méniel, éd. Errance, 2001.

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