En tête de sa compagnie, en 1941, Ernst Jünger, capitaine dans la Wehrmacht, défile à cheval rue de Rivoli.
La
polémique qui s'est déclenchée à propos d'Ernst Jünger, remet à
l'avant-plan, une fois de plus, les fantasmes nés de la guerre civile
européenne et du passé qui ne passe pas, mais, pire encore, les
fantasmes plus insidieux générés par l'incompréhension totale de nos
contemporains face à l'histoire politique et culturelle de ce siècle. À
Jünger qui est aujourd'hui, à 100 ans, le plus grand écrivain européen
vivant, on a reproché d'être, dans le fond, un complice des nazis. Pour
clarifier cette question, il nous apparaît opportun de récapituler,
depuis le début, l'histoire des activités politiques et culturelles de
Jünger, le héros de la Première Guerre mondiale, un des rares soldats de
l'armée impériale, avec Rommel, à avoir reçu la plus haute décoration
militaire allemande, l'Ordre “Pour le Mérite”.
Le thème des premières œuvres littéraires de Jünger est l'expérience de la guerre, dont témoigne notamment son célèbre roman Orages d'acier.
Ces livres de guerre lui ont permis de devenir en peu de temps l'un des
écrivains les plus lus et les plus fameux de l'Allemagne. En outre,
Jünger est rapidement devenu l'un des chefs de file du nouveau nationalisme,
suscité par les conditions de paix très dures imposées à l'Allemagne.
Il réussit à forger une série de mythes politiques représentant la
synthèse ultra-révolutionnaire de tout ce que la droite allemande avait
produit à cette époque.
Ordre ascétique et mobilisation totale
L'écrivain
évoluait entre les bureaux d'études de l'armée, les groupes
paramilitaires et nationaux-révolutionnaires, et réussissait à fusionner
plusieurs projets politiques : celui du philologue Wilamowitz visant la
création d'un État régi par un Ordre ascétique ou une caste
sélectionnée d'hommes de culture et de science, celui de Spengler
visant le contrôle et la domination des nouvelles formes technologiques
en train de transformer le monde, celui du poète Stefan George chantant
une nouvelle aristocratie, celui de Moeller van den Bruck
axé sur la nécessité de rénover de fond en comble le “conservatisme” ou
plutôt sur la nécessité de lancer une “révolution conservatrice”,
formule inventée par le poète Hugo von Hoffmannsthal et traduite par
Jünger en termes ultra-nationalistes et guerriers.
Pourtant, Jünger, influencé par la furie iconoclaste de Nietzsche,
propose à l'époque de détruire totalement la société bourgeoise, ce qui
lui permet d'utiliser aussi les mythes politiques de la gauche, dont
l'idée bolchévique suggérée par Lénine, soit la mobilisation totale et militaire de l'État, utilisée auparavant en Allemagne par le Général Erich Ludendorff
[organisateur de l'économie de guerre en 1916] ; chez Jünger, cette
mobilisation totale deviendra la mobilisation totale de tout ce qui est
allemand. Enfin, il utilise le mythe du travailleur-soldat, déjà loué
par Trotsky ; Jünger l'adopte et le propose, transformé par la pensée du
philosophe Hugo Fischer. Cette synthèse de Lénine, Trotsky et Fischer deviendra Le Travailleur, au moment même où Jünger est l'allié du national-bolchévique Ernst Niekisch.
Il faut encore noter que la pensée philosophique et politique de
Heidegger a été profondément influencée par ce célébrissime essai de
Jünger, qui moule audacieusement en une puissante unité philosophique la
technique, le nihilisme et la volonté de puissance.
Parallèlement,
l'écrivain se propose d'unifier tous les mouvements nationalistes
allemands ; c'est cette intention qui explique sa tentative initialement
favorable à Hitler ; il suffit de penser à la dédicace rédigée de son
livre de 1925, Feuer und Blut (Feu et Sang) à l'intention du
“Führer national” Adolf Hitler, même si l'année précédente, il avait
désapprouvé la décision des nazis d'adopter des méthodes légales et
craint une trahison nationale-socialiste à l'égard de la pureté des
idéaux nationaux-révolutionnaires. Quoi qu'il en soit, en 1927, Hitler
propose à Jünger un siège au Parlement, mais l'écrivain ne l'accepte pas
parce qu'il refuse le parlementarisme et toute forme de parti. Après
1933, Jünger se retire complètement de la politique parce qu'il est trop
élitaire, aristocratique et révolutionnaire pour accepter qu'un
mouvement de masse s'accapare de ses idées ; par ailleurs, il se sent
trop impliqué dans bon nombre d'idées nationalistes pour pouvoir
critiquer ouvertement le nouveau régime.
En
1939, cependant, Jünger semble vouloir intervenir directement, de
manière critique, dans le régime nazi, en publiant son roman Sur les falaises de marbre.
Selon un philosophe allemand contemporain, Hans Blumenberg, Jünger a
rassemblé dans ce roman toutes les allusions aux événements de l'époque
dans un scénario mythique, surtout après l'élimination des opposants à
Hitler lors de la “Nuit des longs couteaux”, décidant ainsi de n'opposer
plus qu'une résistance animée par la pure force de l'esprit. Un
spécialiste plus connu du nazisme, George L. Mosse affirme que Jünger,
dans ce roman, rejette les idées de sa jeunesse et retourne au
protestantisme. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes.
L'Ordre des Maurétaniens
De fait, Jünger, en 1938, dans la seconde version de son livre Le cœur aventureux,
fait allusion pour la première fois au mystérieux Ordre des
Maurétaniens, une élite mystique de mages savants et guerriers, qui
deviendra le protagoniste collectif du roman Sur les falaises de marbre,
et, par la suite, de tous les autres romans de l'auteur. En premier
lieu, nous devons souligner que Jünger et les révolutionnaires
nationalistes de sa génération sont obsédés par le mythe politique d'un
Ordre qui régit l'État et guide les masses. Les Maurétaniens sont à
mi-chemin entre les Templiers et les Chevaliers Teutoniques, ils sont
l'incarnation de ce mythe.
Donc,
en 1938, Jünger écrit qu'au lieu de rester coincé dans ses chères
études, il va s'introduire dans le milieu des Maurétaniens, qu'il
définit comme des polytechniciens subalternes du pouvoir, parmi lesquels
il nomme Goebbels et Heydrich, un des chefs de la SS. Ce n'est dès lors
pas un hasard si Carl Schmitt
écrit, dans son journal, que les Maurétaniens sont une allégorie des
SS. Jünger, en outre, ajoute textuellement qu'« une équipe sélectionnée
des nôtres est au travail dans les lieux secrets du plus secret Thibet ». Effectivement, à cette époque, existait une organisation culturelle liée à la SS, dénommée l'Ahnenerbe
(Héritage des Ancêtres), qui organisait entre autres choses des
expéditions plus ou moins secrètes au Thibet, et était reçue par le
Dalaï Lama en personne. Par ailleurs, il faut signaler que cette
structure avait été mise sur pied, au départ, par un ami de Jünger, Friedrich Hielscher,
le chef spirituel des jeunes nationalistes allemands, avant d'être
incluse par Himmler dans les institutions SS. Mais quand paraît le
roman-pamphlet Sur les falaises de marbre, certains nazis,
ignorant ces faits, réclament la tête de Jünger, qui sera défendu par le
“Maurétanien” Goebbels, et ensuite par Hitler lui-même, qui, ne
l'oublions pas, avait confessé à Rauschning, stupéfait et atterré, avoir
fondé un Ordre mystérieux. Nous sommes donc en présence d'un mystère
historiographique et politique du XXe siècle.
Conflit interne chez les Maurétaniens ?
Le
roman de Jünger est probablement le témoignage d'un conflit politique
et culturel qui se déroulait à l'intérieur du noyau dirigeant
national-socialiste, et aussi, sans doute, à l'intérieur même de cet
Ordre mystérieux, pour savoir comment imposer et diriger la politique
intérieure et extérieure du IIIe
Reich. Jünger, qui plus est, considère que l'un des protagonistes du
roman, le Maurétanien Braquemart, est semblable à Goebbels, et que la
figure démoniaque et destructive du Forestier peut être ramenée à Staline.
Ensuite, en 1940, il attribue la victoire fulgurante des troupes
allemandes en France à la Figure du Travailleur, décrite dans son livre Der Arbeiter. En 1942, il fait rééditer son essai sur La mobilisation totale,
au moment même où Hitler mobilise totalement et désespérément tout ce
qui est allemand. Ce conflit interne entre les Maurétaniens, dans lequel
Jünger entendait bel et bien intervenir en publiant son roman-pamphlet,
s'est avivé pendant la durée du conflit, à cause des conséquences
catastrophiques de la guerre voulue par Hitler et non par les autres
membres de l'Ordre des Maurétaniens. Voilà pourquoi Jünger et son ami
Hielscher en sont arrivés à comploter contre le Führer : ils voulaient
désespérément éviter le destin tragique qui allait frapper l'Allemagne,
ou au moins l'atténuer.
Le 20 juillet 1944
Jünger,
en effet, fut l'un des organisateurs de la tentative de coup d'État du
20 juillet 1944, qui aurait dû avoir lieu après l'attentat contre
Hitler. À Paris, où il est officier d'état-major dans le Haut
Commandement des troupes d'occupation, centre du complot contre Hitler,
Jünger écrit l'essai La Paix qui est, en fait, le texte
politique essentiel de ce complot, et dont le manuscrit avait été lu et
approuvé par Rommel, le seul officier supérieur capable de mettre un
terme à la guerre sur le front occidental et à affronter la guerre
civile. Mais le complot échoue, Rommel est contraint au suicide parce
qu'il est condamné à mort. Le Maurétanien Hielscher est arrêté à son
tour. Jünger semble vouloir nous dire que le Prince Sunmyra, un des
auteurs malchanceux de l'attentat contre le Forestier dans le
roman-pamphlet, peut être comparé au Colonel von Stauffenberg, l'auteur
malchanceux de l'attentat contre Hitler. Claus von Stauffenberg, héros
de la “Résistance allemande”, était un disciple de Stefan George, donc
un représentant de ces Maurétaniens qui s'étaient donné le devoir de
préserver l'Allemagne secrète. Et Hitler ne pouvait pas condamner à mort
l'Allemagne secrète, incarnée dans l'œuvre et la personne de Jünger.
► Antonio Giglio, Vouloir n°123-125, 1995.http://www.archiveseroe.eu
(article extrait de l'Italia settimanale n°13/1995)
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