De ses tout premiers engagements de jeunesse, Maurras a-t-il conservé
l’idée que décentralisation et défense des langues régionales vont de
pair ? C’est une hypothèse naturelle, tant la chose allait de soi dans
la Déclaration des jeunes félibres fédéralistes de 1892. Mais
ce n’est qu’une hypothèse, qu’il faudrait étayer par des études
sérieuses qui, à notre connaissance, n’existent pas.
Lorsque Maurras construit son corpus doctrinal sur la République
centralisatrice, les problématiques linguistiques n’y figurent pas en
première ligne, ne serait-ce que parce tous les territoires ne sont pas
concernés, ou pas également concernés. On pourrait dès lors formuler
l’hypothèse inverse : le combat de Maurras pour la décentralisation, qui
a donné lieu à un nombre considérable d’écrits, et son combat pour la
langue et la culture provençales, accessoirement pour le breton ou
l’alsacien, ont été menés quasi indépendamment l’un de l’autre, avec des
rencontres qui ne sont que fortuites.
Pourquoi se poser cette question ? Simplement parce que l’ouvrage de
synthèse que Maurras consacre aux langues régionales et à leur
enseignement, Jarres de Biot, date de 1951, soit un an avant sa mort, alors que son équivalent L’Idée de la décentralisation a été composé en 1898.
Un élément de réponse se trouve peut-être dans l’observation du
comportement du pays légal. Tout député, même le plus pénétré
d’idéologie jacobine, sera un jour en butte au pouvoir d’un préfet et en
tirera la conclusion que, s’il avait été libre de ses mouvements et de
ses décisions, les choses seraient allé mieux et plus vite. Il y a donc
chez chaque élu un décentralisateur qui sommeille et, lorsqu’il est dans
l’opposition, il trouvera aisément matière à faire une proposition en
ce sens. Dans L’Idée de la décentralisation, Maurras dresse
l’impressionnante liste de ces joutes parlementaires, analysées avec
minutie, et nul doute qu’il a continué à les suivre avec attention tout
le restant à vivre de la IIIe République. Le scénario en a
toujours été le même ; le parti au pouvoir enterre le projet, quelle que
soit sa couleur, et c’est l’un des siens qui en représentera un autre
semblable lorsque le gouvernement sera renversé, ce qui était fréquent à
l’époque.
Les propositions en faveur des langues régionales, également
récurrentes et également toujours retoquées, n’obéissaient pas à la même
logique. Elles n’étaient présentées que par des élus des régions
concernées, Bretons, Basques, Catalans… qui pouvaient également être
décentralisateurs, mais qui souvent ne l’étaient pas. Maurras eut
d’ailleurs très tôt affaire à certains dirigeants du Félibrige qui
étaient de farouches jacobins. Ceci l’a sans doute amené à faire la part
des choses.
Jarres de Biot, que nous publions aujourd’hui et qui n’a été tiré à l’époque qu’en édition de luxe à 500 exemplaires, est sans doute, avec Le Mont de Saturne
qui est d’un tout autre genre, le plus achevé, le plus documenté, le
mieux argumenté des textes écrits par le Maurras d’après guerre.
Sa publication fait suite à des polémiques qui se sont déroulées en
1950 pendant la discussion de la première loi républicaine sur
l’enseignement des langues régionales, dite « loi Deixonne ». L’un des
principaux adversaires de cette mesure fut l’académicien Georges Duhamel
qui sonna le tocsin dans plusieurs articles du Figaro. Jarres de Biot est en fait la réponse de Maurras aux articles de Georges Duhamel ; il n’évoque pas la loi Deixonne en tant que telle.
Il n’est pas inutile de resituer ces événements dans leur contexte.
Tout a commencé par l’initiative de deux députés communistes bretons,
Pierre Hervé et l’aïeul Marcel Cachin. Ceux-ci exhument une proposition
de loi déposée avant guerre par un député démocrate-chrétien nommé
Trémintin, laquelle concernait l’enseignement de la langue bretonne à
l’école primaire. Ils la rajeunissent quelque peu et la déposent, le 16
mai 1947. Mais juste avant, le 5 mai, le gouvernement Ramadier se sépare
des ministres communistes ; c’est le début de la guerre froide en
France. La bataille pour la langue bretonne commence donc dans un climat
d’affrontement violent qui lui confère un enjeu inattendu ; rapidement,
le MRP s’y associe, ce qui met les socialistes en minorité. Ceux-ci
tiennent certes le gouvernement, mais sur ce point précis ils doivent
composer et finissent par nommer un de leurs, Maurice Deixonne,
rapporteur du projet de loi, avec mission occulte de le saboter autant
que possible.
Deixonne est un gros bosseur, qui de son propre aveu ne connaît rien
au sujet, et qui de plus a sans doute quelques fréquentations
ultra-pacifistes d’avant guerre à se faire pardonner, la plupart de ses
amis d’alors ayant fini dans la collaboration. C’est un orphelin qui
s’est fait lui-même à coup de brillantes études ; mais dès la fin des
années 1920 il interrompt sa carrière universitaire pour s’engager au
parti socialiste. Sa puissance de travail impressionne ; d’ailleurs sa
la loi sur les langues régionales, qui porte son nom, ne figure même pas
dans sa biographie de l’Assemblée, tant il y a fait d’autres choses
depuis jugées plus importantes…
Il s’attelle à la tâche et finalement, contre toute attente, réussit à
finaliser un texte consensuel qui sera adopté par l’Assemblée le
30 décembre 1949.
Entre temps il sera parvenu à faire la jonction avec les députés
catalans, puis à intégrer le basque et l’occitan, terme préféré après de
longues escarmouches à ceux de provençal ou de langue d’oc. Il aura
ainsi pratiquement reconstitué le contenu de la circulaire Carcopino de
décembre 1941, qui par la force des choses ne concernait ni le flamand,
ni l’alsacien, ni le lorrain, et qui a été abolie à la Libération.
Il reste alors, ainsi fonctionnait la quatrième République, à faire
adopter le texte par le Conseil des ministres. Cela durera toute l’année
1950, jusqu’à promulgation de la loi le 11 janvier 1951. Cette année
1950 verra la polémique gagner la presse, l’Académie Française et tout
le monde enseignant, avec d’un côté une alliance de fait entre
communistes et MRP, auxquels on peut joindre l’Action française, et de
l’autre les jacobins de tout bord, dénonçant les risques épouvantables
qu’une heure facultative de langue bretonne à l’école fera
immanquablement courir à l’unité française.
Le texte final de la loi est plus que modeste. Les mots
« facultatif », « dans la mesure du possible », reviennent sans cesse.
Le ton à l’égard des langues concernées est volontiers condescendant :
il est question de « richesse du folklore et des arts populaires » ;
rien de bien subversif, et cependant cela a conduit Georges Duhamel à
pousser des cris d’orfraie au long de cinq éditoriaux d’avril et de mai
1950. Avec au moins une conséquence heureuse,celle d’avoir incité
Maurras à écrire ce qu’il avait sur le cœur, sans doute depuis cinquante
ans et plus.
Il y a eu deux éditions de Jarres de Biot, comportant en
plus du texte lui-même des illustrations et des poèmes. Nous avons noté
les variantes entre les deux éditions, et reproduit l’ensemble des
illustrations. Nous publierons en revanche les poèmes à part, dans un
autre cadre, car ils n’ont aucun rapport avec la loi Deixonne ni avec
Georges Duhamel.
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