lundi 22 avril 2013

Le vert et le brun

Le Figaro Histoire n° 5 - 21/01/2013

Le discours nazi a trouvé nombre de relais auprès des populations arabes du Moyen-Orient et de l'Afrique du NOrd. L'historien américain Jeffrey Herf publie sur le sujet une étude pointue qui contient en creux une lourde charge polémique.

     « Tuez les Juifs avant qu’ils ne vous tuent ». Tel était, le 7 juillet 1942,  le titre d’une chronique diffusée par une radio nazie. Le speaker, toutefois, ne s’exprimait pas en allemand, mais… en arabe.  Des invectives similaires, toujours en arabe, Jeffrey Herf en a retrouvé des centaines. Professeur à l’université du Maryland, spécialiste de l’histoire intellectuelle et politique de l’Europe, ce chercheur américain a publié, en 2006, un ouvrage dans lequel il étudiait le mécanisme par lequel la propagande hitlérienne avait construit un ennemi fantasmatique – la « juiverie internationale » –, tenu pour responsable de la Seconde Guerre mondiale (traduction française : L’ennemi juif. La propagande nazie, 1939-1945, Calmann-Lévy, 2011). Dans un deuxième livre, paru en 2009 et aujourd’hui traduit en français (1), l’historien creuse ce thème en l’appliquant à un domaine méconnu : la propagande lancée par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, en direction des populations arabes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Dans ces régions, conclut l’auteur, le discours nazi a rencontré des oreilles complaisantes et des relais empressés, en raison de l’antisémitisme récurrent des sociétés islamiques.

     Pour mener son étude à bien, Jeffrey Herf a puisé dans des archives jusque-là inutilisées ou inexploitées. Ainsi a-t-il méthodiquement dépouillé les comptes rendus que, de 1941 à 1945, les diplomates américains au Caire envoyaient à Washington, avec la transcription des programmes en arabe émis par les stations allemandes.

     C’est en octobre 1939 que ceux-ci débutent. Les émissions, réalisées dans des studios installés à Berlin et diffusées jour et nuit sur ondes courtes, mêlent la musique, les informations et le commentaire. Elles visent les populations de pays placés sous la souveraineté ou le protectorat de la France et de l’Angleterre, ou situés dans leur zone d’influence. Après la défaite française de 1940, cette propagande cible les territoires contrôlés par les Anglais. Par une directive du 23 mai 1941, Hitler fait connaître aux chefs militaires allemands sa politique concernant le Moyen-Orient, estimant que « le mouvement de libération arabe est notre allié naturel contre l’Angleterre ». A l’époque, les efforts des propagandistes du Reich se concentrent sur l’Irak où, quelques semaines plus tôt, a eu lieu un coup d’Etat fomenté par les partisans de l’Axe. L’entreprise sera sans lendemain, puisque le gouvernement nationaliste sera balayé par une intervention militaire britannique et que les Anglais occuperont le pays jusqu’en 1945. Elle aura néanmoins permis aux services allemands d’affûter leurs arguments, et de faire miroiter dans une victoire de l’Axe la voie permettant aux Arabes de se libérer des Anglais.

     A Berlin, le ministère des Affaires étrangères du Reich est chargé de cette propagande, en coopération avec le haut commandement de la Wehrmacht, avec les services de renseignement, la direction de la SS et l’Office central de la sécurité du Reich. Rien ne serait possible, cependant, sans la participation active d’Arabes pronazis exilés en Allemagne. Les programmes de radio, notamment, supposent bien plus que le concours d’arabophones sans défaut sur le plan linguistique : speakers et journalistes doivent connaître à la perfection les réalités et les mentalités du monde arabe, et donc en être issus. Il en est de même pour la propagande écrite, puisque, tout au long de la guerre, les nazis ont produit des tracts et des brochures en arabe.

     Jeffrey Herf cite maintes fois un personnage dont la photo figure en couverture de son livre (en compagnie d’Hitler dans l’édition américaine originale, serrant la main d’Himmler dans la version française) : Hadj Amin el-Husseini. Bien connu des historiens, de nombreux travaux lui ayant été consacrés, celui-ci a joué un rôle central dans la liaison entre l’arabisme musulman et le nazisme.

     Né à Jérusalem en 1895, fils du mufti, Mohammed Amin el-Husseini (il ajoutera le qualificatif Hadj à son nom après avoir fait le pèlerinage à La Mecque, en 1913), étudie à l’université Al-Azhar, au Caire, puis sert dans l’armée ottomane pendant la Première Guerre mondiale. En 1917, il retourne à Jérusalem. Après le conflit, quand, sur les ruines de l’Empire ottoman, les Alliés occupent le Moyen-Orient – la France recevant un mandat sur la Syrie et le Liban en 1920, tandis que l’Angleterre prend pied en Jordanie et en Palestine, Palestine où Londres a accordé aux sionistes, par la déclaration Balfour de 1917, la liberté d’établir un « foyer national juif » – Hadj Amin el-Husseini s’engage dans le nationalisme arabe, dont il devient vite le leader en Palestine.

     Hostile à l’immigration juive en Palestine et à la présence anglaise, il est malgré tout nommé grand mufti de Jérusalem par les autorités britanniques, en 1921, titre qu’il détiendra jusqu’en 1948. Instigateur de la grande révolte arabe de 1936-1939 en Palestine, il se réfugie au Liban, puis, placé sous surveillance par les autorités françaises, s’installe en Irak. En 1941, quand les Anglais occupent l’Irak, il se réfugie en Allemagne. A Berlin, Hadj al-Husseini est reçu par Hitler – qui lui accordera d’autres audiences au cours des années suivantes, de même que plusieurs dignitaires du régime. Le Führer promet son soutien au nationalisme arabe, le chef palestinien s’engageant de son côté à inciter les musulmans à œuvrer au côté des Allemands.

     En 1943, alors qu’il vit toujours dans le Reich, Hadj al-Husseini collabore au recrutement de la 13e division Handschar de la Waffen-SS, une unité recrutée parmi les musulmans de Bosnie. Arrêté en 1945 par les troupes françaises, emmené en France, Hadj al-Husseini y est détenu plusieurs mois avant de rejoindre l’Egypte où il restera jusqu’en 1960. Il résidera ensuite au Liban, exerçant la présidence du Congrès islamique mondial, se retirera de la vie publique en 1962, et mourra à Beyrouth en 1974.

     « Arabes, levez-vous comme un seul homme et battez-vous pour vos droits sacrés, proclamait-il sur les ondes de Berlin, le 1er mars 1944. Tuez les Juifs, où que vous les trouviez. Cela plaît à Dieu, à l’histoire et à la religion. » Jeffrey Herf souligne que cette rhétorique ne s’appuyait pas sur les textes de référence de l’antisémitisme nazi, de Mein Kampf aux Protocoles des Sages de Sion, pourtant traduits en arabe avant 1939, mais sur « la lecture sélective du Coran et la focalisation sur les courants antijuifs au sein de l’islam ». Cette propagande, tout en présentant les Juifs comme les ennemis communs de l’islam et de l’Allemagne, s’adaptait donc aux traditions religieuses musulmanes, ainsi qu’aux réalités politiques et régionales du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

     Jeffrey Herf constate par ailleurs que, après-guerre, d’anciens nazis travailleront dans les pays arabes, tel le propagandiste Johann von Leers, recruté par une agence d’information dans l’Egypte de Nasser. L’historien se demande alors dans quelle mesure le nationalisme arabe, des années 1950 aux années 1970, puis l’islamisme, auront hérité quelque chose du nazisme. La question possède une lourde charge polémique, mais il n’est pas interdit de la poser.

     En Israël, la fondation Yad Vashem a reconnu 23 000 « Justes parmi les nations ». Aucun Arabe n’y figure. Le fait a frappé Mohammed Aïssaoui, journaliste au Figaro littéraire, qui, ne pouvant s’y résoudre, a mené son enquête personnelle, pendant plus de deux ans, afin de trouver des traces de musulmans qui auraient aidé les juifs persécutés pendant la guerre. Le résultat donne un joli livre intimiste, écrit à la Modiano (2). Mohammed V, le roi du Maroc, ou Si Kaddour Benghabrit, recteur de la Mosquée de Paris et musulman atypique qui aimait les soirées mondaines, le vin et les femmes, sont ici à l’honneur, Mohammed Aïssaoui apportant la preuve de leur action. Mais l’ouvrage témoigne plus de l’attente de l’auteur que d’un résultat vraiment probant. Les bons sentiments méritent toujours  d’être salués, mais l’Histoire, ce juge impitoyable, ne s’en contente jamais.

Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
Notes :
1)      Jeffrey Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat.
2)      Mohammed Aïssaoui, L’Etoile jaune et le croissant, Gallimard.

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