Les années 60 ont permis la mutation profonde d’un système
d’exploitation qui tendait, par sa rigidité supposée, à s’essouffler. La
« révolution culturelle » qui s’est appuyée sur la révolte des
« jeunes » a contribué à l’essor de la société postmoderne, dynamisée
par le flux « libéré » de marchandises, d’hommes et d’informations.
Les coups de boutoir contre les règles « répressives » ont ouvert le champ à une économie du désir, et à un relativisme éthique qui sied parfaitement à la nouvelle donne libérale. Les perceptions sociales et politiques, ainsi que l’imaginaire, ont été à ce point bouleversés, que les structures anthropologiques de la civilisation occidentale, désormais planétaires, semblent métamorphosées. L’émergence d’une grosse classe moyenne, diplômée et particulièrement implantée dans le tertiaire, les métiers de la communication, de la publicité, des médias, de l’enseignement, de l’informatique, des arts et des spectacles, a insufflé à la société l’esprit permissif dont était porteuse la révolte étudiante. Le jeu des conflits s’est déplacé du champ social et politique dans la sphère individualiste de la consommation ou des revendications de la vie sexuelle ou relationnelle, en remplaçant l’opposition dominants-dominés par la dichotomie archaïsme-modernité, qui noie les disparités au profit d’une fausse connivence entre humbles et puissants. Les bien-pensances, comme l’antiracisme et les droits à la « différence », les sous-cultures originaires principalement d’Amérique ou d’Afrique, sans compter l’écologie, le culte du vélo, de la planche à roulette, du surf et d’internet, ont achevé le travail de reformatage des repères idéologiques.
Homo festivus
Les limites économiques et sociales du bourgeois bohème sont assez floues, mais il est représentatif de la grosse classe moyenne moderne, exerçant de préférence des métiers liés au techno-nomadisme, avec une tendance assez forte à choisir des professions indépendantes. Ses valeurs « californiennes » - jean, baskets, New Age, hédonisme sans « prise de tête », dérision systématique en guise de pensée – le mettent en porte-à-faux avec la bourgeoisie classique, « ridicule » dans son souci d’élégance et ses signes extérieurs de richesse, et avec la gauche traditionnelle dont il rejette l’élitisme, le rationalisme et le concept de classe. Les « réseaux » où il s’intègre communient dans la répudiation du « pas sympa » et du « pas marrant », et, mus par l’instinct grégaire, se retrouvent régulièrement dans des sauteries urbaines monstres, aux thèmes variés, comme la lutte contre le sida ou contre l’homophobie, ou bien des festivals « extravagants », créant ainsi une nouvelle espèce que Philippe Murray appelait homo festivus.
Cette classe a contaminé l’ensemble des consciences : partout où naît une réaction contre les notions de sacrifice, de tragique et de profondeur, de culture et d’apprentissage long et sévère, nous sommes en présence de la « bobo-attitude ».
Mépriser le beauf, ignorer le chômeur
Il faut pourtant que le bobo se trouve quelque part, même s’il se veut ubiquiste. Vous ne le trouverez pas au cul des vaches, dans la boue collante de la campagne profonde, qu’il méprise, comme il déteste le « beauf » et ignore le chômeur. Depuis quelques décennies, il colonise les centres villes et les quartiers jadis populaires, chargés de mémoire, qu’il restaure pour en faire des lieux conviviaux, agréables, et bien sûr hors de prix, reléguant les pauvres dans les taudis et les excluant de son univers préservé.
On appelle ce phénomène « gentrification », de « gentry », « petit noble ». On privilégiera donc Montreuil (dont le maire est Dominique Voynet, tout un programme !) à Saint-Denis.
Dans la première commune, on va réaménager de façon pittoresque les anciennes usines, les entrepôts, pour les transformer en résidences d’artistes, restaurer les logements pour les rendre originaux, multiplier les espaces verts, les lieux de rencontres, de flânerie, égayés par des bistrots typiques. On y vivra dans des sortes de niches confortables, à coups de réjouissances collectives, dans une ambiance « sympa ». Mais on demeurera fondamentalement individualiste, dans le domaine professionnel, d’abord, mais aussi dans sa stratégie hédoniste personnelle. Nous sommes bien loin de la camaraderie des luttes d’antan, faite de souffrance et d’espoir collectif.
En revanche, la deuxième commune présente le défaut rédhibitoire d’être peuplé d’étrangers incontrôlables, qui ne sont « sympas » que lorsqu’ils sont loin, et farcie d’une délinquance et de désagréments – bruit, odeurs, saleté – qui rendent le plaisir entre happy few problématique, et impossible une bonne éducation des enfants (que l’on inscrit dans le privé, et dans les beaux quartiers).
(Article (sauf le titre) paru dans le numéro 7 de Salut Public, juillet/août 2012)
Les coups de boutoir contre les règles « répressives » ont ouvert le champ à une économie du désir, et à un relativisme éthique qui sied parfaitement à la nouvelle donne libérale. Les perceptions sociales et politiques, ainsi que l’imaginaire, ont été à ce point bouleversés, que les structures anthropologiques de la civilisation occidentale, désormais planétaires, semblent métamorphosées. L’émergence d’une grosse classe moyenne, diplômée et particulièrement implantée dans le tertiaire, les métiers de la communication, de la publicité, des médias, de l’enseignement, de l’informatique, des arts et des spectacles, a insufflé à la société l’esprit permissif dont était porteuse la révolte étudiante. Le jeu des conflits s’est déplacé du champ social et politique dans la sphère individualiste de la consommation ou des revendications de la vie sexuelle ou relationnelle, en remplaçant l’opposition dominants-dominés par la dichotomie archaïsme-modernité, qui noie les disparités au profit d’une fausse connivence entre humbles et puissants. Les bien-pensances, comme l’antiracisme et les droits à la « différence », les sous-cultures originaires principalement d’Amérique ou d’Afrique, sans compter l’écologie, le culte du vélo, de la planche à roulette, du surf et d’internet, ont achevé le travail de reformatage des repères idéologiques.
Homo festivus
Les limites économiques et sociales du bourgeois bohème sont assez floues, mais il est représentatif de la grosse classe moyenne moderne, exerçant de préférence des métiers liés au techno-nomadisme, avec une tendance assez forte à choisir des professions indépendantes. Ses valeurs « californiennes » - jean, baskets, New Age, hédonisme sans « prise de tête », dérision systématique en guise de pensée – le mettent en porte-à-faux avec la bourgeoisie classique, « ridicule » dans son souci d’élégance et ses signes extérieurs de richesse, et avec la gauche traditionnelle dont il rejette l’élitisme, le rationalisme et le concept de classe. Les « réseaux » où il s’intègre communient dans la répudiation du « pas sympa » et du « pas marrant », et, mus par l’instinct grégaire, se retrouvent régulièrement dans des sauteries urbaines monstres, aux thèmes variés, comme la lutte contre le sida ou contre l’homophobie, ou bien des festivals « extravagants », créant ainsi une nouvelle espèce que Philippe Murray appelait homo festivus.
Cette classe a contaminé l’ensemble des consciences : partout où naît une réaction contre les notions de sacrifice, de tragique et de profondeur, de culture et d’apprentissage long et sévère, nous sommes en présence de la « bobo-attitude ».
Mépriser le beauf, ignorer le chômeur
Il faut pourtant que le bobo se trouve quelque part, même s’il se veut ubiquiste. Vous ne le trouverez pas au cul des vaches, dans la boue collante de la campagne profonde, qu’il méprise, comme il déteste le « beauf » et ignore le chômeur. Depuis quelques décennies, il colonise les centres villes et les quartiers jadis populaires, chargés de mémoire, qu’il restaure pour en faire des lieux conviviaux, agréables, et bien sûr hors de prix, reléguant les pauvres dans les taudis et les excluant de son univers préservé.
On appelle ce phénomène « gentrification », de « gentry », « petit noble ». On privilégiera donc Montreuil (dont le maire est Dominique Voynet, tout un programme !) à Saint-Denis.
Dans la première commune, on va réaménager de façon pittoresque les anciennes usines, les entrepôts, pour les transformer en résidences d’artistes, restaurer les logements pour les rendre originaux, multiplier les espaces verts, les lieux de rencontres, de flânerie, égayés par des bistrots typiques. On y vivra dans des sortes de niches confortables, à coups de réjouissances collectives, dans une ambiance « sympa ». Mais on demeurera fondamentalement individualiste, dans le domaine professionnel, d’abord, mais aussi dans sa stratégie hédoniste personnelle. Nous sommes bien loin de la camaraderie des luttes d’antan, faite de souffrance et d’espoir collectif.
En revanche, la deuxième commune présente le défaut rédhibitoire d’être peuplé d’étrangers incontrôlables, qui ne sont « sympas » que lorsqu’ils sont loin, et farcie d’une délinquance et de désagréments – bruit, odeurs, saleté – qui rendent le plaisir entre happy few problématique, et impossible une bonne éducation des enfants (que l’on inscrit dans le privé, et dans les beaux quartiers).
(Article (sauf le titre) paru dans le numéro 7 de Salut Public, juillet/août 2012)
Claude Bourrinet http://www.voxnr.com
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