La
problématique complexe des relations germano-soviétiques revient sur le
tapis en Allemagne Fédérale depuis quelque temps. Trois livres se sont
penchés sur la question récemment, illustrant leurs propos de textes
officiels ou émanant de personnalités politiques. Pour connaître
l'arrière-plan de l'accord Ribbentrop-Molotov, l'historien britannique
Gordon Lang, dans le premier volume de son ouvrage,
♦ “... Die Polen verprügeln...” : Sowjetische Kriegstreibereien bei der deutschen Führung 1920 bis 1941
[1er vol. : 1914 bis 1937, Askania-Weißbuchreihe, Lindhorst, 1988, 176 p. ; cf. aussi vol. 2 : von 1936 bis 1945,
1989, 176 p.] retrace toute l'histoire des rapprochements entre
l'Allemagne et l'URSS, isolée sur la scène diplomatique, contre les
puissances bénéficiaires du Traité de Versailles et contre l'État
polonais né en 1919 et hostile à tous ses voisins. L'enquête de Gordon
Lang est minutieuse et, en tant que Britannique, il se réfère aux
jugements sévères que portait David Lloyd George sur la création de
l'État polonais. Lloyd George, en effet, écrivait :
« La proposition de la Commission polonaise, de placer 2.100.000 Allemands sous la domination d'un peuple qui, jamais dans l'histoire, n'avait démontré la capacité de se gouverner soi-même, doit nécessairement déboucher tôt ou tard sur une nouvelle guerre en Europe orientale ».
Le
Premier Ministre gallois n'a pas été écouté. John Maynard Keynes, qui
quitta la table de négociation en guise de protestation, n'eut pas
davantage l'oreille des Français qui voulaient à tout prix installer un
État ami sur les rives de la Vistule. Notable exception, le Maréchal
Foch dit avec sagesse : « Ce n'est pas une paix. C'est un armistice qui
durera vingt ans ».
Ni
les Soviétiques, exclus de Versailles et virtuellement en guerre avec
le monde entier, ni les Allemands, punis avec la sévérité extrême que
l'on sait, ne pouvaient accepter les conditions du Traité. Leurs
intérêts devaient donc immanquablement se rencontrer. En Allemagne, les
troupes gouvernementales et les Corps Francs matent les insurrections
rouges, tandis que Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés.
D'autres chefs rouges, en revanche, furent courtisés par le gouvernement
anti-bolchévique, dont Radek, emprisonné à Berlin-Moabit puis transféré
en résidence surveillée, et Viktor Kopp, venu de Moscou pour suggérer
au Directeur du Département de l'Est du Ministère des Affaires
Étrangères allemand, le baron Adolf Georg Otto von Maltzan, de jeter les
bases d'une coopération entre l'Armée Rouge et la Reichswehr pour lutter contre la Pologne.
Maltzan
écrivit, immédiatement après l'entrevue, un mémorandum qui stipulait en
substance que, vu l'échec des négociations à Copenhague entre
Britanniques et Soviétiques, Lénine voulait éliminer la Pologne, pion
des Occidentaux, afin de faire fléchir Londres. Pour réaliser cet
objectif, il fallait combiner une entente entre Russes et Allemands.
Maltzan explique que l'Allemagne ne marchera jamais avec les Français
pour sauver la Pologne, que la Reichswehr, réduite à 100.000
hommes, suffisait à peine pour maintenir l'ordre intérieur, et que des
relations avec l'URSS s'avèrraient illusoires tant que la propagande
bolchévique vitupérait contre le gouvernement de Berlin et créer des
désordres dans la rue. Kopp promit de mettre en frein à cette propagande
et suggéra les bases d'un accord commercial, mettant dans la balance
l'or russe à échanger contre des locomotives et des machines-outils
allemandes.
[La situation militaire en Europe au lendemain de Versailles. Le Reich est coincé dans l'étau franco-polono-tchèque qui aligne en pied de paix 1.015.000 hommes et en pied de guerre 8.200.000 hommes. Face à cette masse formidable, la Reichswehr ne peut aligner que 100.000 hommes. La diplomatie allemande jouera donc la carte russe, de façon à coincer la Pologne entre l'Armée Rouge et ses frontières. Quand les milices communistes et national-socialistes tiendront la rue en excitant les masses contre les clauses de Versailles, la Reichswehr s'avèrera insuffisante pour maintenir l'ordre intérieur.]
L'objectif soviétique : renforcer l'industrie allemande et faire vaciller l'Empire Britannique
Au
cours des mois qui suivirent, il apparut clairement que l'objectif des
Soviétiques était de renforcer l'industrie allemande, de façon à s'en
servir comme “magasin” pour moderniser la Russie, dont l'objectif
politique n'était pas, pour l'instant, de porter la révolution mondiale
en Europe, mais de jeter son dévolu sur l'Asie, l'Asie Mineure, la Perse
et l'Afghanistan et de susciter des troubles en Égypte et aux Indes,
afin de faire vaciller l'Empire britannique. En juillet 1920, Kopp
revient à la charge et fait savoir que l'URSS souhaite le retour à
l'Allemagne du Corridor de Dantzig, afin de faciliter les communications
commerciales entre le Reich et la Russie, via la Poméranie et
la Prusse Orientale. L'aile gauche du parti socialiste polonais reçut
l'ordre de Moscou de réclamer le retour aux frontières de 1914,
réduisant la Pologne à la province russe qu'elle avait été de 1815 à
1918.
L'objectif
des Allemands, surtout de l'état-major du Général von Seeckt, et des
Soviétiques était de contourner tout éventuel blocus britannique et de
briser la volonté française de balkaniser l'Europe centrale.
L'élimination militaire de la Pologne et l'entente germano-russe
pèseraient d'un tel poids que jamais les armées françaises exsangues
n'oseraient entrer en Allemagne puisqu'un tel geste serait voué à un
cuisant échec. Seeckt, avec son armée insignifiante, devait menacer
habilement les Français tout en ne les provoquant pas trop, de façon à
ce qu'ils ne déclenchent pas une guerre d'encerclement avant que les
Russes ne puissent intervenir.
L'analyse
était juste mais, sur le terrain, l'Armée Rouge est battue par les
Polonais et par la stratégie de Weygand, dépêché dare-dare à Varsovie.
Cet échec soviétique, assorti d'énormes compensations territoriales au
bénéfice de la Pologne (Traité de Riga, 18 mars 1921), n'empêcha pas la
collaboration secrète avec la Reichswehr : toutes les armes
interdites à l'Allemagne par les clauses du Traité de Versailles, comme
les avions, les bombes, les blindés de combat et de reconnaissance,
l'artillerie lourde, les gaz de combat, les canons anti-aériens, etc.
furent construites et testées en Russie dans des bases secrètes.
Gordon
Lang consacre un très long chapitre sur la collaboration germano-russe
partant de l'accord Rathenau-Tchitchérine (1922), avec pour toile de
fond l'occupation de la Ruhr (1923) et l'affaire Schlageter, le Pacte de
Locarno (1925), le refus de la part de la SPD de réviser les clauses de
Versailles, l'éviction de Trotsky et l'avènement de Staline (1927), l'accession de Hindenburg à la Présidence du Reich (1927), la montée du national-socialisme.
Staline donne l'ordre au KPD de collaborer avec la NSDAP
La
politique de Staline était de créer le socialisme dans un seul pays et
de transformer l'URSS en un “croiseur cuirassé”, en lutte contre les
impérialismes. Pour parvenir à cet objectif, il fallait industrialiser à
outrance un pays essentiellement agricole. On sait à quelles tragédies
cette volonté à conduit pour le paysannat slave et les koulaks.
L'Allemagne, elle, s'est partiellement sauvée du marasme grâce à cette
volonté politique : dès l'arrivée de Staline au pouvoir, les échanges
économiques entre les 2 pays quintuplent. Les machines quittent les
usines allemandes pour la Russie nouvelle et, en échange, les
Soviétiques, livrent du pétrole, des minerais et des céréales.
Quand le parti de Hitler prend de l'ampleur et obtient le soutien de la droite (de la Deutsch-Nationale Volkspartei,
en abrégé DNVP), les communistes allemands visent la création d'un
front commun avec la SPD, un parti modéré dont la ligne globale avait
été d'accepter bon gré mal gré les réparations. L'ordre de Moscou,
formulé par Staline lui-même, exigeait une politique diamétralement
opposée : marcher avec la NSDAP contre les modérés qui acceptaient
Versailles ! Dans l'optique de Staline, un pouvoir socialo-communiste
dans le Reich aurait affaibli l'industrie allemande, réservoir
de machines pour la Russie nouvelle, et aurait donc en conséquence
diminuer la puissance montante de Moscou. Les communistes allemands
reçurent l'ordre précis de ne rien entreprendre d'aventureux contre la
droite, contre les nazis ou contre la Reichswehr, de façon à ce que la collaboration germano-russe puisse créer un front anti-occidental et anti-impérialiste.
Le 1er juin 1932, le nouveau gouvernement von Papen place le Général von Schleicher à la tête du Ministère de la Reichswehr
en remplacement du Général Groener, fidèle exécutant de la doctrine de
von Seeckt. Moscou ordonne aussitôt aux communistes allemands de
combattre les sociaux-démocrates et de les présenter à leurs ouailles
comme les ennemis principaux de la classe ouvrière. Pas question donc
d'assigner ce rôle négatif aux nationaux-socialistes. Le chef du
Komintern, Dimitri Manouilski, explique que, dialectiquement, la NSDAP
est à l'avant-garde de la dictature du prolétariat tandis que les
sociaux-démocrates trompent les masses en agitant l'épouvantail
anti-fasciste. Pendant la campagne électorale, la KPD et la NSDAP
militent pour une abrogation pure et simple de toutes les clauses de
Versailles et rejettent toutes les formes de réparations. La SPD, elle,
ne veut pas de révision du Traité et perd sa crédibilité auprès des
millions de chômeurs allemands.
La Reichswehr aurait été incapable de mater un putsch conjoint des nazis et des communistes
Aux
élections du 6 novembre 1932, malgré le recul des
nationaux-socialistes, l'ambassadeur soviétique Khintchouk réitère les
ordres de Moscou aux communistes allemands car « Hitler ouvre la voie à
une Allemagne soviétisée ». Communistes et Nationaux-Socialistes
organisent de concert une grève des transports en commun à Berlin, qui
connaît un franc succès. Schleicher est inquiet : il met les
circonscriptions militaires en alerte et simule des manœuvres pour
savoir si la Reichswehr serait capable de briser un putsch perpétré de concert par les communistes et les nazis.
Le
rapport final qui lui est transmis le 2 décembre 1932 est alarmant :
l'armée serait incapable de faire face à un putsch unissant les 2 partis
“extrémistes”. Ne disposant que de 100.000 hommes, elle est en
infériorité numérique devant les 130.000 militants du Kampfbund
[Ligue de combat] communiste, renforcés par les 30.000 adolescents de
l'organisation de jeunesse, et des 400.000 SA et HJ de la NSDAP. De
plus, la réussite du mouvement de grève conjoint dans les transports
publics berlinois a démontré que les putschistes éventuels pourraient
paralyser les chemins de fer, empêchant tout mouvement de troupes vers
les centres insurrectionnels. Schleicher est dès lors obligé, pour
sauver la République de Weimar aux abois, de faire des concessions aux
Alliés pour que ceux-ci permettent à la Reichswehr de disposer de 300.000 hommes lors de la Conférence de Genève prévue pour 1933.
Poussé dans le dos par le Komintern, la KPD entonne des refrains aussi patriotiques que les nationaux. Le Komintern proclame le 10 janvier 1933 :
« Il faut combattre sans merci les oppresseurs de la nation ! Il faut lutter contre l'occupation de la Sarre, l'oppression des Alsaciens et des Lorrains, contrer la politique rapace de l'impérialisme polonais à Dantzig, lutter contre l'oppression des Allemands en Haute-Silésie, en Pomérélie et au Tyrol du Sud, contre la mise en esclavage des peuples et des minorités ethniques en Tchécoslovaquie, contre la perte de ses droits par le peuple autrichien ».
Mais Moscou continue à faire davantage confiance à la NSDAP.
Le
22 janvier 1933, les hitlériens projettent une manifestation
provocatrice devant le quartier général communiste de Berlin. Les
Soviétiques donnent l'ordre à leurs coreligionnaires berlinois de ne pas
s'y opposer. Après la prise du pouvoir par Hitler, l'immeuble sera
perquisitionné et la police y trouvera des “preuves” d'un projet de
putsch communiste. Le Reichstag brûle le 27 février,
apparemment par l'action d'un communiste hollandais, Marinus van der
Lubbe. La KPD est interdite. À Moscou, les milieux gouvernementaux
restent calmes et choisissent l'attentisme : il faut sauver les
relations privilégiées entre l'URSS et l'Allemagne et ne pas les gâcher
par une propagande anti-nazie irréfléchie.
Litvinov, Hitler et Rosenberg
Les
Soviétiques refuseront de tenir compte des déclamations
anti-communistes des dirigeants nazis. Litvinov avertit cependant
Dirksen, ambassadeur du Reich à Moscou, que cette bienveillance
cessera si l'Allemagne tente un rapprochement avec la France, comme
l'avaient fait les sociaux-démocrates de Stresemann et vraisemblablement
le Général Schleicher. Litvinov déclare que le gouvernement soviétique
n'a pas l'intention de changer sa politique à l'égard de l'Allemagne
mais fera tout pour empêcher une alliance germano-française. En échange,
Litvinov promet de ne pas s'allier avec la France et de ne pas réitérer
la politique d'encerclement de l'Entente avant 1914, l'URSS n'ayant pas
intérêt à reconnaître les clauses du Traité de Versailles et
l'existence de l'État polonais. Le 29 avril 1933, Hitler reçoit
Khintchouk en présence du Baron Konstantin von Neurath, et promet de ne
pas s'occuper des affaires intérieures russes à la condition expresse
que les Soviétiques n'interviennent pas dans les affaires intérieures
allemandes (en clair : cessent de soutenir les communistes allemands).
Pendant
les premières années du régime hitlérien, les relations germano-russes
sont donc restées positives avec toutefois une seule petite ombre au
tableau : les activités d'Alfred Rosenberg, chef du bureau des affaires
étrangères de la NSDAP et rédacteur-en-chef de son organe de presse, le Völkischer Beobachter.
Né dans les pays baltes, ayant étudié à Moscou, Rosenberg haïssait le
communisme soviétique. Il rêvait d'une balkanisation de l'URSS et
notamment d'une Ukraine indépendante. Hitler ne le nomma pas Ministre des Affaires Étrangères du Reich,
ce qui soulagea les Soviétiques. Des envoyés spéciaux laissaient
sous-entendre régulièrement que si Rosenberg devenait Ministre des
Affaires Étrangères, les Soviétiques pourraient être amenés à reconduire
leur alliance avec la France. La tragédie de la “Nuit des longs couteaux”,
au cours de laquelle Schleicher est éliminé, satisfait Staline qui
voyaient dans les victimes des instruments d'une politique d'alliance
avec la France (donc avec la Pologne).
Démontant
le système de Versailles pièce par pièce, Hitler rapatrie les usines
d'armement disséminées en Russie. Les installations de Kama et de Tomka,
où furent élaborés les premiers chars allemands et la tactique
offensive de l'arme blindée, sont démantelées et reconstruites en
Allemagne. Ensuite, c'est au tour du centre aérien de Vivoupal, matrice
de la future Luftwaffe. Les usines avaient bien servi le Reich et l'URSS ; les 2 puissances avaient pu moderniser leurs armées à outrance. Dans l'Armée Rouge et la nouvelle Wehrmacht, on retrouvera les mêmes armes modernes, supérieures à celles de tous leurs adversaires.
L'élimination de Toukhatchevski
Hitler, en annulant les effets de l'article 198 du Traité de Versailles, se rendait parfaitement compte que la Reichswehr
avait créé l'Armée Rouge de Staline. Comment ôter aux Soviétiques
l'atout que les relations privilégiées entre les 2 armées leur avaient
octroyés ? Gordon Lang décrit le rôle de Heydrich : celui-ci avait pu
observer les purges contre les trotskistes et constater avec quelle rage
paranoïaque Staline poursuivait et éliminait ses adversaires.
Soupçonneux à l'extrême, le dictateur géorgien prenait assez aisément
pour argent comptant les bruits de complot, vrais ou imaginaires.
Heydrich en conclut qu'il suffisait de faire courir la rumeur que le
Maréchal Toukhatchevski complotait contre Staline. Or une vieille haine
couvait entre les 2 hommes.
Lors
de l'offensive soviétique contre la Pologne en 1920, Toukhatchevski
marcha victorieusement sur Varsovie et donna l'ordre au deuxième corps
d'armée soviétique, commandé par Vorochilov et Boudienny, de faire
mouvement vers la capitale polonaise et de prendre en tenaille leur
adversaire. Vorochilov et Boudienny, sous l'impulsion de Staline, alors
commissaire politique aux armées, refusèrent de suivre cet ordre et
marchèrent sur Lemberg, capitale de la Galicie. Weygand, commandant en
chef des troupes polonaises, s'engouffra dans la brèche et battit tour à
tour les armées de Toukhatchevski et de Vorochilov, Boudienny et
Staline. Toukhatchevski n'avait jamais raté l'occasion de rappeler cette
gaffe monumentale de Staline. En fabriquant de faux documents
accablants pour le Maréchal, Heydrich savait que Staline sauterait sur
l'occasion pour éliminer ce témoin génant de sa faute politique majeure.
L'élimination de l'état-major soviétique réduisit l'Armée Rouge à
l'impuissance pendant plusieurs années. Parmi les rescapés des purges :
Vorochilov et Boudienny...
Si
Staline était indubitablement germanophile, Toukhatchevski,
contrairement à la plupart des trotskistes épurés ou dissidents, l'était
aussi. Lang reproduit un document intéressant de 1935 : les notes
prises lors de l'entrée en fonction du nouvel attaché militaire allemand
en URSS, le Général Ernst-August Köstring. Ces notes révèlent la
volonté de Toukhatchevski de s'en tenir aux principes de von Seeckt. En
1936, Toukhatchevski conseille au Ministre des Affaires Étrangères
roumain, Nikolae Titulescu de ne pas lier le destin de la Roumanie à la
France et à la Grande-Bretagne, États vieux et usés, mais à l'Allemagne,
État jeune et dynamique. Pourquoi Heydrich a-t-il contribué à liquider
un militaire compétent, ami de son pays ? Parce que la germanophilie de
Toukhatchevski n'était pas inconditionnelle, vu le pacte Anti-Komintern :
le Maréchal avait organisé des manœuvres et des Kriegspiele,
dans lesquels l'Allemagne envahissait l'URSS et l'Armée Rouge organisait
la défense du territoire. Ce fait dément les accusations d'espionnage
au profit de l'Allemagne. Est-ce l'encouragement aux Roumains à
s'aligner avec l'Allemagne qui a servi d'alibi aux épurateurs staliniens
? En effet, une Roumanie sans garantie allemande aurait été une proie
facile pour l'URSS qui voulait récupérer la Bessarabie...
Le
premier volume du livre de Gordon Lang s'arrête sur l'épisode de
l'élimination de Toukhatchevski. Un autre historien, Karl Höffkes, dans
♦
Deutsch-sowjetische Geheimverbindungen : Unveröffentliche diplomatische
Depeschen zwischen Berlin und Moskau im Vorfeld des Zweiten Weltkriegs,
[Veröffentlichungen
des Instituts für deutsche Nachkriegsgeschichte : Band 15, Grabert
Verlag, Tübingen, 1988, 298 p.] présente tous les documents relatifs au pacte germano-soviétique [dit Traité Ribbentrop-Molotov], signé le 23 août 1939.
Höffkes
classe les documents par ordre chronologique, ce qui permet de suivre
l'évolution des événements qui ont conduit au partage de la Pologne en
septembre 1939. Il signale aussi que, vu la participation militaire
active des Soviétiques au démembrement de la Pologne, à l'occupation des
Pays Baltes et de la Bessarabie/Bukovine entre le 17 septembre 1939 et
le 22 juin 1941, la culpabilité allemande dans le déclenchement de la
Seconde Guerre mondiale ne saurait être exclusive, indépendamment des
raisons qui ont poussé les 2 puissances à agir. Officiellement, les
Soviétiques prétendent être rentrés en Pologne parce que l'État polonais
avait cessé d'exister et que leur devoir était de protéger les
populations ukrainiennes et biélorusses de Volhynie et de Galicie. Les
Alliés avaient déclaré la guerre à l'Allemagne le 3 septembre 1939 mais
ne feront pas de même pour la Russie après le 17 septembre. Dans la Pravda du 29 novembre 1939, Staline lui-même justifie ses positions :
- Ce n'est pas l'Allemagne qui a attaqué la France et l'Angleterre, mais ce sont la France et l'Angleterre qui ont attaqué l'Allemagne et ont donc pris sur elles la responsabilité de la guerre actuelle.
- Après le déclenchement des hostilités, l'Allemagne a fait des propositions de paix à la France et à l'Angleterre et l'Union Soviétique a ouvertement soutenu ces propositions allemandes, parce qu'elle a cru et croit toujours qu'une fin rapide de la guerre améliorerait radicalement le sort de tous les pays et de tous les peuples.
- Les castes dominantes de France et d'Angleterre ont rejeté de façon blessante les propositions de paix allemandes et les efforts de l'Union Soviétique en vue de mettre rapidement fin à la guerre. Voilà les faits.
Les “protocoles secrets”, niés par les Soviétiques
En annexe au texte officiel du Pacte germano-soviétique existaient des “protocoles secrets supplémentaires”,
où les intentions les plus offensives des 2 partenaires
transparaissaient très clairement. Ces protocoles n'ont pu être évoqués
lors du Procès de Nuremberg en 1946. L'avocat de Hess, le Dr. Seidl,
reçut l'interdiction de lire le texte, sous pression du procureur
soviétique Rudenko. L'hebdomadaire londonien The Economist
s'insurgera contre cette atteinte aux droits de la défense, si flagrante
puisque la teneur des “protocoles secrets supplémentaires” avait pu
être vérifiée dans les faits.
Dans
les documents consignés dans le livre de Höffkes, nous avons repéré
beaucoup de détails intéressants. Ainsi, dans le texte du protocole des
conversations entre le Dr. Schnurre et le chargé d'affaires soviétique
Astakhov, daté du 17 mai 1939, on apprend que l'Union Soviétique
souhaitait que les accords commerciaux entre la Tchécoslovaquie et
l'URSS demeurent tels quels sous le protectorat allemand, instauré après
la disparition de la République tchécoslovaque. Il suffisait, disait
Astakhov, de les reconduire purement et simplement. L'élimination de la
Tchécoslovaquie ne créait aucun problème entre le Reich et l'URSS (cf. Höffkes, doc. n°5).
Dans
un rapport envoyé par l'ambassadeur allemand à Moscou, von der
Schulenburg, au Secrétaire d'État aux Affaires Étrangères von
Weizsaecker (père de l'actuel Président de la RFA), daté du 22 mai 1939,
on apprend les difficultés que rencontrent les Alliés à Moscou pour
créer un gigantesque front anti-fasciste englobant l'URSS. Les Anglais
hésitent à garantir les frontières de l'URSS, de peur de pousser
complètement les Japonais dans les bras des Allemands (doc. n°8).
Le
document n°15, consistant en un rapport du sous-secrétaire Dr. Woermann
à propos de ses conversations avec l'envoyé bulgare Draganoff, daté du
15 juin 1939, nous apprend le rôle que joua ce diplomate bulgare dans la
gestation du Pacte du 23 août. Draganoff connaissait personnellement
Astakhov, lequel lui avait dit que l'URSS était sollicitée par 2
stratégies : l'une postulait l'alliance avec la France et l'Angleterre,
l'autre l'alliance avec l'Allemagne, indépendamment des idéologies
communiste et nationale-socialiste. L'URSS choisirait l'Allemagne sans
hésiter si l'Allemagne déclarait officiellement qu'elle n'attaquerait
pas la Russie ou si elle signait avec l'URSS un pacte de non-agression.
Pour les Soviétiques, l'URSS et le Reich s'opposent aux démocraties capitalistes
Le
document n°24, un rapport de Schnurre sur ses conversations avec
Astakhov et Babarine (Directeur de la représentation commerciale
soviétique à Berlin), témoigne des intentions soviétiques à la date du
27 juillet 1939. Les Soviétiques souhaitent une reprise des relations
économiques, politiques et culturelles avec le Reich. La presse
des 2 pays doit modérer ses propos, suggèrent les 2 diplomates
soviétiques, et ne pas publier d'articles offensants contre l'autre.
L'Allemagne, l'Italie et l'URSS ont une chose en commun, malgré toutes
les divergences idéologiques : l'hostilité aux démocraties capitalistes.
De ce fait, l'URSS ne peut s'aligner sur les démocraties occidentales.
Astakhov signale, rapporte Schnurre, que des problèmes peuvent surgir du
fait que l'Allemagne comme l'URSS considèrent que les Pays Baltes, la
Finlande et la Roumanie appartiennent à leur sphère d'influence. Il peut
ainsi apparaître que l'Allemagne cherche à utiliser ces petites
puissances contre l'URSS, comme avait cherché à le faire la France, en
créant le “cordon sanitaire” après Versailles.
Et
Astakhov poursuit : l'Angleterre ne peut rien offrir de concret à la
Russie ; l'alliance germano-japonaise n'est pas dirigée contre la Russie
; la question polonaise, avec le corridor de Dantzig, finira par être
résolue au bénéfice du Reich. Une inquiétude point tout de même
chez Astakhov : l'Allemagne hitlérienne se considère-t-elle comme
l'héritière de l'Autriche en Europe orientale, en d'autres mots,
cherche-t-elle à inclure dans sa sphère d'influence les pays galiciens
et ukrainiens soumis jadis à la Double Monarchie austro-hongroise ?
L'objet du rapport de Schnurre contribua à dissiper des malentendus.
Aujourd'hui, il nous renseigne admirablement non seulement sur les
intentions soviétiques de l'été 1939 mais aussi sur les intérêts
éternels de la Russie en Europe Orientale.
Le
document n°28, un câble de Schulenburg au Ministère des Affaires
Étrangères (3 août 1939), révèle quelques réticences de Molotov : le
pacte Anti-Komintern n'est pas une simple façade comme on tente depuis
quelques semaines de le faire accroire tant du côté soviétique que du
côté allemand. En effet, ce pacte a soutenu les projets agressifs du Japon
à l'égard de l'URSS — le Japon venait d'être battu aux confins de la
Mandchourie par les troupes de Joukov — et l'Allemagne a appuyé le
Japon, tout en refusant de participer à des conférences internationales
si l'URSS y participait aussi, l'exemple le plus flagrant étant Munich.
Schulenburg rétorqua que l'URSS, en signant un traité avec la France en
1935, s'est laissée entraîner dans des menées anti-allemandes et qu'en
conséquence l'Allemagne a dû réviser certaines de ses positions, au
départ russophiles.
Les positions de Ribbentrop et d'Oshima, ambassadeur du Japon à Berlin
Le
document n°33, un télégramme de von Ribbentrop à Schulenburg daté du 14
août 1939, nous indique la position du Ministre des Affaires Étrangères
du Reich. Il n'y a pas de conflit d'intérêts entre l'URSS et le Reich
sur la ligne reliant la Baltique à la Mer Noire ; les divergences de
vue dues aux idéologies ont certes engendré la méfiance réciproque, mais
ce ballast doit être progressivement éliminé car il apparaît de plus en
plus évident, sur la scène internationale, que les démocraties
occidentales capitalistes sont également ennemies de l'Allemagne
nationale-socialiste et de la Russie stalinienne. Si la Russie et
l'Allemagne s'entre-déchirent, ce sera dans l'intérêt des démocraties
occidentales : voilà ce qu'il faut éviter. Les menées bellicistes de
l'Angleterre postulent un règlement rapide du contentieux
germano-soviétique. Dans ce même télégramme, Ribbentrop suggère une
visite personnelle à Moscou.
Le
document n°48, daté du 22 août 1939, la veille de la signature du
Pacte, rend compte d'une conversation téléphonique entre Ribbentrop et
l'ambassadeur du Japon, Oshima, sur les projets allemands et
soviétiques. Outre que l'apparent changement d'attitude des Allemands
risquait de choquer quelques milieux japonais, l'ambassadeur nippon
émettait une seule réticence : l'URSS, rassurée en Europe, renforcerait
sans doute son front extrême-oriental et rallumerait le conflit
sino-japonais pour en tirer toutes sortes de profits. Quoi qu'il en
soit, l'évolution dans cette direction était prévisible et comme le
Japon ne souhaite pas réanimer le conflit qui venait de l'opposer à
l'URSS, l'ambassadeur nippon rassure Ribbentrop : la position du Japon
ne changera pas. L'ennemi n°1 du Japon comme de l'Allemagne était
désormais l'Angleterre : il fallait donc que les 2 puissances du Pacte
Anti-Komintern normalisent leurs relations avec Moscou.
Les conversations entre Staline, Ribbentrop et Molotov
Le
document n°51 est mieux connu et consiste en un rapport du
sous-secrétaire Hencke sur les conversations entre Ribbentrop, Staline
et Molotov dans la nuit du 23 au 24 août 1939. Les 3 hommes d'État
passèrent en revue l'état du monde. L'Allemagne offrait sa médiation
pour aplanir les différends entre l'URSS et le Japon. Staline critiquait
l'annexion de l'Albanie par l'Italie et craignait que Mussolini ne
s'attaque à la Grèce. Ribbentrop répondit que Mussolini se félicitait du
rapprochement entre Russes et Allemands. L'Allemagne souhaitait de
bonnes relations avec la Turquie mais celle-ci avait répondu en adhérant
à la coalition anti-allemande, sans en informer le gouvernement du Reich.
Tous se plaignaient de l'attitude turque et évoquaient les sommes
d'argent versées par l'Angleterre pour la propagande anti-allemande en
Turquie.
Quant
à l'Angleterre, Ribbentrop se rendait compte qu'elle cherchait à
troubler le rapprochement germano-russe et Staline constatait la
faiblesse numérique de l'armée anglaise, le tassement en importance de
sa flotte et son manque d'aviateurs patentés. Mais Staline ajoutait que
malgré ses faiblesses, l'Angleterre pourrait mener la guerre avec ruse
et tenacité. Staline demanda à Ribbentrop ce qu'il pensait de l'armée
française, très importante numériquement sur le papier ; l'Allemand
répondit que les classes de recrues dans le Reich s'élevaient à
une moyenne de 300.000 hommes, alors qu'elles n'étaient que de quelque
150.000 hommes en France, vu le recul démographique du pays. La ligne
Siegfried (Westwall) était 5 fois plus puissante que la ligne
Maginot et, par conséquent, toute attaque française contre l'Allemagne
serait vouée à l'échec.
Le
document n°53 reproduit les fameux “protocoles secrets
supplémentaires”, signés par Ribbentrop et Molotov, où Russes et
Allemands se partagent l'Europe Orientale en zones d'influence (cf. la
carte ci-dessous). Rappelons que le point 3 mentionne l'intérêt
soviétique pour la Bessarabie attribuée en 1918 à la Roumanie.
L'Allemagne déclare se désintéresser de cette région.
[Le pacte germano-soviétique sur la carte (cliquer dessus). En renonçant au morceau de Pologne situé à l'est de Varsovie mais à l'ouest de l'ancienne frontière des tsars, Staline joue habilement : les Allemands occupent ainsi seuls un territoire qui n'a jamais été à eux. Au regard du droit, les Soviétiques ne faisaient que récupérer les territoires que leur avaient arrachés la Pologne lors du Traité de Riga (1921). Du coup, ils ne faisaient plus figure d' “agresseurs”.]
L'avis de Mussolini
Le
document n°55 est une lettre de Hitler adressée à Mussolini et datée du
25 août 1939. Hitler demande l'avis de Mussolini sur la situation
nouvelle.
Le document n°56 reproduit la réponse du Duce, envoyée le jour même. En voici le contenu intégral :
« Führer, je réponds à votre lettre que vient de me remettre à l'instant l'ambassadeur von Mackensen.
En ce qui concerne l'accord avec la Russie, j'y souscris entièrement. Son Excellence Göring vous dira que je confirme les propos tenus lors des entretiens que j'ai eus avec lui en avril dernier : en l'occurence qu'un rapprochement entre l'Allemagne et la Russie est nécessaire pour éviter l'encerclement par les démocraties. J'estime qu'il est utile de faire le nécessaire pour éviter une rupture ou un refroidissement avec le Japon, à cause du nouveau rapprochement de celui-ci avec les États démocratiques qui en résulterait. Dans ce sens, j'ai envoyé un télégramme à Tokyo et il semble qu'après avoir surmonté l'effet de surprise, l'opinion publique japonaise adoptera une meilleure attitude psychologique. L'accord de Moscou bloque la Roumanie et peut contribuer à faire changer la position de la Turquie, qui a accepté les prêts anglais, mais n'a pas encore signé d'alliance. Une nouvelle attitude de la Turquie réduirait à néant tous les plans stratégiques des Français et des Anglais en Méditerranée orientale. Pour ce qui concerne la Pologne, je comprends parfaitement l'attitude de l'Allemagne et admets le fait qu'une situation aussi tendue ne peut perdurer à l'infini. Pour ce qui concerne l'attitude pratique de l'Italie en cas d'une action militaire, mon point de vue est le suivant :
Si l'Allemagne attaque la Pologne et que le conflit demeure localisé, l'Italie accordera à l'Allemagne toutes formes d'aide politique et économique.
Si l'Allemagne attaque et que les Alliés de la Pologne amorcent une contre-attaque contre l'Allemagne, je porte d'avance à votre connaissance, qu'il me paraît opportun que je ne doive pas prendre moi-même l'initiative d'activités belligérantes, vu l'état actuel des préparatifs de guerre de l'Italie, dont nous vous avons tenus au courant régulièrement et à temps, vous, Führer, ainsi que von Ribbentrop.
Mais notre intervention peut être immédiate si l'Allemagne nous livre sans retard le matériel militaire et les matières premières nécessaires à contenir l'assaut que Français et Anglais dirigeront essentiellement contre nous.
Lors de notre rencontre, la guerre était prévue pour 1942 ; à ce moment-là j'aurais été prêt sur terre, sur mer et dans les airs selon les plans prévus.Je suis en outre d'avis que les simples préparatifs militaires, ceux déjà entamés et les autres, qui devront être commencés dans l'avenir en Europe et en Afrique, immobiliseront d'importantes forces françaises et britanniques.
J'estime que c'est mon devoir inconditionnel, en tant qu'ami loyal, de vous dire toute la vérité et de vous avertir d'avance de la situation réelle : ne pas le faire aurait des conséquences désagréables pour nous tous. Voilà ma conception des choses et, puisque sous peu je devrai convoquer les plus hauts organes du régime, je vous prierais de me faire connaître la vôtre.s. MUSSOLINI. »
L'enquête
de Höffkes ne reprend que des documents datés entre le 17 avril 1939 et
le 28 septembre 1939. Après cette date, Russes et Allemands collaborent
étroitement pour réduire toute résistance polonaise au silence. Staline
tente de réaliser sur le terrain la zone d'influence qui lui a été
octroyée le 23 août. La Finlande résiste héroïquement pendant la guerre
d'hiver de 1939-40 et Staline doit se contenter de quelques lambeaux de
territoires qui sont toutefois stratégiquement importants. Dans le
sillage de la campagne de France, il occupe les Pays Baltes, avec, en
plus, une bande territoriale de la Lithuanie, normalement attribuée au Reich. Ensuite, il occupe la Bessarabie et la Bukovine, contre les accords qui le liaient à Hitler [cf. à ce propos Jens Hecker, Der Ostblock : Enstehung, Entwicklung und Struktur, 1939-1980, Nomos Verl., Baden-Baden, 1983].
À
partir de ce moment, l'Allemagne devient réticente et la méfiance de
Hitler à l'égard des “bolchéviques” ne cesse plus de croître. Le
discours “anti-fasciste” est réinjecté dans les écoles de l'Armée Rouge.
Staline encourage les Yougoslaves à résister aux pressions allemandes ;
les Anglais lui suggèrent, contre sa promesse d'entrer en guerre à
leurs côtés, la “direction des Balkans”. Molotov en parle à Hitler et
demande au Führer s'il est prêt à faire une concession équivalente. À
partir de ce moment, Hitler envisage la guerre avec l'URSS. Le
gouvernement yougoslave adhère à l'Axe puis est renversé par un putsch ;
Staline reconnaît le nouveau gouvernement et Hitler envahit la
Yougoslavie. Les relations privilégiées entre le Reich et l'URSS avaient cessé d'exister...
Les protocoles du 9 novembre 1940
La
dernière tentative allemande de mener une politique commune avec la
Russie date du 9 novembre 1940. Molotov est à Berlin pour négocier. Il
détient une position de force : l'URSS a reconstitué le territoire des
tsars de 1914, Finlande exceptée.
L'Allemagne
n'a pas réussi à mettre l'Angleterre à genoux. Molotov exige dès lors
les Dardanelles, la Bulgarie, la Roumanie, la Finlande, un accès à la
Mer du Nord... Hitler rétorque en soumettant un plan de “coalition
continentale euro-asiatique”, inspiré du théoricien de la géopolitique, Haushofer. L'Allemagne et la Russie se partageraient la tâche : le Reich
réorganiserait l'Europe tandis que la Russie recevrait en héritage une
bonne part de l'Empire britannique en Asie. Staline dominerait ainsi la
Perse, l'Afghanistan et les Indes, tout en bénéficiant d'une immense
façade maritime dans l'Océan Indien. Les protocoles du 9 novembre 1940
n'ont jamais été signés. Les Soviétiques ont toujours nié leur
authenticité, comme ils ont nié l'authenticité des “protocoles secrets
supplémentaires” du 23 août 1939.
Le texte de ces protocoles non signés, nous l'avons retrouvé dans le livre de Peter Kleist (Die europäische Tragödie,
Verlag K.W. Schütz KG, Pr. Oldendorf, 1971, 320 p.). Les 3 pays de
l'Axe suggéraient à l'URSS de participer à la construction de la paix,
promettaient de respecter les possessions soviétiques, de ne pas adhérer
individuellement à une coalition qui serait dirigée contre l'une des 4
puissances signataires. La durée de cet accord serait de 10 ans. Dans le
protocole secret n°1, soumis aux 4 puissances, l'Allemagne promettait
de ne plus étendre sa puissance en Europe mais de faire valoir ses
droits en Afrique centrale. L'Italie promettait de ne plus poser de
revendications territoriales en Europe mais de concentrer sa pression en
Afrique du Nord et du Nord-Est. Le Japon promettait que ses aspirations
seraient circonscrites à l'espace extrême-oriental au Sud de l'archipel
japonais. L'URSS devait promettre que ses aspirations d'expansion
territoriale se porteraient à l'avenir vers l'Océan Indien.
Un
second protocole secret, devant être signé par les 3 puissances
européennes de la “quadripartite” envisagée, prévoyait de dégager la
Turquie de ses obligations à l'égard de la France et de l'Angleterre.
Une offensive diplomatique dans ce sens devait être amorcée dans la
loyauté, avec échanges d'information réciproques. Les 3 pays devaient
viser à établir un accord avec la Turquie, respectant l'intégrité
territoriale turque. Un troisième point prévoyait le règlement de la
navigation dans les détroits, impliquant une révision du statut de
Montreux. L'URSS recevrait le droit de franchir les détroits, tandis que
toutes les États riverains de la Mer Noire. Les navires de commerce
pourraient sans difficultés majeures continuer à franchir les détroits.
Les Soviétiques refusent de participer à la construction de la “Grande Eurasie”
Cette
suggestion, pourtant pleine de sagesse, n'a pas été retenue par les
Soviétiques, encore fascinés par la volonté séculaire des Tsars de
contrôler tout l'espace orthodoxe du Sud-Est de l'Europe et de conquérir
Constantinople. Le refus de participer à la construction de la “Grande
Eurasie” semble être corroboré par le témoignage récent d'un officiel
soviétique passé à l'Ouest, Viktor Souvorov (ou Suworow) (in Der Eisbrecher : Hitler in Stalins Kalkül,
Klett-Cotta, 1988, 420 p.). Pour le transfuge russe, le calcul de
Staline a été le suivant : laisser les forces allemandes venir à bout de
la France et de l'Angleterre, puis dicter des conditions énormes à
l'Allemagne exsangue, de façon à la tenir totalement sous la coupe de la
Russie. En cas de refus, les Armées Rouges envahiraient l'Europe.
Hitler
aurait été conscient de ce projet et n'aurait jamais envisagé de
conquérir un “espace vital” à l'Est, explique un autre historien, Max
Klüver (in : Präventivschlag 1941 : Zur Vorgeschichte des Rußland-Feldzuges, Druffel
Verlag, Leoni am Starnberger See, 1986-89, 2e éd., 359 p.). Son enquête
minutieuse retrace au jour le jour l'évolution de la situation en
Europe depuis le 23 août : la dépendance de l'Allemagne vis-à-vis des
matières premières russes, les plans coloniaux du Reich après
l'effondrement de la France, la création d'un foyer juif à Madagascar,
le problème épineux de la Bukovine, l'offre de paix de Hitler à
l'Angleterre, l'accord économique limité entre la Grande-Bretagne et
l'URSS du 27 août 1940, l'arrivée de Eden sur la scène et l'amélioration
des relations soviéto-britanniques, la nouvelle doctrine de l'Armée
Rouge, l'arbitrage de Vienne réglant les problèmes de frontières entre
la Hongrie et la Roumanie, la pomme de discorde finlandaise, le refus de
la part de Molotov d'accepter le protocole du 9 novembre 1940, la
campagne des Balkans, le Traité soviéto-yougoslave du 5 avril 1941. Ce
livre explique l'échec de l'accord d'août 1939 et révèle en fait que l'Opération Barbarossa, déclenchée le 22 juin 1941, était une « guerre préventive ». Nous y reviendrons.
Cette
“guerre préventive” se déclenche donc le 22 juin 1941. Les Allemands
avancent rapidement. Après 4 jours, toute la Lithuanie tombe entre leurs
mains ; vers la mi-juillet, ils sont aux portes de Leningrad. Le Reich
se trouve désormais confronté à une mosaïque de peuples slaves et non
slaves, aux frontières floues, disséminés sur un territoire immense,
qu'il s'agit d'administrer, d'abord pour faciliter les opérations
militaires, ensuite pour créer les bases d'un avenir non soviétique. Les
avis divergeaient considérablement : les uns souhaitaient imposer un
régime dur de type colonial dans l'espace balte, ukrainien, biélorusse,
russe et caucasien ; les autres estimaient qu'il fallait se mettre à
l'écoute des aspirations des peuples occupant ces pays, canaliser ces
aspirations au profit du reste de l'Europe et atteler leurs
potentialités humaines et économiques à un grand projet d'avenir :
l'espace indépendant de la Grande Europe, de l'Atlantique à l'Oural et
au-delà.
Le Professeur Alfred Schickel, Directeur de la Zeitgeschichtliche Forschungsstelle d'Ingolstadt (Bavière), a exhumé 6 mémoranda du Prof. Theodor Oberländer mobilisé pendant la guerre avec le grade de Capitaine (Hauptmann) dans l'Abwehr.
Oberländer était un adversaire résolu des plans de type colonial pour
l'espace slave ; professeur de sciences politiques et d'agronomie, il
avait effectué plusieurs voyages dans le Caucase comme conseiller
agricole à l'époque du tandem germano-soviétique sous Weimar, avant de
devenir Doyen de l'Université de Prague en 1940.
Ami
de Canaris, Oberländer fut, tout au long du conflit, un chaleureux
partisan de la coopération entre les peuples de l'Est et l'Allemagne
ainsi qu'un avocat passionné de la mise sur pied d'unités militaires
composées de ressortissants des divers peuples d'URSS. Les éditions Mut
(Postfach 1 - D-2811 Asendorf) ont récemment publié [en 1987, 144
p.] les textes intégraux de ses 6 mémoranda sous le titre :
♦ Der Osten und die Deutsche Wehrmacht : Sechs Denkschriften aus den Jahren 1941-43 gegen die NS-Kolonialthese
Le premier mémorandum (octobre 1941) concerne le Caucase,
région bien connue du Professeur Oberländer. Outre une description
géographique, ethnographique et historique de la région, le texte
comporte une esquisse des événements qui ont conduit à la bolchévisation
du Caucase et un plan suggéré aux nouvelles autorités allemandes. Ce
plan prévoit :
- un nouvel ordre agricole, comprenant un démantèlement des kolkhoses et adapté à chaque ethnie et à chaque type de culture ou d'élevage ;
- une administration autonome, gérée par des élites autochtones ;
- la liberté religieuse et culturelle, qui permettra d'enthousiasmer les Caucasiens pour l'idée d'une Europe continentale libre et indépendante. Oberländer souligne l'importance stratégique de la région, plaque tournante entre la plaine ukrainienne et les plateaux iranien et anatolien, surplombant les champs pétrolifères irakiens. Si le bloc continental européen doit voir le jour, il importe que le Caucase puisse y jouer un rôle capital et que les populations qui le composent se sentent intimement concernées par la création de la Nouvelle Europe et lui apportent la richesse de leur diversité culturelle et leur pétrole.
Le
second mémorandum (28 octobre 1941) avait pour objet de donner des
directives au haut commandement afin d'assurer l'approvisionnement des
armées en marche et de garantir l'acquisition d'un maximum de surplus en
substances alimentaires sur les terres ukrainiennes. Articulé en 5
volets, le texte décrit notamment l'atmosphère dans les villes et
villages ukrainiens au moment de l'entrée des troupes
allemandes. À l'Ouest de l'ancienne frontière polono-soviétique, les
Allemands furent d'emblée reçus en libérateurs et l'on attendait d'eux
qu'ils contribuent à réaliser les aspirations du nationalisme
ukrainien. À l'Est de l'ancienne frontière, les Allemands rencontrèrent
une population attentiste, inquiète, amortie par 2 décennies de terreur
communiste mais non directement hostile aux nouveaux occupants. Cette
population était prête à accepter un régime d'occupation très dur car
elle était parfaitement habituée à des traitements d'une incroyable
rudesse.
Pour
Oberländer, ce fatalisme ne devait pas induire les autorités allemandes
à profiter de cette sinistre flexibilité mais au contraire à offrir
généreusement des libertés afin de susciter les enthousiasmes. Le
paysannat, qui n'avait pas oublié les rigueurs staliniennes de 1933,
devait pouvoir espérer un régime plus favorable voire un avenir radieux,
sur les terres les plus fertiles en blé d'Europe. Le gouvernement
militaire devait dès lors prévoir la distribution de graines, le
démantèlement graduel du système kolkhosien par l'octroi de primes à la
production, éveiller l'initiative personnelle à tous les niveaux,
engager des ingénieurs autochtones pour surveiller et maximiser la
production, mettre sur pied une Croix-Rouge ukrainienne, offrir à
l'Ukraine toute sa place dans la Nouvelle Europe à égalité avec les
autres nations de l'Axe, recruter une police et une armée ukrainiennes.
Pour parfaire cette politique, il importait d'éviter les bavures ; en
filigrane, on perçoit une dénonciation véhémente des erreurs
psychologiques déjà commises par les militaires et les administrateurs
allemands.
Le
troisième mémorandum d'Oberländer (automne 1942) signale le phénomène
des partisans à l'arrière des lignes allemandes. Les partisans sont peu
nombreux, signale Oberländer ; beaucoup d'entre eux ne sont pas des
habitants de la région mais des troupes soviétiques parachutées. Mais la
déception de certains Ukrainiens nationalistes, d'abord prêts à
collaborer avec les Allemands contre les Staliniens, grossira
indubitablement leurs rangs. En conséquence, il faut prévoir et
favoriser une politique allant dans le sens des intérêts nationaux
ukrainiens, créer les conditions d'un État ukrainien pleinement
souverain. Le quatrième mémorandum formule les mêmes desiderata de manière quelque peu plus formelle.
Le
cinquième mémorandum consiste en 24 thèses sur la situation militaire à
la mi-mars 1943. Comme le signale les éditeurs, ces 24 thèses
constituent une sévère critique de la politique menée par le
gouvernement allemand dans les territoires occupés mais, vu la censure,
contiennent des éléments de phraséologie nationale-socialiste, évoquant,
entre autres, le « génie du Führer ». Ce texte est d'une importance
capitale : il révèle une vision grandiose du destin de l'Europe,
quoiqu'encore marqué d'un catholicisme impérial que l'on retrouve chez Carl Schmitt.
Oberländer part d'un éventail de faits historiques connus : les peuples
dominants ont de tous temps fondé des Empires et assuré une paix
intérieure aux territoires qu'ils dominaient.
Les
événements de la guerre en cours prouvent que les techniques modernes,
réduisant les pesanteurs du temps et de l'espace, ont rapproché les
peuples et favorisé les projets d'unification européenne. Dans la thèse
troisième, Oberländer pose l'équation “Allemagne (le Reich
auquel il accorde une dimension spirituelle et non raciale) = Continent
européen”, exactement comme l'avaient propagée les théoriciens de la
géopolitique Kjellén et Haushofer.
« Thèse 3 : L'Allemagne et son continent sont inséparables. Le moment est enfin venu, de transformer en réalité politique ces faits naturels, c'est-à-dire de créer le Großraum [Grand Espace] européen, sous la direction de l'Allemagne (Oberländer reprend ici le jargon national-socialiste). La situation qu'occupe l'Allemagne est défavorable en ceci : nous avons, en l'espace de très peu d'années — donc simultanément si l'on veut parler en termes d'histoire — voulu parfaire 2 tâches historiques s'excluant l'une l'autre sur le plan pratique :
Créer la Grande-Allemagne (Großdeutschland), ce qui a suscité la désapprobation de tous les peuples limitrophes, directement concernés, et la méfiance de bon nombre d'autres nations ; Parfaire l'unification européenne, tâche pour laquelle nous devons transformer les mêmes peuples hostiles en alliés et les gagner à notre cause. C'est pourquoi il est important de prendre systématiquement en compte tous les réflexes psychologiques, en tous les domaines de la politique européenne. Fuir cette tâche serait de la trahison ; non seulement à l'endroit de l'Europe mais aussi à l'endroit de notre propre peuple. Car tout peuple appelé à exercer le leadership mais qui cherche à se soustraire à sa tâche, sombre dans l'insignifiance spirituelle et politique, comme le prouve l'exemple historique des États grecs de l'Antiquité. »
Les
points suivants du mémorandum d'Oberländer constituent un réquisitoire
contre les diverses formes de matérialisme massificateur : l'Europe de
l'avenir doit se baser sur des valeurs de personnalité collective,
propres à chaque peuple. La garantie accordée à ces innombrables
personnalités devait, pensait Oberländer, susciter une synergie à
l'échelle continentale. Les pays “occupés” ne devaient plus être nommés
de cette façon : il fallait systématiquement, surtout à l'Est, parler de
“territoires libérés”.
Au
centre de la problématique néo-européenne, Oberländer place la
“question slave”. C'est cette question qui a déclenché la Première
Guerre mondiale. L'Allemagne doit apparaître comme la puissance
libératrice des peuples slaves soumis à la Russie et/ou au bolchévisme,
non comme une nouvelle puissance coloniale, comme la manipulatrice d'un
nouveau knout. Les Slaves de l'Ouest et de l'Est doivent être mobilisés
pour la construction de l'Europe Nouvelle, à l'instar des Bulgares, des
Slovaques et des Croates. L'Europe ne peut se passer d'eux : ni sur le
plan géopolitique-stratégique ni sur le plan économique (complémentarité
des richesses minières et agricoles des pays slaves avec
l'infrastructure industrielle de l'Europe occidentale).
Dans
cette optique, Oberländer critique les thèses anti-slaves à
connotations racistes : la composition ethnique des peuples russe,
ukrainien et biélorusse englobe un solide pourcentage de “sang
nordique”, donc la thèse d'une radicale différence somatique entre
Slaves et Germains ne tient pas debout. La question de l'accroissement
du territoire national allemand, des zones de peuplement allemand, doit
se résoudre raisonnablement, sans raidir l'ensemble des peuples slaves :
Allemands et Ukrainiens doivent trouver un modus vivendi, peut-être au détriment de la Pologne.
Dans
son sixième mémorandum (22 juin 1943), Oberländer précise sa pensée
quant au grand-espace européen. La Petite-Europe, c'est-à-dire l'Europe
sans l'espace slave, n'est qu'un appendice péninsulaire de la masse
continentale asiatique, comparable à la Grèce au sein de l'Empire
romain. Pour éviter cet handicap et pour inclure les potentialités des
peuples slaves, ce qui signifie, du même coup, agrandir et consolider la
charpente de la Grande Europe, l'Allemagne doit pratiquer une politique
de la main tendue, favoriser des réformes agraires pour s'allier le
paysannat ébranlé par le communisme, recréer des strates d'artisans
indépendants dans la population, etc.
Les
propositions d'Oberländer sont restées lettre morte. La disgrâce de
Canaris provoqua son éclipse des rangs des décisionnaires allemands.
À l'heure de la perestroïka,
des remaniements multiples en Europe centrale et orientale, à l'heure
d'une volonté générale mais confuse de modernisation, de l'abandon des
chimères étriquées et obsolètes du marxisme-léninisme, il importe de
connaître tous les éléments des complicités et des inimitiés qui ont
marqué l'histoire des peuples russe, allemand, polonais, balte,
ukrainien, caucasien, etc. La construction d'un ensemble solide ne peut
reposer sur les sables mouvants des proclamations idéologiques.
L'histoire tragique, mouvementée, glorieuse ou sanglante, représente un
socle de concrétude bien plus solide...
Les
amateurs de terribles simplifications, les spécialistes de l'arasement
programmé de tous les souvenirs et de tous les réflexes naturels des
peuples, partent perdants, sont condamnés à l'échec même s'ils
mobilisent des moyens colossaux pour se hisser momentanément sous les
feux de la rampe. Construire la “maison commune”, c'est se mettre à
l'écoute de l'histoire et non pas rêver à un quelconque monde sans
heurts, à un paradis artificiel de gadgets éphémères. Les adeptes
soft-idéologiques de la gorbimania tombent sans doute dans le panneau,
mais au-delà des promesses roses-bonbon du gorbatchévisme, veillent les
gardiens de la mémoire historique.
► texte publié sous le pseudonyme de "Luc Nannens", in: Vouloir n°56/58, 1989. http://robertsteuckers.blogspot.fr/
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