Image ci-dessus : en rouge, régions majoritairement assyriennes au moment du génocide.
« Nous Assyriens avons perdu les deux tiers de notre population en
1915. Nous avons été arrachés de notre terre natale. Les survivants du
génocide furent jetés dans des lieux éloignés dans le monde. Aujourd’hui
nous luttons pour notre pure existence. » (Seyfo 1915. Allocution
de Sabri Atman, spécialiste du génocide de 1915, à la Chambre des
Communes de Londres le 24 janvier 2005, à l’occasion de la conférence
organisée par l’institut Firodil)(10).
[NDLR : Seyfo est le nom sous lequel est également connu le génocide assyrien]
Les personnalités assyriennes et les spécialistes du génocide assyrien soumis à la « loi du silence » jusque sur le sol européen ?
Le 11 décembre 2007, vers 15h30, à l’Université de Örebro, en Suède,
un homme s’écroule. Un individu vient de l’attaquer par derrière et de
lui porter plusieurs coups de couteau au cou. Le 12 décembre, la mort de
cet homme est annoncée. Il se nommait Fuat Deniz.
Aussitôt, la police suédoise, en liaison avec la Säkerhetspolisen
(SÄPO), soit la Sûreté suédoise, annonça qu’elle examinait l’hypothèse
d’un attentat politique, et les observateurs de tourner leurs regards
vers certains milieux radicaux turcs. De fait, le Dr. Fuat Deniz
(1967-2007), sociologue et écrivain suédois d’origine assyrienne,
travaillait au Département des Sciences Politiques et Sociales de
l’Université d’Örebro. C’était une personnalité connue de la communauté
assyrienne en Suède et il était également connu internationalement pour
sa recherche sur le massacre des Assyriens de Turquie.
Certes, il s’avéra ultérieurement que les motivations de cet
assassinat n’avaient rien de politiques. La thèse de l’attentat
politique fut dès lors écartée (Nouvelles d’Arménie Magazine,18 janvier
08, 14 : 23. Voir sources en fin d’article). Pourtant, a priori, cette
thèse n’avait rien de saugrenue. Les recherches du docteur Deniz
portaient sur le massacre des minorités chrétiennes en Turquie, en 1915,
et spécialement sur le génocide assyrien. Il avait consacré sa thèse de
doctorat –« L’Odyssée d’une Minorité : l’Exemple
assyrien-chaldéen-syriaque »- à cette question, et il comptait y
consacrer un second livre. En outre, Fuat Deniz devait participer à une
conférence internationale consacrée à l’identité assyrienne et au
génocide des Assyriens par les Turcs, le 14 décembre 2007, à
l’Université de Leiden, aux Pays-Bas. La thèse de l’assassinat
politique, si elle ne put être effectivement retenue dans le cas qui
nous occupe –il s’agirait d’un meurtre lié à un contentieux familial
très ancien-, était d’autant moins absurde que plusieurs collègues de
Deniz, en Suède, avaient eux-mêmes été menacés en raison de leur travail
sur les génocides assyrien et arménien.
Comme l’a souligné, pour le journal suédois Svenska Dagbladet, David
Gaunt, historien suédois de l’Université Söderthörn (sud de Stockholm), « Il
y a une menace contre tous ceux qui conduisent des recherches sur les
Assyriens et les meurtres de masse sous l’Empire Ottoman. De temps en
temps des gens prétendant être des journalistes apparaissent et prennent
des photos de ceux qui suivent des séminaires (sur ce thème). Même si
ce ne sont pas toujours des menaces directes elles sont sous-entendues.
C’est une question extrêmement sensible où les recherches sont prises
pour des faits politiques. Tous ceux qui s’intéressent aux minorités
chrétiennes en Turquie le vivent comme une menace. » (jcdurbant.wordpress.com, voir sources en fin d’article)
Les Assyriens, des chrétiens d’Orient méconnus
Pour l’écrasante majorité des Européens, le terme « assyrien »
renvoie exclusivement à la plus haute antiquité proche-orientale et à
l’univers feutré des salles de musée. Nous viennent à l’esprit des
images de palais grandioses, de statues monumentales et de jardins
suspendus, de dieux et de déesses, qui n’ont plus rien de commun avec la
réalité des populations assyriennes du 21e siècle. Comme
nous allons le rappeler, les populations assyriennes furent l’objet d’un
génocide orchestré par l’Empire ottoman, au même titre que les
populations arméniennes. Mais l’extermination planifiée des deux tiers
de ce peuple, sa dispersion en de nombreuses communautés réparties
désormais sur plusieurs continents et la notoriété de l’ampleur et de
l’horreur du génocide arménien, ont abouti à l’occultation pratiquement
totale de l’histoire de ce peuple que l’on commence à peine à
redécouvrir.
En France et dans le monde occidental francophone, les travaux de
Josef Yacoub ont toutefois permis de souligner les caractéristiques des
Assyriens, « ce professeur de science politique à l’université
catholique de Lyon a publié de nombreux ouvrages et articles sur la
question des minorités et la nécessité de leur articulation au sein des
Etats modernes. La minorité syriaque est encore mal connue dans notre
pays et un travail sur l’histoire et le destin des minorités chrétiennes
du Moyen-Orient (Syriaques orthodoxes, Chaldéens, Assyro-Chaldéens) est
primordial. » (jcdurbant.wordpress.com, voir sources en fin
d’article). De fait, il convient aujourd’hui de rappeler à la mémoire du
monde l’odyssée tragique du peuple assyrien et de relayer, autant que
faire se peut, ses légitimes revendications.
Définir ce qu’est le peuple assyrien n’est guère chose aisée pour
l’observateur extérieur, d’autant que les différentes composantes de ce
peuple, adeptes d’auto-désignations ethniques particulières, ne
s’accordent pas toujours entre elles, et ce pour des raisons tant
historiques que religieuses et linguistiques. Pour résumer, disons que
les Assyriens se présentent, d’une part, comme les héritiers de l’ancien
Empire assyrien, d’autre part comme les héritiers des anciens Araméens
dont la langue était la langue administrative de l’Empire perse. Du 3e
siècle, jusqu’à l’an 650 de l’ère chrétienne, l’araméen constituait la
principale langue écrite au Proche-Orient et pouvait servir de langue
véhiculaire dans pratiquement l’ensemble du monde connu, de l’Egypte à
l’Indus. Il existe également un alphabet araméen particulier. L’araméen
appartient, comme l’hébreu et l’arabe, à la famille sémitique. Son nom a
pour origine Aram, une ancienne région du centre de la Syrie. On
distingue aujourd’hui trois groupes dialectaux : le néo-araméen
occidental (ou syriaque occidental, que l’on retrouve dans certaines
régions de Syrie et du Liban, de même que dans la diaspora américaine) ;
le néo-araméen oriental (ou néo-syriaque, syriaque vulgaire, qui
compterait quelques centaines de locuteurs particulièrement concentrés
dans le nord de l’Irak, dans le Caucase et dans la diaspora d’Europe,
des Amériques et d’Australie) ; le néo-araméen central (que l’on parle
encore dans les villages de la région de Tur-Ubin, en Turquie, de même
que dans la province syrienne d’Al-Hasaka et dans la diaspora,
particulièrement en Suède).
Ces populations se divisent en outre en un certain nombre d’églises
dont les membres ont leur préférence en matière d’auto-désignation
ethnique (Assyriens, Araméens, Syriaques, Chaldéens…) : l’Eglise
apostolique assyrienne de l’Orient et l’Ancienne Eglise de l’Orient
(« Assyriens orientaux »), de même que d’autres chrétiens de langue
araméenne membres d’autres églises de tradition syriaques telle que
l’Eglise syriaque orthodoxe, l’Eglise catholique syriaque, l’Eglise
maronite (« Assyriens occidentaux ») et l’Eglise chaldéenne (Assyriens
orientaux de confession catholique). Afin de simplifier, nous
utiliserons donc le terme « Assyrien » comme terme générique, et les
termes « araméens » et « syriaques » comme des « presque-synonymes ».
Au début du 20e siècle, les populations assyriennes
étaient largement concentrées dans ce qui correspond aujourd’hui à la
région où se rejoignent les frontières de l’Irak, de l’Iran et de la
Turquie (plus précisément : la Turquie orientale, le nord de l’Irak et
le Nord-Ouest de l’Iran) ; à noter que les Assyriens de Perse seront
également exterminés par les troupes ottomanes). D’importantes
communautés étaient localisées non loin du lac d’Orumieh (Perse), du lac
de Van (particulièrement la région du Hakkari), en Mésopotamie, de même
que dans les provinces de Diyarbakir, Erzeroum et Bitlis (aujourd’hui
situées en Turquie). Ces populations avaient pour principaux voisins des
populations majoritairement musulmanes (à l’exception du Hakkari et,
dans une moindre mesure, du Tur-Abdin, « région-refuge » des Assyriens).
La population assyrienne était en grande partie rurale et se voyait
traitée, tout comme les autres chrétiens de l’Empire ottoman, comme des
citoyens de second ordre, avant de se voir accusés par les politiques,
suite aux défaites subies par les troupes ottomanes face à l’armée
russe, de constituer une « cinquième colonne chrétienne » dans l’Empire,
ce qui devait déboucher sur le génocide que l’on sait. Celui-ci était
déjà en cours au 19e siècle, connut une pointe dans les
années 1895-1896 (massacres de Diyarbakir), puis son apogée dans les
années 1914-1923, qui seront d’ailleurs suivies de persécutions,
d’intimidations et de vexations constantes, celles-ci expliquant l’exode
massif des Assyriens survivants vers l’étranger.
Une résistance militaire assyrienne tenta bien de s’organiser, mais
le petit nombre de résistants, leur manque d’armes et de munitions et le
fait qu’ils furent, en définitive, lâché par le Royaume Uni, ne lui
permit pas de remporter des succès militaires décisifs. Un certain
nombre d’assauts furent cependant menés, notamment à Ainwardo, où un
grand nombre d’Assyriens affluèrent. Ils furent ainsi 22.000 à y
résister durant deux mois. Le 3 mars 1918, les forces ottomanes, menées
par des soldats kurdes, assassinèrent l’un des leaders assyriens de
l’époque, Mar Shimun XIX Benyamin. Les Assyriens ripostèrent en
attaquant avec succès la forteresse kurde de Simku. Leur victoire ne
leur permit toutefois pas de capturer le leader kurde responsable de la
mort de Mar Shimun XIX Benyamin, qui parviendra à prendre la fuite. Les
Assyriens vont ainsi mener un certain nombre de combats contre les
forces ottomanes, mais leur manque de moyens et leur isolement politique
les prédestinaient à la défaite. Certes, Londres, qui, dans le cadre de
la Première guerre mondiale et pour des raisons économiques –vues sur
les réserves pétrolières de la région de Mossoul-, voulaient obtenir le
soutien des Assyriens, leur avait promis qu’à l’issue de la guerre, un
Etat leur serait octroyé.
Les Assyriens jurèrent donc fidélité au Royaume Uni qui, comme on le
sait, ne tint pas parole et abandonna par la suite les Assyriens à leur
sort. Un escadron assyrien, réuni dans une unité militaire moderne,
« The Assyrian Levies », a pourtant servi sous commandement britannique
de 1918 à 1955. Cet escadron incluait notamment une unité parachutiste
et il servit de nombreux fronts (Italie, Grèce, Albanie,
Proche-Orient…).
En Europe, aujourd’hui, la grande majorité de la population syriaque
survivante est présente en Suède où l’on compterait environ 60.000
Syriaques, parfaitement intégrés dans la société suédoise. Il en était
ainsi de Fuat Deniz, qui naquit en 1967 dans le village de Kerbûran,
dans la région du Tour Abdin (Sud-Est de la Turquie), et qui émigra en
Suède, avec ses parents, à l’âge de huit ans. De fait, nombre de
Syriaques, pour des raisons tant politiques que religieuses (ex. :
assassinats non-revendiqués dans des villes du sud de la Turquie),
émigrèrent dans ce pays, dans les années 1970. Une grande partie de
cette population vit aujourd’hui dans une ville du sud de la région de
Stockholm, Södertälje. De fait, seules quelques familles syriaques osent
encore vivre dans des agglomérations du sud de la Turquie, les autres
ayant choisi d’émigrer en Europe, dans les Amériques ou en Australie. Le
11 mars 2010, le génocide du peuple assyrien a été officiellement
reconnu par le parlement suédois, au même titre que les génocides des
Arméniens et des Grecs pontiques. En Belgique, la communauté araméenne
n’est certes pas aussi importante qu’en Suède, mais on retrouve
néanmoins à Bruxelles 80 % de la communauté araméenne de Belgique soit,
selon le journal Le Soir, 1500 familles, soit environ 5000 personnes.
Elle tente de faire entendre sa voix notamment par des manifestations
(devant le mémorial arménien d’Ixelles, au parc du Cinquantenaire), mais
ne bénéficie que d’une médiocre, pour ne pas dire d’une inexistante,
couverture médiatique.
Le génocide physique des populations chrétiennes de Turquie a donc
été parachevé par un génocide culturel. Aussi est-il aujourd’hui
essentiel de parler de ces identités saccagées, d’entretenir leur
mémoire, et voilà pourquoi les travaux de Fuat Deniz seront poursuivis, « car
l’étude de l’identité de ces minorités est fondamentale pour comprendre
la complexité et la diversité des populations aux traditions anciennes
ayant habité au Moyen-Orient. Ses travaux avaient mis en évidence la
permanence dans le temps de l’identité syriaque, souhaitons que d’autres
voix surgissent pour porter cette exigence scientifique. » (5).
A noter encore que si, au Traité de Lausanne de 1923, les Arméniens,
les Grecs et les Juifs obtinrent d’Istanbul le droit de pratiquer
librement leur religion, les Assyriens durent, eux, y renoncer. En
outre, ils ne sont toujours pas reconnus comme un peuple autochtone, ni
même une minorité, en Turquie.
Seyfo : cet autre génocide nié par la Turquie
Ankara, nous le savons, s’obstine à ne pas reconnaître sa
responsabilité dans le génocide arménien dont la Turquie va d’ailleurs
jusqu’à contester l’existence (nette révision à la baisse du nombre de
victimes, assimilation de celles-ci à des activistes révolutionnaires,
mise en cause de prétendus « bandits et pillards arméniens » qui, selon
la Turquie, seraient les vrais exécuteurs des massacres, etc.) et mène
une campagne acharnée contre tout Etat (dont la France) ou personne qui
ose affirmer la réalité de cette extermination planifiée des populations
arméniennes sous l’empire ottoman. Ainsi, au début de l’année 2004, un
romancier turc nommé Orhan Pamuk, qui avait osé écrire, dans un journal
suisse, qu’un million d’Arméniens avaient été massacrés en 1915, a vu
ses livres rassemblés et brûlés dans les rues de Turquie. Mais si le
génocide arménien est connu, le génocide assyrien, lui, n’évoque
généralement rien pour la grande majorité des citoyens européens. Or, ce
génocide a bel et bien existé et a été reconnu par l’IAGIS,
l’Association Internationale des Universitaires Spécialistes du
Génocide.
En 2007, dans le cadre d’un complément d’études, l’IAGIS votait massivement –la motion a été adoptée à 83 %- « la reconnaissance des génocides infligés aux populations assyriennes et grecques de l’Empire ottoman entre 1914 et 1923 » a ainsi indiqué le journaliste indépendant français Jean Eckian. La résolution de l’IAGIS déclare ainsi que « c’est
la conviction de l’IAGIS que la campagne contre les minorités
chrétiennes de l’Empire ottoman entre 1914 et 1923 constitue un génocide
contre les Arméniens, les Assyriens, les Pontiens et les Grecs de
l’Anatolie » et « invite le gouvernement turc à reconnaître les
génocides contre ces populations, à présenter des excuses officielles,
et à prendre rapidement des mesures importantes pour les réparations. » (6).
Les Assyriens et les Grecs ont donc bien été exterminés dans des
conditions analogues et avec des méthodes globalement semblables à
celles utilisées par les Ottomans dans le cadre du génocide perpétré à
l’encontre de la population arménienne de l’Empire : expropriations,
expulsions, enlèvements (particulièrement des femmes et des
adolescentes, parmi les plus jolies), mariages forcés, conversions
forcées à l’islam, famines organisées (notamment dans des camps de
concentration édifiés en zone désertique), marches de la mort,
déportations en wagons à bestiaux, et, finalement, exécutions directes.
Ces crimes furent commis par les génocidaires turcs et leurs supplétifs
kurdes (« massacreurs d’infidèles », trop heureux de se débarrasser de
leurs voisins et rivaux arméniens), de 1894 à 1923, soit bien au-delà du
génocide proprement dit de l’été 1915, et ce sous les régimes du Sultan
Abdul Hamid, des Jeunes-Turcs et de Mustapha Kemal Attaturk
(jcdurbant.wordpress.com). Sir Henry Robert Conway Dobbs,
haut-commissaire du royaume d’Irak sous mandat britannique de 1923 à
1929, estimait à cette époque que les Assyriens, persécutés et massacrés
dans tout l’Empire ottoman, avait perdu environ deux tiers de leur
peuple. Au cours de l’histoire de l’Empire ottoman, il y aurait ainsi eu
une trentaine de génocides perpétrés contre les Assyriens, les faisant
passés de vingt millions à un ou deux millions. De manière plus
générale, la population chrétienne qui représentait jadis un tiers de la
population de la Turquie, n’en représenterait plus que 0,1 %
aujourd’hui (jcdurbant.wordpress.com). Ajoutons, à titre indicatif, que
sur les centaines de villages assyro-chaldéens-syriaques présents dans
la région du Hakkari (Turquie), seuls dix villages ont survécu au
génocide (la-croix.com, citant l’Institut assyro-chaldéen-syriaque).
Au total, le génocide turc aurait fait 270.000 morts parmi les
Assyriens, si l’on en croit l’universitaire Joseph Yacub, mais ces
chiffres ont été largement revus à la hausse : l’Agence d’informations
assyriennes évoque ainsi 750.000 morts, soit les trois quarts de la
population assyrienne de l’Empire ottoman. On compte également 1,5
million de victimes arméniennes et 500.000 victimes grecques, soit un
total d’environ 2,75 millions de chrétiens orientaux exterminés. Ce
génocide trouve notamment son origine dans les défaites subies par les
troupes ottomanes face aux armées russes sur le front caucasien. A la
suite de ces défaites militaires, les autorités ottomanes prétextèrent
un complot des Arméniens contre l’Empire, dans le but de légitimer la
déportation et l’extermination de ceux-ci. Suite à une nouvelle défaite
face aux Russes, à Sarikamish, le 29 décembre 1914, après laquelle
l’Empire ottoman se voit envahi par les troupes de Moscou, puis au
soulèvement de la ville de Van, le 7 avril 1915, les Jeunes-Turcs vont
profiter de l’occasion pour exterminer la totalité des Arméniens de
l’Asie mineure. Ce sera ensuite le tour des Arméniens du reste de
l’Empire, auquel il faut donc ajouter les victimes assyriennes et
grecques. Les massacres de 1915 ne constituent donc pas un élément isolé
de l’histoire turco-ottomane, mais un point d’orgue dans une opération
génocidaire qui s’étala sur des siècles et s’accéléra dans la moitié du
19e siècle pour finalement atteindre son apogée au début du 20e siècle.
A Ankara, l’élite politique veut considérer le triple génocide des
Arméniens, des Assyriens et des Grecs comme un élément du passé relevant
exclusivement du domaine des historiens, comme si la Turquie actuelle
n’avait plus qu’à oublier les persécutions et les massacres commis par
elle durant un passé finalement assez récent. A cette attitude, il est
permis de répondre : « Notre problème est ceux qui ont planifié et
mis en œuvre ce génocide. Vous croyez peut-être que c’est bizarre,
puisque les criminels sont tous morts. En effet. Mais c’est sur leur
héritage que le pays a été fondé. C’est de cette façon que la République
moderne de Turquie a été fondée. La Turquie a été homogénéisée, et cela
est uniquement dû aux exterminateurs. Il n’est pas exagéré de prétendre
que la prospérité économique et les succès des élites politiques en
Turquie n’ont pu être réalisés que grâce au génocide des Chrétiens. Et
je n’ai pas entendu parler de recherches sérieuses sur ce sujet en
Turquie à ce jour. » (Sabri Atman, allocution à la Chambre des Communes de Londres, le 24 janvier 2005).
Mais, faut-il le préciser, Ankara ne reconnaît pas plus les génocides
assyrien et grec que le génocide arménien. Ainsi, lorsque la
Municipalité de Sarcelles fit ériger, le 15 octobre 2005, une stèle
(photo ci-contre) à la mémoire du « génocide assyro-chaldéen », Uluç
Özulker, ambassadeur de Turquie en France écrivit au maire de Sarcelles,
une lettre datée du 20 octobre et écrite en ces termes : « C’est
avec une grande surprise que j’ai été témoin qu’une stèle à la mémoire
d’un certain « génocide assyro-chaldéen » dont je n’ai pu trouver trace
nulle part dans l’histoire, a été érigée par vos louables efforts
personnels et inaugurée par votre Municipalité en votre présence le 15
octobre. Je vous félicite d’avoir écrit une nouvelle page d’histoire
inconnue ! »
Nulle trace du génocide assyrien dans l’histoire, donc, selon M.
Özulker. Mais comme le rappelle justement la résolution de l’IAGIS, « le
déni du génocide est largement reconnu comme l’étape finale du
génocide, de la consécration de l’impunité pour les auteurs du
génocide. » Cette dénégation ouvre « manifestement la voie aux futurs génocides », et
les universitaires de s’inquiéter du sort de la population assyrienne
d’Irak, particulièrement vulnérable à une attaque génocidaire. De fait,
depuis 2003, les Assyriens d’Irak ont été exposés à de graves
persécutions et ont eu à subir des opérations de « nettoyage ethnique ».
Près de la moitié de la population assyrienne aurait d’ores et déjà fui
ce pays. Et l’on ne peut également que s’inquiéter du sort des
chrétiens orientaux de Syrie où sévit la guerre civile que l’on sait.
Alors que l’on parle de manière régulière du génocide arménien, les
génocides assyrien et grec sont eux pratiquement autant absents des
pages des grands médias que des cours d’histoire de nos universités.
Aussi, afin de faire face au négationnisme d’Ankara et d’alerter plus
efficacement l’opinion publique mondiale sur les menaces bien réelles
qui pèsent aujourd’hui encore sur les peuples chrétiens du
Proche-Orient, les Arméniens ont pris la décision de s’engager plus
avant au côté des Assyriens et des Grecs, autres victimes du génocide
orchestré par la Turquie ottomane. Symboliquement, un mémorial consacré
aux victimes du génocide assyrien a été inauguré à Erevan, capitale de
l’Arménie, le 24 avril 2012, jour durant lequel, chaque année, sont
commémorées les persécutions dont les Arméniens eurent à souffrir. Cette
journée rappelle la date du 24 avril 1915, durant laquelle plus de 200
intellectuels et dirigeants de la communauté arménienne à Constantinople
(Istanbul) furent arrêtés par les Turcs. Cette série d’arrestations
avait marqué le début d’une vague de massacres et de déportations qui se
sont poursuivies jusqu’en 1917.
Le génocide des Arméniens en cache donc deux autres, celui des
Assyriens et celui des Grecs. Ces génocides furent perpétrés par une
Turquie qui refuse aujourd’hui encore de reconnaître la réalité de ces
crimes et moins encore la responsabilité qu’elle porte dans leur
perpétration. C’est pourtant ce pays que d’aucuns nous proposent avec
insistance de laisser adhérer à l’Union européenne, ce pays donc, qui se
contente d’affirmer que l’extermination systématique de ses populations
chrétiennes qui représentaient un tiers de la population de l’Empire
ottoman, n’est plus aujourd’hui qu’un problème d’historien, ce pays qui
occupe toujours militairement la moitié de l’île de Chypres, ce pays
dont nombre d’élites économiques et politiques européennes et
occidentales ne cessent pourtant de vanter les mérites. Or, sans même
aborder la question des différences civilisationnelles qui distinguent
la Turquie de l’Europe, soulignons que le refus de la Turquie d’assumer
son histoire et de reconnaître sa responsabilité historique dans les
génocides commis à l’encontre de ses minorités chrétiennes, rend
absolument absurde l’idée que ce pays puisse adhérer à l’Union
Européenne.
Rappelons encore à ce sujet qu’au Canada, le simple fait que les
atrocités commises par les Ottomans lors du triple génocide des
Assyriens, des Arméniens et des Grecs pontiques, aient été incluses dans
un cours portant sur les génocides historiques, avait suffit à
provoquer la colère des organisations turques, mais également d’autres
organisations musulmanes non-turques qui ont protesté contre cette
décision. En Turquie, le triple génocide est présenté comme une
« cruelle conséquence de la guerre », pudiquement baptisée au mieux de
« tragédie de 1915 », au pire de « prétendu génocide arménien » (« Sözde
Ermeni Soykirimi ») et non comme un acte volontaire. Dans le nouveau Code pénal turc,
pourtant censé rapprocher la Turquie des standards européens en terme
de droits de l’homme, il est prévu des sanctions à l’encontre de ceux
qui contreviendraient à la version officielle turque sur le triple
génocide : l’article 305 punit ainsi de trois ans à dix ans de prison et
d’une amende, tous les « actes contraires à l’intérêt fondamental de la
nation », la peine pouvant être étendue à quinze ans de prison, si
cette opinion est exprimée dans la presse. La Turquie refuse également
d’ouvrir les archives ottomanes concernant la période du triple
génocide, autant dire qu’une information libre et objective sur le sujet
y est impossible.
La majorité des intellectuels et des historiens turcs soutiennent les
thèses niant le triple génocide, rares sont ceux qui osent aller à
contre-courant de la thèse officielle. Et pour cause. Le 16 décembre
2005, un procès sera ouvert contre Orhan Pamuk, pour des propos
considérés comme une « insulte à l’identité nationale turque » et
passibles à ce titre de six mois à trois ans de prison. Les poursuites
seront toutefois abandonnées en 2006. Un prêtre assyrien du nom de Yusuf
Akbulut, sera lui emprisonné et accusé de trahison pour avoir défendu
la réalité du génocide assyrien de 1915 au côté du génocide arménien. Le
19 janvier 2007, Hrant Dink, le rédacteur en chef de la revue
arménienne d’Istanbul Agos et principal promoteur de la
reconnaissance du génocide en Turquie, fut assassiné par un jeune
nationaliste turc. Certes, l’on soulignera que près de cent mille
manifestants descendront dans les rues d’Istanbul à l’occasion de ses
funérailles, en scandant « nous sommes tous des Arméniens », mais selon
les sondages, huit Turcs sur dix pensent que leur pays devrait rompre
les négociations d’adhésion avec l’Union européenne, si celle-ci
exigeait la reconnaissance du génocide.
De fait, la reconnaissance officielle du triple génocide pourrait
impliquer d’importants enjeux financiers et territoriaux pour la
Turquie. Reconnaître ce triple génocide perpétré contre les populations
chrétiennes de l’Empire ottoman pourrait ainsi ouvrir la voie à des
demandes de dommages et intérêts, de même qu’à des revendications visant
à la restitution de territoires originellement dévolus aux populations
arméniennes, grecques et assyriennes.
Bref, le passé doit être oublié, dit en substance Ankara aux
descendants des victimes des génocidaires ottomans. Mais comment
oublier, même au-delà des décennies et des siècles ? Kémal Yalcin, un
écrivain turc qui vit en Allemagne, connaît bien les Assyriens et les
Arméniens qu’il a souvent interviewé à propos du génocide. Dans un
livre, il résume en ces termes, par la voix d’un vieil homme, les
émotions et les pensées de nombreux Assyriens et Arméniens : « Peu
d’entre nous ont été témoins de la grande, horrible catastrophe. Mais
ses blessures ont modelé nos mémoires. Je souffre même de ma mémoire.
Même si nous n’avons pas vécu ces jours effroyables, ces caravanes de la
mort, nous portons leurs cicatrices sur nous. Et qu’ont fait ceux qui
ont connu ces jours ? Dans notre région, le meurtre des Arméniens était
délégué aux Kurdes. Tout le monde sait cela. Les Kurdes employaient
l’expression : « le massacre des infidèles ». (Je dois signaler que le
terme « infidèle » [gâvour] est un terme dédaigneux pour désigner les
Chrétiens). Je n’accuse nullement ni tous les Kurdes, ni les Turcs. Ma
colère s’adresse à ceux qui ont planifié cette catastrophe en détail. Je
serai soulagé quand tout cela sera révélé et reconnu. Je n’ai pas de
haine envers les Turcs, ni envers les Kurdes. Ils devraient avoir honte
d’eux-mêmes ! Mais je prie que Dieu les punisse ! »
Les régions du sud-est de la Turquie où vivaient autrefois une
majorité d’Assyriens, n’en comptent plus aujourd’hui que quelques
milliers. L’islamisation, l’émigration massive causée par les
persécutions, de même que les massacres planifiés, ont largement affecté
l’identité de cette région. Mais bien qu’ils vivent actuellement à
l’étranger, les Assyriens originaires de Tur-Abdin et du Hakkari,
restent attachés à leur pays d’origine, et cela même si leur départ
remonte à de nombreuses décennies. Un bel exemple de fidélité à la terre
natale.
Eric TIMMERMANS pour Novopress
Sources :
(1) « Assassinat d’un chercheur du seyfo assyro-chaldéen-syriaque ». http://suryoye.forumpro.fr/, 16 décembre 2007.
(2) « Fuat Deniz », http://fr.wikipedia.org/wiki/Fuat_Deniz
(3) Nouvelles d’Arménie Magazine, le 18 janvier 2008, 14 : 23
(4) « Génocide assyrien : la continuation du jihad par d’autres moyens – Turkey’s other forgotten Christian genocide », http://jcdurbant.wordpress.com/2007/12/27/
(5) « Deniz, l’odyssée de la minorité syriaque », Christophe Premat, liberation.fr, 12 mai 2008.
(6) « Turquie : L’IAGIS reconnaît officiellement les génocides assyrien et grec », Radio Publique d’Arménie, traduit par GM, http://eafjd.eu/spip.php?brevel1083 , 19 décembre 2007.
(7) « Le génocide Assyrien », http://www.forum-metaphysique.com/t9317-le-genocide-assyrien , 28 juillet 2012, 15 :59
(8) « Un mémorial pour les victimes du génocide assyrien à Erevan, en Arménie », www.la-croix.com, 24 avril 2012
(9) « Question d’Histoire : Quelles sont les raisons du génocide assyrien par les musulmans ? », http://fr.answers.yahoo.com/, 2010.
(10) « SEYFO 1915 : Où sont maintenant les enfants d’Assyrie ? »,
Allocution de Sabri Atman, spécialiste du génocide de 1915, à la
Chambre des Communes de Londres le 24 janvier 2005, à l’occasion de la
conférence organisée par l’institut Firodil, traduction Louise Kiffer,
(12) « Les Syriaques se déchirent », Robert François, lesoir.be, 29 octobre 2008.
(13) « Des Araméens au Maelbeek. Conversation discrète dans un
appartement d’Ixelles », Robert François, lesoir.be, 2 septembre 1991.
Crédit carte en Une : Rafy, via Wikipédia, domaine public.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire