Le 11 mars 1882, Ernest Renan
(1823-1892) prononce à la Sorbonne une conférence mémorable devant un
public qui porte encore en lui la blessure de la défaite de 1870-1871 et
la perte de l'Alsace et la Lorraine du Nord.
Ex-séminariste devenu antireligieux et antichrétien, le grand philosophe républicain et laïc exalte une nation idéalisée fondée sur la volonté de chacun et l'oppose à la nation allemande fondée sur les liens culturels. Il dénonce avec justesse l'identification de la Nation à une race tout autant qu'à une langue ou une religion mais il retient pour la définir un double principe spirituel (attachement à un passé commun, désir de poursuivre l'aventure nationale ensemble). Est-ce un hasard si les Français contemporains de Renan pouvaient se reconnaître dans cette définition ? Les Français du XXIe siècle peuvent-ils encore s'y reconnaître ?...
On peut confronter la définition quasi-religieuse de la Nation par Renan à la définition tempérée qu'en donnait Tocqueville, un demi-siècle plus tôt. L'auteur de De la démocratie en Amérique était encore imprégné du Siècle des Lumières (le XVIIIe) tandis que Renan annonce déjà le siècle des totalitarismes (le XXe).
Ex-séminariste devenu antireligieux et antichrétien, le grand philosophe républicain et laïc exalte une nation idéalisée fondée sur la volonté de chacun et l'oppose à la nation allemande fondée sur les liens culturels. Il dénonce avec justesse l'identification de la Nation à une race tout autant qu'à une langue ou une religion mais il retient pour la définir un double principe spirituel (attachement à un passé commun, désir de poursuivre l'aventure nationale ensemble). Est-ce un hasard si les Français contemporains de Renan pouvaient se reconnaître dans cette définition ? Les Français du XXIe siècle peuvent-ils encore s'y reconnaître ?...
On peut confronter la définition quasi-religieuse de la Nation par Renan à la définition tempérée qu'en donnait Tocqueville, un demi-siècle plus tôt. L'auteur de De la démocratie en Amérique était encore imprégné du Siècle des Lumières (le XVIIIe) tandis que Renan annonce déjà le siècle des totalitarismes (le XXe).
Qu'est-ce qu'une nation ? (conférence d'Ernest Renan à la Sorbonne, 11 mars 1882)
Je
me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui
prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine
sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de
la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la tribu à la
façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon d'Athènes et de
Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de l'Empire
carlovingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le lien
religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les nations
comme la France, l'Angleterre et la plupart des modernes autonomies
européennes ; - les confédérations à la façon de la Suisse, de
l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt la
langue, établit entre les différentes branches de Germains, les
différentes branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui
tous existent, ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns
avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la
Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes
indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos
grandes nations de trente à quarante millions d'âmes. De nos jours, on
commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et
l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une
souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons
d'arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre
confusion sur le sens des mots, à l'origine du raisonnement, peut
produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire
est délicat, c'est presque de la vivisection, nous allons traiter les
vivants comme d'ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la
froideur, l'impartialité la plus absolue.
Chapitre 1
Depuis
la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'Empire
de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations,
dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une
hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable.
Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne
probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel
Empire romain ou d'un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une
impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une
tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une
coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes
naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France,
l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines
d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des
individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont
les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se
confondent jamais tout à fait.
Les nations, entendues de cette
manière, sont quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire. L'antiquité
ne les connut pas : l'Égypte, la Chine, l'antique Chaldée ne furent à
aucun degré des nations. C'étaient des troupeaux menés par un fils du
Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut pas de citoyens égyptiens, pas
plus qu'il n'y a de citoyens chinois. L'antiquité classique eut des
républiques et des royautés municipales, des confédérations de
républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où
nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres
d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire
relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur
absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de peuplades,
souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans
dynasties. L'Empire assyrien, l'Empire persan, l'Empire d'Alexandre ne
furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes
assyriens ; l'Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne
rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut
cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la
civilisation.
L'Empire romain fut bien plus près d'être une
patrie. En retour de l'immense bienfait de la cessation des guerres, la
domination romaine, d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une
grande association, synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans
les derniers temps de l'Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez
les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine»,
opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois
grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans
l'acception moderne. La scission de l'Orient et de l'Occident était
inévitable. Les essais d'un empire gaulois, au IIIe siècle, ne
réussirent pas. C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le
monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l'existence des
nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis
leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu'aux dernières conquêtes
normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races mais ils
imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des parties
plus ou moins considérables de l'ancien Empire d'Occident, lesquelles
prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie,
une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que
prit l'empire franc refait un moment l'unité de l'Occident ; mais cet
empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IXe siècle ; le
traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors
la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne s'acheminent,
par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur
pleine existence nationale, telle que nous la voyons s'épanouir
aujourd'hui.
Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents
États ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays
que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en
Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien,
le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête.
Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le
fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils
eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins.
Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt,
quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la
distinction absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se
produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants,
l'oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de
Gondebaud, d'Alboïn, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était
lui-même la conséquence d'une autre particularité importante ; c'est que
les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands
avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs
générations, les chefs ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais
leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ;
toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica
n'eurent, depuis l'établissement des Francs et des Goths en terres
romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en
Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes
avec elle ; la population bretonne s'enfuit, et, d'ailleurs, le latin
n'était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on
eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve siècle, Clovis et
les siens n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De
là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des moeurs des
envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les
siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le
nom d'un pays où n'était entrée qu'une imperceptible minorité de Francs.
Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir
si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont
des Français. L'idée d'une différence de races dans la population de la
France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré
chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet.
La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ;
mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une différence
ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation
transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une
conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la noblesse
dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands
services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce
système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se
passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout
d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient
plus du reste de la population ; leur influence n'en avait pas moins
été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des
habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas auparavant.
L'oubli,
et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la
création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études
historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation
historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont
passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles
dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L'unité se fait
toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France
du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée
pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire,
le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a
fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu
de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a
maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent
ce qu'il valait et ce qu'il a fait.
C'est par le contraste que ces
grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent
sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa
tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme,
beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les
Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a
huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la
maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux
autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont
superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de
la séparation des nationalités d'après la religion a eu de bien plus
graves conséquences : elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une
ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six
communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles
presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les
individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient
oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est
burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir
oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il
n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une
origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement
défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent
déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne
est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant
dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée par une dynastie,
comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été par la volonté
directe des provinces, comme c'est le cas pour la Hollande, la Suisse,
la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des
caprices de la féodalité, comme c'est le cas pour l'Italie et
l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé à ces
formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les
surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie
unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires.
Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire
perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de
l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir,
par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par
elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le
principe des nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ?
Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le
grand-duché de Parme n'en sont pas une ? Comment la France
persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l'a créée a
disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois
ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui
est si homogène, n'en est pas une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un
État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités
diffère-t-il du principe des races ? Voilà des points sur lesquels un
esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d'accord avec
lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de
raisonnements mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières
quelque raison et démêler les confusions où s'embrouillent les esprits
superficiels.
Chapitre 2
À entendre
certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie,
représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d'abord, puis
oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le
groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par
ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l'a formé. Il
est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une
famille d'origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a
été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la
France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone
que la maison capétienne avait ajoutée à l'étroite lisière du traité de
Verdun fut bien l'acquisition personnelle de cette maison. À l'époque
où furent faites les annexions, on n'avait l'idée ni des limites
naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La
réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et de l'Écosse fut de même un fait
dynastique. L'Italie n'a tardé si longtemps à être une nation que parce
que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre
siècle, ne se fit le centre de l'unité. Chose étrange, c'est à l'obscure
île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu'elle a pris un titre
royal. La Hollande, qui s'est créée elle-même, par un acte d'héroïque
résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison
d'Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union
serait compromise.
Une telle loi, cependant, est-elle absolue ?
Non, sans doute. La Suisse et les États-Unis, qui se sont formés comme
des conglomérats d'additions successives, n'ont aucune base dynastique.
Je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il
faudrait avoir le secret de l'avenir. Disons seulement que cette grande
royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de
sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle
avait changé toute chose. L'homme était revenu, après des siècles
d'abaissement, à l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de
ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens.
Ainsi a pu s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée
dans l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en
physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un
corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le coeur.
Il faut
donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique, et
même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se
séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister. Le vieux
principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus
être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce
droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le
connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?
I. - De la race, disent plusieurs avec assurance.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.
Dans la tribu et la cité antiques, le fait
de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier
ordre. La tribu et la cité antiques n'étaient qu'une extension de la
famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des
degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les
Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes,
de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l'Empire
romain. La situation est tout autre. Formée d'abord par la violence,
puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de
provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus
grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu,
travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec
l'Empire romain une alliance intime, et, par l'effet de ces deux
incomparables agents d'unification, la raison ethnographique est écartée
du gouvernement des choses humaines pour des siècles.
L'invasion
des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie.
Les découpures de royaumes barbares n'ont rien d'ethnographique ; elles
sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des
populations qu'ils subordonnaient était pour eux la chose la plus
indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait
: un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du
traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes
lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de la race des gens
qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui
s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute
tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne
est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires
de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de la tendance
qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné,
la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se souvenaient plus d'une
origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle
de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours,
on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois.
La
considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la
constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique,
germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est
le pays où l'ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques,
Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent
dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur
ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les
proportions sont singulièrement difficiles à définir.
La
vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la
politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une
chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont
ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard une
exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le
Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir d'Elbe, est slave. Et les
parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous
touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se
faire des idées claires et de prévenir les malentendus.
Les
discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est
pris par les historiens philologues et par les anthropologistes
physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les
anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique
une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues
et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie.
Les mots des brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en
histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et
la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des
dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les
langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les
origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux
origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes
aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune
unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont
eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans,
tandis que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans des ténèbres
incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la
race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce
humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non,
assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire
ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les
Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus
avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils
n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type
dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très
improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César,
ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de
Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français
n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est
sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France,
ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de
Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la
population normande de la côte voisine. Au XIe siècle, l'oeil le plus
pénétrant n'eut pas saisi des deux côtés du canal la plus légère
différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne
prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des
autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues
non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait
dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens,
est donc quelquechose qui se fait et se défait. L'étude de la race est
capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle
n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a
présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la
race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang
essentiellement mélangé.
Le fait de la race, capital à l'origine,
va donc toujours perdant de son importance. L'histoire humaine diffère
essentiellement de la zoologie. La race n'y est pas tout, comme chez les
rongeurs ou les félins, et on n'a pas le droit d'aller par le monde
tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : «Tu es notre sang ; tu nous appartiens !»
En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la
justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette
politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez aujourd'hui
contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes.
Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de
l'ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour,
les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces
des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des
ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est
bon de savoir oublier.
J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une
science d'un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux
sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les
études, les systèmes changent ; c'est la condition du progrès. Les
limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le
patriotisme dépendrait d'une dissertation plus ou moins paradoxale. On
viendrait dire au patriote : «Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être celte ; non, vous êtes germain».
Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes slave. Pour ne
pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces
problèmes, où sont engagés tant d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la
charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien
des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire :
demandons-lui tout simplement la vérité.
II . - Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue.
La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.
La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.
Un
fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à
obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on
pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes
choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de
l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique
internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire
dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études
l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en
altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache aux langues
vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus
faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a
quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et
l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l'Égypte parle
arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude
de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu
proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui
parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors
bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le :
ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées
avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne
coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont
des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de
ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la
liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle
on s'unit pour la vie et pour la mort.
Cette considération
exclusive de la langue a, comme l'attention trop forte donnée à la race,
ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l'exagération, on se
renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se
limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu'on respire dans le
vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des conventicules de
compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien de plus fâcheux
pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe fondamental, que
l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle
ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un
adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la
culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine.
Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni français,
ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec
l'antiquité, le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain, et
ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !
III. - La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne.
À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure, c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des voeux au premier jour de l'an.
À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure, c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des voeux au premier jour de l'an.
Ce
qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans les
royaumes sortis de la conquête d'Alexandre, ne l'était surtout plus dans
l'Empire romain. Les persécutions d'Antiochus Épiphane pour amener
l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'Empire romain pour
maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une
véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire.
Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et
pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de
religion d'État ; on peut être français, anglais, allemand, en étant
catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La
religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de
chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe
plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si
considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son
importance dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie
presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.
IV. - La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.
Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.
V. - La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations.
La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.
La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.
Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à
créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts,
l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que
faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je
n'aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention.
Chapitre 3
Une
nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai
dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel.
L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la
possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le
consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer
à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne
s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un
long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des
ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce
que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire
(j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on
assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une
volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses
ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles
pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a
consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie
et qu'on transmet. Le chant spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes» est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.
Dans
le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir
un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble,
voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières
conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les
diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : «avoir souffert ensemble»
; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de
souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils
imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun.
Une
nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des
sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore.
Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un
fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de
continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi
cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de
l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela
est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit
prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une
nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : «Tu m'appartiens, je te prends».
Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette
affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais
un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le
voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui
auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la
politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que
reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La
sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations
sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci
de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière
aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre
ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale.
Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas
ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont
commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les
remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À
l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même.
Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le
monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.
Par leurs facultés
diverses, souvent opposées, les nations servent à l'oeuvre commune de la
civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de
l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous
atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent
qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des
qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point
jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans
dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces
dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité,
que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit
de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta
route est semée !
Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave
ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des
fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande
agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de coeur, crée une
conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience
morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de
l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le
droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez
les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans
la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique,
ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de
leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. «Consulter
les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives
idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par
des moyens d'une simplicité enfantine». - Attendons, Messieurs ;
laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des
forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux,
reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir
raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à
être démodé.
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