Toute grande civilisation a
toujours eu pour caractéristique essentielle de tendre vers une unité
interne la plus forte possible. Cette dernière s’appuie à la fois sur
des données fondamentales telles que la religion, l’obsession de la
grandeur, la volonté de domination ; la foi en ses seules forces vives
culturelles, morales, techniques, spirituelles et sur les moyens de
pratiquer ces valeurs, à l’intérieur comme à l’extérieur, grâce à
l’administration et à l’armée.
Au fil des âges le fait
militaire, composante et reflet de la société, subit parallèlement à
cette dernière, de profondes et constantes évolutions.
Le soutien, c’est-à-dire le
cheminement suivi, de l’approvisionnement à la réparation, pour assurer
l’état optimum d’un matériel, reflète lui aussi les mœurs du temps.
Pendant des siècles, l’acte
guerrier en tant que tel requérant seul l’attention, le soutien est
passé sous silence. En outre, il se confond souvent avec la fabrication.
Il faut attendre le XVIe siècle
et la mise en place d’une armée qui par son organisation, préfigure
l’armée moderne, pour que cet effort de rationalisation rejaillisse sur
les corps chargés de l’entretien des matériels.
La civilisation néolithique,
c’est-à-dire de la « pierre nouvelle », voit l’apparition du
savoir-faire. Si le matériau de base reste toujours la pierre, l’Homme a
appris à distinguer des composantes plus dures et à polir la matière de
base. L’invention des outils est à la fois cause et effet de
l’évolution du comportement. L’Homme devient sédentaire : il défriche,
se livre à la culture, et construit des huttes. Puis des groupes
organisés se forment, préfiguration des sociétés à venir qui
travailleront et se défendront ensemble.
Enfin, par longues étapes successives,
l’Homme apprend à utiliser les métaux existant à l’état naturel, le
cuivre et l’or, à les retrouver ensuite dans certains minerais et à les
isoler pour obtenir le premier alliage (cuivre et étain) qui donnera le
bronze. Le fer, la roue, la domestication du cheval apparaîtront plus
tard.
L’ancêtre de tout perfectionnement
mécanique est bien cette roue, moyen des premiers transports, principe
fondamental (cycle, cercle) de toute évolution.
L’Homme guerrier de la préhistoire,
homme libre, élaborait lui-même ses armes. Mais avec l’apparition d’un
embryon de société, dès les premières civilisations antiques, il n’en
est plus de même en raison de la spécialisation des métiers (forgerons,
tanneurs, etc.) et de la domination de l’Homme sur l’Homme poussée à son
paroxysme — l’esclavage.
Cette tendance va s’accentuer dans les
civilisations égyptienne, mésopotamienne et achéménide où, objet du
mépris du guerrier, le fabricant d’armes sera esclave ou, au mieux, fera
partie du plus humble des prolétariats urbains.
La civilisation égyptienne
Constituée dans la seconde moitié du IVe
millénaire av. J.-C. elle se déroule sur 3 500 ans. Tout comme la
civilisation chinoise, ses fondements paraissent assis sur la poursuite
d’un âge d’or, songe fabuleux, dont la religion, particulièrement
puissante, se fait l’écho. Cet âge d’or appartenant au passé, toutes les
forces vives de ces nations vont s’appliquer à le faire revivre en
pénétrant toujours plus au fond des traditions, en les élevant jusqu’au
plus haut degré de perfection et de rigueur et, par là- même, en
rejetant tout progrès, toute velléité d’évolution qui irait à leur
encontre. C’est le temps des civilisations hiératiques, figées, tournées
vers la contemplation d’elles-mêmes, riches de leur vie intérieure, les
yeux au fond de l’âme.
Dès les temps les plus reculés, le roi
est Dieu – croyance profondément ancrée au cœur des hommes et non simple
imagerie pour asseoir la puissance d’un homme. Sa fonction essentielle,
outre la religion, se rapporte à la guerre, même si les Égyptiens se
livrent à l’éloge fréquent de la paix.
Les accessoires indispensables et
inséparables de l’unité sont l’administration et l’armée dont la force
réside dans l’élaboration de règles communes, de voies larges ouvertes
au lieu de chemins sinueux.
L’organisation administrative est la seule possibilité d’exploitation rationnelle d’un pays démesurément allongé.
L’armée doit décourager l’ennemi
extérieur et briser les ferments de rébellions internes. Toutefois, en
temps de paix, n’existent ni revues, ni inspections, ni manœuvres.
L’administration militaire est négligée et la profession de soldat ne
jouit pas d’une bonne réputation (du moins sous l’Ancien Empire). Aussi
emploie-t-on des mercenaires, avec les dangers de troubles et de
séditions que cela comporte.
Sur le plan intérieur, le rejet d’une
armée permanente par la population provient à cette époque de
l’influence conjointe d’une centralisation étatique très poussée, autour
d’un chef unique, avec l’administration comme principal agent de
transmission et d’exécution, et de l’état d’esprit très particulier d’un
peuple extraordinairement docile qui non seulement recherche l’ordre,
l’autorité et ressent le besoin d’un encadrement poussé mais encore
risque de connaître un véritable désarroi général si la centralisation
vient à se relâcher.
Les aspirations profondes de ses sujets
permettent au pharaon de pousser à leur terme les tendances
unificatrices, en luttant à la fois contre l’aspiration des grands à
l’autorité individuelle et celle des collectivités locales très isolées à
l’autonomie.
La scission entre le soldat et le peuple
va s’atténuer peu à peu, la récompense du mercenaire consistant en
l’attribution d’un lot de terre transmissible à l’héritier mâle qui
devient obligatoirement un soldat. Ainsi se réalise l’interaction
soldat-peuple et peuple-soldat. Le nombre de soldats étrangers diminue
alors, et la pratique de la conscription s’estompe. L’armée tend de plus
en plus à devenir permanente, aux mains de professionnels et, sous le
Nouvel Empire, à partir de 1500 av. J.-C. se crée une véritable
aristocratie militaire.
Cette armée, permanente ou non, est
d’abord dotée sous le Moyen- Empire (2000 à 1500 av. J.-C.) d’infanterie
lourde et d’infanterie légère. L’armement et l’équipement à base de
bois ou de cuir n’évolueront vers l’utilisation systématique du fer
qu’avec le Nouvel Empire. Il faut ajouter qu’à partir de cette époque la
« charrerie » prendra une importance considérable. Des arsenaux
fourniront les équipements. La misère des ouvriers, esclaves ou
sous-prolétaires urbains, deviendra terrible. Le forgeron sera toujours «
à la gueule du four » et empestera plus « que les œufs de poisson ».
La civilisation mésopotamienne : Sumer et Assur
Le génie mésopotamien, surtout
empirique, comme en témoignent le code d’Hammourabi à Babylone et la
bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive, découlerait de la conception d’une
réflexion profonde divine qui ne laisserait de place qu’à des
traducteurs, les plus précis et les plus minutieux possibles.
Ainsi l’armée assyrienne des VIIIe et
VIIe siècles av. J.-C. dans laquelle le service militaire et
l’entraînement sont obligatoires, est surtout remarquable par la
différenciation des unités et de leurs équipements selon les missions
qui leur sont assignées : chars de guerre, cavalerie lourde, infanterie
divisée en corps d’archers et de piquiers, sapeurs.
Il faut ajouter que des artisans habiles
pratiquant l’alliage et la soudure, isolent à l’état pur cinq métaux :
or, argent, cuivre, étain et plomb. Mais l’armement est semblable à
celui que possédaient les Égyptiens du Nouvel Empire.
Ici apparaît le premier « soutien »
vraiment organisé, toujours conséquence de ce génie empirique qui
interdit les idées révolutionnaires et fulgurantes mais pousse le parti
qui peut être tiré de l’existant à sa plus haute expression. A l’inverse
des Égyptiens dont la conquête est généralement interne (vers les
sources du Nil), les Sumériens et Assyriens sont des peuples conquérants
dans toute l’acception du terme. Pour ne pas être dépendante des pays
traversés, l’armée assyrienne possède un train d’équipages avec chameaux
et ânes, chargé de la ravitailler en nourriture et en matériel.
Mais Assur et Ninive tombent sous les flèches des Mèdes.
La civilisation de la Perse achéménide
« Moi, Xerxès, grand roi, Roi des
rois, roi des pays aux nombreuses races, roi de cette terre grande au
loin, fils de Darius le roi, achéménide, perse, fils d’un Perse, aryen,
de race aryenne. »
En 546 ou 545 av. J.-C. le roi perse
Cyrus s’empare de Sardes. Peuple d’origine indo-européenne, installé au
cours du ne millénaire av. J.-C. dans la partie occidentale du plateau
de l’Iran, les Aryens, dirigés par les Mèdes et alliés aux Babyloniens,
détruisent Ninive et reçoivent la Haute- Mésopotamie après le partage de
l’empire assyrien. Et, de peuple allié, il devient peuple dominateur.
Les Perses fondent une civilisation
composite (550 à 331 av. J.-C.), où la tolérance pour les idées et les
religions des peuples conquis va jusqu’à la participation.
L’assimilation autour du noyau pur y est trop imparfaite pour permettre
l’existence d’un sentiment national.
De force, ce cosmopolitisme devient
faiblesse et ferment actif de décomposition de société et de décadence.
Traduction dans les faits de cet état d’esprit, l’armée pourrait être
grande par la possibilité de réunir des effectifs nombreux, mais les
combattants vont à la bataille sous la menace du fouet ou de la mort
immédiate, les soldats ne comprennent pas la langue de leurs chefs,
enfin l’armement disparate ne laisse aucune possibilité d’un soutien
efficace.
Que peuvent les Iraniens, noyau pur,
cavaliers formidables et les 10 000 « Immortels », ces fantassins de la
garde, au milieu de cet état en décomposition, contre les hordes
déferlantes d’Alexandre ?
Alexandre
Dans ses conquêtes, Alexandre (356-323
av. J.-C.) tend toujours à réaliser une unité humaine, soubassement
d’une unité morale : son génie lui fait entreprendre la réalisation de
la plus gigantesque communauté entrevue.
Héritier d’une armée puissante, conçue
par Philippe II, son père, il doit en partie ses succès foudroyants à
l’essor remarquable de la technique militaire : emploi de la cavalerie,
des machines, des éléphants, entraînement imposé aux hommes. Pour la
première fois au monde sont créés des parcs de machines : tours
roulantes, béliers, catapultes qui lancent des projectiles de pierre ou
de plomb plus ou moins lourds selon qu’elles sont utilisées en campagne
(catapultes légères) ou lors de sièges (catapultes lourdes). Ces
services techniques sont sous les ordres du grand maître, l’ingénieur
Diadès.
Sparte
Sparte, à un degré moindre, de par son
importance plus restreinte que l’Egypte et la Chine, réunit cette même
vénération des traditions, cette immutabilité, ce hiératisme où le corps
et l’esprit sont également figés. Repliée sur elle-même, fermée au
monde extérieur, ancrée dans ses concepts de grandeur, d’élitisme, de
société arrivée au plus haut degré de perfection à travers les « égaux »
et l’art militaire, Sparte restera une énigme, un bloc d’airain qui,
portant en son sein toutes les grandeurs, mais atteint par les
faiblesses du monde extérieur en évolution, sera démantelé et précipité
dans sa chute.
Rome et son empire
A l’instar de celui d’Alexandre, le
génie de Rome est un génie d’assimilation. Polybe écrit : « Plus que
n’importe quel autre peuple, les Romains savent modifier leurs coutumes
et en prendre les meilleures. »
Cela se retrouve à travers l’armement.
L’artisan romain apprend à imiter le bouclier oblong et bombé des
Gaulois, le pilum fait d’un fer effilé sur une tige de bois des
Samnites, le glaive court des Ibères (tout ceci pour l’infanterie), la
lance aux deux pointes métalliques, la cuirasse et le solide bouclier
équipant la cavalerie et emprunté aux Grecs, enfin les machines de
guerre copiées des Grecs et des Carthaginois. Mais le sens de
l’organisation et l’esprit pratique des Romains leur permet d’adopter
des solutions astucieuses, comme celle des « corbeaux », grands grappins
formant passerelle qui permettent l’immobilisation du navire ennemi et
la transposition sur mer de ce qu’ils connaissent le mieux : le combat
d’infanterie. Faut-il ajouter que les premiers navires de guerre ont été
imités?
D’Hannibal et des guerres puniques, ils
apprennent l’usage des machines de guerre, d’abord à leurs dépens, puis
maîtrisent et même dépassent en compétence les inventeurs macédoniens.
Les principales machines de jet sont alors la catapulte et le scorpion
qui lancent de gros traits, la baliste qui projette des pierres ainsi
que l’onagre. La catapulte et le scorpion permettent le tir tendu, les
autres machines, le tir courbe.
Le soutien de ces matériels, très
nombreux à la fin de l’empire (une baliste par centurie, montée sur des
affûts roulants tirés par des mules et un onagre par cohorte sur des
charriots tirés par des boeufs) est probablement confié à la « chambrée
» (onze soldats) qui sert chaque baliste ou bien au soldat lui-même,
puisque chaque légionnaire, en plus de ses armes et de ses rations
journalières, porte pieux et outils. Une telle prévoyance pour
l’élaboration du camp ne peut que se retrouver au niveau de la
réparation du matériel. Il faut ajouter que la questure distribue
matériel et fournitures.
Sous la Rome républicaine qui voit au
siècle av. J.-C. la création de la légion, l’armée représente l’alliance
intime de l’armée de métier et de la milice de citoyens. Le service
militaire est obligatoire, l’équipement à la charge du soldat, ce qui
réserve l’infanterie lourde et la cavalerie aux plus riches, les
principales charges militaires pesant sur la classe moyenne des paysans
propriétaires qui fournit le gros des légionnaires. L’armée connaît la
pratique du licenciement en hiver.
Pour lutter contre les abus des riches
refusant la conscription, Marius (en 107 av. J.-C.) renonce à désigner
d’autorité les recrues et accepte tous les citoyens riches ou pauvres
qui désirent s’engager. Après la phase d’utilisation de plus en plus
massive des étrangers parmi les auxiliaires et l’extension du droit de
cité à tous les Italiens, l’édit de Caracalla (en 212) étend le droit de
cité à tous les hommes libres et efface toute distinction juridique à
l’intérieur de l’empire et par conséquent de l’armée.
Sous César, l’armée n’est constituée que
pour les campagnes. Mais à partir du ter siècle, pendant le
Haut-Empire, elle devient permanente. Grande dévoreuse d’hommes, elle
entraîne l’extension du recrutement à partir du IIIe siècle.
Une des formes les plus originales de ce
soutien permanent inscrit dans le métier de chaque soldat est
assurément la formidable infrastructure, cause et conséquence des limes.
Contrairement à la République, l’Empire
œuvre non seulement pour l’unité morale, mais également pour l’unité
économique et sociale. Cette détermination trouve comme moyens de
nivellement social l’administration d’une part, l’armée à travers le
recrutement de plus en plus démocratique de ses chefs et ses
implantations d’autre part.
Les limes sont aux confins de
l’empire, l’ultime barrière contre les assauts répétés des barbares.
Protection du monde romain que ce soit en Bretagne, le « mur d’Hadrien »
de la Tyne au Solway Firth, doublé plus au nord par le « mur d’Antonin »
du Firth of Forth à la Clyde, ou entre Rhin et Danube, le limes
de Germanie, constamment perfectionné depuis l’époque des Flaviens
jusqu’à la mort d’Antonin, couvrant les Champs décumates (plus de 500
km) en amont de Bonn, se détachant du Rhin et rejoignant le Danube en
amont de Ratisbonne (Regensburg), le limes est constitué de
remparts de bois ou de pierre ponctués de fortins; le tout est complété
par un réseau très ramifié de routes reliant tous ces postes entre eux
et avec les camps principaux des légions dans l’arrière-pays. Le soldat y
est sédentaire, chargé surtout d’une fonction de guet. Il cultive son
champ et doit subvenir à tous ses besoins. Sa vocation de terrassier y
est poussée au plus haut degré, mais le contact permanent avec la
population, certes facteur de romanisation, affaiblit son esprit
militaire. Cet ouvrier se sait assuré, grâce à l’excellence des
communications, de percevoir dans les camps reculés les
approvisionnements nécessaires à l’entretien de ses matériels.
De manière à la fois paradoxale et très
compréhensible, les civilisations les plus guerrières sont celles qui
ont laissé le moins de renseignements sur le soutien; de manière
paradoxale puisque appelés à naître, vivre et mourir par l’art de la
guerre; de manière compréhensible, puisque d’une part la fabrication et
le soutien de l’arme, défensive ou offensive, sont réservés aux couches
les plus basses de la société (esclaves, sous- prolétariat urbain) et
que, d’autre part, seul l’exploit guerrier en tant que tel se révèle,
pour elles, digne d’intérêt.
Le Moyen-Age
Après la chute de l’Empire romain, la
décomposition de la société, le chaos provoqué par les invasions
barbares ne déboucheront que quelques siècles plus tard sur un embryon
de société organisée : la société féodale. Aux XIe et XIIe siècles,
celle-ci est caractérisée par le contraste entre la médiocrité effective
du souverain et la haute mission qu’il doit remplir. Le pouvoir réel
est détenu par les grands féodaux grâce à « l’hommage ». A l’origine le
fief étant octroyé avec pour contrepartie l’hommage, puis l’hommage
découlant de la possession du fief, ce dernier devient héréditaire. Les
grands féodaux vont asseoir leur puissance sur une organisation
guerrière, la chevalerie, qui tout en prétendant répondre à l’idéal
édicté par les conciles de Charroux et du Puy (en 989 et 990) et qui se
résume à un devoir de protection des biens de l’église et des petites
gens sans défense, va en réalité accentuer plus profondément la
différence sociale entre le guerrier et le rustre. Une poussée
démographique permettra l’extension de la chevalerie continentale.
La technique du combat et le soutien
découlent de ces conceptions de caste où prime le combat au corps à
corps et par là-même, l’armement individuel. Durant cette période les
armures sont de véritables œuvres d’art et le forgeron, grâce au progrès
du travail du fer, devient l’auxiliaire indispensable et disputé du
seigneur. Le renforcement et le luxe de l’armure évoluent de façon
parallèle à l’accroissement des revenus seigneuriaux ; l’usage des
projectiles est abandonné aux piétons, la cavalerie ayant le rôle
dominant. Les valets d’armes de l’époque peuvent d’ailleurs être presque
assimilés aux responsables actuels de l’entretien.
Cette conception individualiste de l’art
militaire évoluera aux XIVe et XVe siècles, temps de troubles et de
mutation. Cette évolution sera liée à l’accroissement de la puissance de
feu, à l’importance plus grande dévolue à l’infanterie, à la tolérance,
à la coopération des « armes », enfin à la pratique de manœuvres sur le
terrain.
Depuis le XIIIe siècle, l’Occident sait
raffiner le salpêtre et le mélanger au soufre et au charbon de bois.
L’invention de l’affût, au XVe siècle permet l’augmentation du nombre et
du volume des bouches à feu. Toutefois, cette évolution est compromise
par les problèmes du coût de cette arme nouvelle et de l’exploitation
minière.
Au début du XVe siècle il faut être «
maître » pour devenir artilleur, car le métier d’artilleur consiste à
construire le matériel, le canonnier se bornant à l’utiliser. Ainsi
apparaît une spécialisation au sein de l’armée qui va de pair avec la
volonté d’entretenir un personnel permanent. Auparavant les maîtres du
soutien étaient réquisitionnés suivant les besoins parmi les artisans
civils et la soldatesque se trouvait uniquement là pour les protéger.
Vers l’époque moderne
A mesure que le pouvoir royal prend de
l’ascendant sur les nobles, l’organisation des armes se fait plus
précise. En 1536, onze magasins d’artillerie existent, à raison d’un par
province du royaume. Il faut ajouter aux « officiers ordinaires »
servant l’artillerie, des canonniers, charpentiers, charrons, forgeurs,
déchargeurs, tonneliers et tentiers. Des pionniers sont chargés de la
garde et du transport des munitions, poudres et boulets. D’autres sont
affectés au service autour des pièces. Quelques chiffres donnent une
idée de l’importance des moyens mis en œuvre : 30 pionniers pour chaque
canon ; 24 pour une grande couleuvrine, 12 pour une bâtarde, 6 pour une
moyenne, 4 à chaque pièce pour faucon et fauconneau. En outre les
attelages comportent 23 chevaux pour un canon, 17 pour une couleuvrine,
13 pour une bâtarde, 9 pour une moyenne, 4 à 6 pour les faucons et
fauconneaux. Un capitaine de chevaux a la responsabilité de 200 chevaux.
Enfin, la composition d’un équipage ordinaire d’armée est la suivante :
un équipage ou parc de siège et de campagne (30 bouches à feu répondant
à une armée de 30 000 hommes et comprenant 10 canons, 4 grandes
couleuvrines, 8 bâtardes et 8 moyennes, sans compter les faucons,
fauconneaux et arquebuses à croc), est commandé par un lieutenant
d’artillerie délégué du grand maître et 4 commissaires ordinaires ayant
sous leurs ordres, outre les officiers comptables et de justice, 94
canonniers, 6 charpentiers, 4 charrons, 4 forgerons, 4 déchargeurs et 1
500 pionniers. Le train se compose d’un capitaine de charroi, de 4
conducteurs ordinaires de charroi, de 7 capitaines de chevaux, de 325
charretiers et de 1 300 chevaux menant, outre les affûts, 200 chariots
et charrettes.
A la fin du XVe siècle, l’armée de
Charles VIII combine d’une part les hommes munis d’armes de jet qui
préparent les attaques de loin, les hommes bien protégés, équipés
d’armes de mains chargés d’enfoncer l’ennemi ou de briser l’attaque par
la formation du hérisson, les hommes légèrement armés aptes aux
mouvements rapides et d’autre part, les gendarmes des compagnies
d’ordonnance bardés de fer, portant la grosse lance avec leurs
coutiliers et leurs archers, la grosse infanterie armée pour plus de la
moitié des hommes avec de longues piques ou des hallebardes, pour un
dixième avec une arquebuse à croc, enfin les arbalétriers à cheval et à
pied. L’artillerie compte à cette période 140 bouches à feu à
tourillons, en bronze, se chargeant par la gueule.
L’exemple des guerres d’Italie va
influencer profondément les progrès de l’armement et les conceptions de
l’art militaire ; la fameuse balance, glaive-bouclier se retrouve ici :
les boulets ébranlent les murs, aussi entoure-t-on ceux-ci de monticules
de terre qui amortissent les chocs.
En 1515, Marignan est la première grande
bataille des temps modernes. L’artillerie emporte certes la décision,
mais grâce à une étroite coopération avec la cavalerie et l’infanterie.
Le XVIe siècle se caractérise par une
amélioration constante de l’armement, telle l’invention vers 1525 de
l’arquebuse à rouet : l’étincelle provoquée par le choc du silex sur la
roue élimine la mèche que l’on allumait auparavant. Cette arme, d’abord
adoptée par les cavaliers, provoquera la mort de l’arc et de l’arbalète.
Au cours de la même période, la notion d’armée nationale commence à l’emporter sur celle d’armée de mercenaires.
L’objectif militaire se traduit par « la
stratégie des accessoires » : par une guerre de siège on s’empare des
forteresses, « portes » des royaumes et non des centres vitaux. En
effet, d’une part le but n’étant pas la destruction de l’ennemi, d’autre
part les problèmes de ravitaillement rendant plus que nécessaire la vie
sur le pays, l’envahisseur se doit de ne pas pratiquer la politique de
la terre brûlée. C’est ainsi que pendant la guerre de Trente Ans
(1618-1648) les soldats vivent sur le pays.
Le XVIIe siècle connaît des réformes
profondes tant au plan des conceptions stratégiques que pour
l’organisation pratique du soutien.
La stratégie des accessoires s’est
poursuivie faute de mobilité suffisante des armées ; il faut une journée
pour ranger 30.000 hommes en ordre de bataille.
Sur ce point, l’influence de
Gustave-Adolphe de Suède est décisive. Il allège le mousquet, répand
l’usage du mousquet à rouet (ce qui lui permet de multiplier par trois
ou quatre sa cadence de tir), il fragmente son infanterie en petits
corps indépendants, donc manœuvriers, le feu devenant de plus en plus
efficace contre la cavalerie; il porte le nombre des mousquetaires au
double de celui des piquiers, emploie la gargousse pour activer le tir
de l’artillerie, augmente le nombre de canons, munit l’infanterie de
petites pièces de 4 poussées à bras. Son infanterie deux fois plus
nombreuse prépare l’attaque de sa cavalerie qui demeure l’arme de
décision.
L’esprit de ces réformes (accroissement
de la rapidité et de la puissance de feu, allègement des armes,
fractionnement pour une meilleure mobilité) est adopté par Turenne et
Condé. On peut détruire l’ennemi et penser à une guerre de mouvement,
toutes les armes travaillant pour la cavalerie. Rocroy, Lens en 1643 et
1648 en sont des exemples éclatants.
Richelieu, puis Mazarin, ainsi que les
secrétaires d’État à la guerre Sublet de Noyers et Le Tellier mettent un
terme aux carences de l’approvisionnement grâce à un système de
contrôleurs des guerres chargés de veiller au paiement de la solde,
d’assurer le ravitaillement, de juger les délits commis par les soldats,
d’obliger les munitionnaires à la constitution de dépôts et à des
livraisons de bonne qualité.
Cette stratégie de la guerre de
mouvement atteint son apogée entre 1660 et 1680. Les armées connaissent
alors le maximum d’efficacité sur le plan puissance de feu : emploi
grandissant du fusil (pièce d’acier contre laquelle vient frapper le
silex), utilisation des grenades à main pour battre les angles morts,
organisation de troupes spéciales de bombardiers et de canonniers,
adoption du tir par ricochet du boulet sur le sol ou vers un obstacle,
ce qui sème le désordre dans les rangs et permet d’atteindre un objectif
dissimulé. Elles développent également leur mobilité par la création
des « dragons », infanterie montée très mobile. Louvois organise des
convois de charrettes et de fardiers, des magasins près des frontières,
des réserves de fourrage, de façon à avoir la possibilité d’entrer le
premier en bataille. Au même moment, Vauban se consacre à l’attaque des
places; il perfectionne le système des tranchées parallèles aux
fortifications ennemies pour abriter des batteries et la pratique des
brèches, des sapes en zig-zag pour la progression. Au point de vue
défensif, il enterre les murs dans des fossés profonds et croise les
feux des bastions.
Mais après 1680, les armées deviennent
plus importantes et par conséquent moins manœuvrières et moins
efficaces. L’infanterie et le combat sur ligne ont de nouveau la
primauté. C’est la fin (provisoire) de la guerre de mouvement.
De l’anarchie individualiste du
Moyen-Age et de la chevalerie, l’art militaire évoluera donc vers une
organisation de plus en plus poussée, étroit corollaire de la
centralisation monarchique. L’armée permanente et nationale succédant à
l’armée de mercenaires entraînera une militarisation des spécialistes du
soutien et une évolution vers une conception véritable de
l’approvisionnement de l’armée en campagne.
Issue de l’infanterie, l’artillerie sera
longtemps une arme délaissée et méprisée. Puis, des avantages
matériels, un accroissement de l’importance de son rôle attireront vers
elle de grands seigneurs. Au sein de l’artillerie, les compagnies
d’ouvriers connaîtront et souffriront des mêmes préjugés, jusqu’au jour
où, comme pour l’artillerie, l’aspect de haute technicité du service les
haussera au niveau d’une arme à part entière.
Lieutenant Anne-Marie MANS http://theatrum-belli.org
Source du texte : Revue Historique des Armées, numéro spécial sur « Le matériel » (1980)
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