Annie Lacroix-Riz, historienne, est professeur émérite
d’histoire contemporaine à l’Université Paris-VII – Denis Diderot.
Auteur de nombreux ouvrages, elle a notamment étudié les origines et les
parrains de la Communauté européenne (lire en particulier :
L'intégration européenne de la France : la tutelle de l'Allemagne et des
États-Unis, Paris, Le Temps des Cerises, 2007). Lorsque jury Nobel de
la paix a annoncé le 12 octobre que son choix se portait cette année sur
l’Union européenne, BRN a souhaité recueillir sa réaction et son
éclairage.
Interview publiée dans le mensuel Bastille-République-Nations daté du 29/10/12
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BRN
– L’Union européenne s’est vu décerner cette année le Prix Nobel de la
paix. Quelle a été votre première réaction à l’annonce du jury d’Oslo ?
ALR –
L’information pouvait d’abord être prise pour un canular. Mais dans
notre univers de l’absurde, une telle distinction est dans la droite
ligne des choix du jury Nobel dans la dernière période. Cette décision
n’en bat pas moins des records de ridicule, tant au regard des pratiques
actuelles que des origines de l’UE.
BRN – Des pratiques actuelles que vous jugez bellicistes…
ALR –
Pour l’heure, elle joue le rôle de petit soldat de l’OTAN, comme elle
l’a fait dès sa naissance. L’UE en tant que telle ou nombre de ses
membres sont impliqués dans quasiment toutes les guerres dites
périphériques depuis vingt ans.
BRN
– Cependant, en tant qu’historienne, vous insistez plus
particulièrement sur les origines tout sauf pacifiques de l’UE.
Pourriez-vous préciser cette analyse ?
ALR –
Les archives, sources par excellence de la recherche historique,
permettent seules de décortiquer ses véritables origines et objectifs,
qui excluent la thèse d’une prétendue « dérive » récente de l’UE, dont
on nous rebat les oreilles.
BRN
– Vous évoquez en particulier la « déclaration Schuman », du 9 mai
1950, souvent décrite comme l’acte fondateur de l’« aventure
européenne »…
ALR –
Oui, et ses circonstances précises méritent examen. Le lendemain même –
le 10 mai 1950, donc – devait avoir lieu à Londres une très importante
réunion de la jeune OTAN (organisation de l’Alliance atlantique,
elle-même fondée un an plus tôt). A l’ordre du jour figurait le feu vert
officiel au réarmement de la République fédérale d’Allemagne (RFA), que
Washington réclamait bruyamment depuis deux ans (1948). Les structures
et officiers de la Wehrmacht avaient été maintenus dans diverses
associations de façade. Mais quatre ans après l’écrasement du nazisme,
un tel feu vert atlantique était quasi impossible à faire avaler aux
populations, en France notamment. La création de la Communauté du
charbon et de l’acier (CECA) annoncée par le ministre français des
Affaires étrangères Robert Schuman a ainsi permis d’esquiver ou de
retarder l’annonce officielle, requise par les dirigeants américains, du
réarmement en cours.
BRN – Qu’est-ce qui motivait cette stratégie américaine ?
ALR –
Dès mars 1947, dans son célèbre « discours au Congrès », le président
Truman demanda des crédits pour sauver la Grèce et la Turquie « attaquées »,
forcément par l’URSS (dont le nom n’était pas prononcé). Ce faisant, il
entamait en grand l’encerclement politico-militaire de cette dernière.
De fait, c’est entre 1942 et 1945 que Washington avait préparé
l’affrontement futur contre ce pays, pour l’heure allié militaire
crucial pour vaincre l’Allemagne (1). Une pièce majeure de cet
affrontement était la constitution d’une Europe occidentale intégrée.
BRN – Ce sont donc les dirigeants américains qui ont poussé à l’intégration européenne ?
ALR –
Oui. Washington entendait imposer une Europe unifiée sous tutelle de la
RFA, pays dont les structures capitalistiques étaient les plus
concentrées, les plus modernes, les plus liées aux Etats-Unis (qui y
avaient investi des milliards de dollars dans l’entre-deux-guerres) et
les moins détruites (80% du potentiel industriel était intact en 1945).
Cette Europe serait dépourvue de toute protection à l’égard des
exportations et des capitaux américains : les motivations des dirigeants
d’outre-Atlantique étaient non seulement géostratégiques mais aussi
économiques.
BRN – Comment ces derniers s’y sont-ils pris ?
ALR –
Ils ont harcelé leurs alliés ouest-européens, pas vraiment
enthousiastes à l’idée d’être aussi vite réunis avec l’ennemi d’hier. Et
ils ont sans répit usé de l’arme financière, en conditionnant l’octroi
des crédits du « Plan Marshall » à la formation d’une « entité »
européenne intégrée, condition clairement formulée par le discours de
Harvard du 5 juin 1947.
BRN – Mais quel était l’état d’esprit des dirigeants ouest-allemands ?
ALR –
De 1945 à 1948, avant même la création officielle de la RFA, ils n’ont
eu de cesse de se poser en « meilleurs élèves de l’Europe », suivant une
stratégie mûrement calculée : toute avancée de l’intégration européenne
équivalait à un effacement progressif de la défaite, et constituait un
gage de récupération de la puissance perdue. Ainsi ressurgissait le
thème de l’« égalité des droits » de l’après-guerre précédent.
BRN – Voilà une affirmation audacieuse…
ALR –
C’était l’analyse des diplomates français d’alors, en poste en général
depuis l’avant-guerre et lucides sur ce qu’ils ressentaient comme un
péril, comme le montrent leurs notes et mises en garde officieuses. Car, officiellement, le discours était de saluer l’horizon européen radieux.
BRN – Pouvez-vous préciser cet « effacement progressif de la défaite » attendu par les élites de Bonn ?
ALR –
Celles-ci ont vite obtenu l’abandon des limitations de production
imposées par les accords de Yalta et de Potsdam : en fait, dès 1945 dans
les zones occidentales ; en droit, dès le lancement publicitaire du
Plan Marshall, à l’été 1947. Les dirigeants ouest-allemands ont repris
le discours d’entre-deux-guerres de Gustav Stresemann (ministre des
Affaires étrangères de 1923 à 1929) et du maire de Cologne Adenauer :
les « accords de Locarno » (1925) garantirent – sur le papier – les
frontières occidentales de l’Allemagne (pas les orientales), motivant
l’attribution à Stresemann, en 1926, et à son collègue français Briand…
du Prix Nobel de la paix. Berlin entonna le refrain du rapprochement
européen avec pour condition expresse l’égalité des droits (« Gleichberechtigung »).
C’est à dire l’abandon des clauses territoriales et militaires du
traité de Versailles : récupération des territoires perdus en 1918 (et
Anschluss prétendument « européen » de l’Autriche), et levée de
l’interdiction des industries de guerre.
BRN – Peut-on pour autant établir le parallèle avec la RFA d’après la seconde guerre mondiale ?
ALR –
Le diplomate français Armand Bérard câble à Schuman en février 1952 que
Konrad Adenauer (premier chancelier de la RFA, de 1949 à 1963) pourra,
en s’appuyant sur la « force supérieure (mise…) en ligne » par les Américains contre l’URSS, contraindre celle-ci « à un règlement dans lequel elle abandonnera les territoires d’Europe centrale et orientale qu’elle domine actuellement » (RDA et Autriche incluses). Extraordinaire prévision de ce qui se réalisa près de quatre décennies plus tard…
BRN
– Si l’on reprend votre analyse, l’Union européenne a donc été lancée
sur injonction américaine, et soutenue avec détermination par les
dirigeants ouest-allemands pour leurs objectifs propres…
ALR –
Oui, ce qui nous place à des années-lumière des contes à l’eau de rose
en vogue sur les « pères de l’Europe » taraudés par le « plus jamais
ça » et exclusivement soucieux de construire l’« espace de paix » que
les jurés Nobel ont cru bon d’honorer. A cet égard, il faut prendre en
compte d’autres acteurs, au rôle déterminant dans l’intégration
européenne.
BRN – Le Vatican ?
ALR – On évoque peu son rôle géopolitique dans la « construction européenne » du XXe
siècle, mais après la seconde guerre mondiale, les dirigeants
américains l’ont, encore plus qu’après la première, considéré comme un
auxiliaire crucial. En outre, depuis la fin du XIXe siècle,
et plus que jamais depuis la Première Guerre mondiale avec Benoît XV
(pape de 1914 à 1922), les liens entre Reich et Vatican ont façonné le
continent (Est compris), comme je l’ai montré dans l’ouvrage Le Vatican, l'Europe et le Reich.
Globalement avec l’aval des Etats-Unis – sauf quand les rivalités
(économiques) germano-américaines devenaient trop fortes. De fait, les
relations du trio se compliquent quand les intérêts des dirigeants
d’Outre-Atlantique et d’Outre-Rhin divergent trop. Dans ce cas, la
préférence du Vatican va toujours à l’Allemagne. Le maximum de tension a
donc été atteint au cours des deux guerres mondiales.
BRN
– Précisément, vous décrivez une Europe voulue par Washington et Bonn
(puis Berlin). Mais ces deux puissances n’ont pas nécessairement des
intérêts qui coïncident…
ALR –
Absolument. Et ces contradictions, perceptibles dans les guerres des
Balkans de 1992 à 1999 (Michel Collon l’a écrit dans son ouvrage de
1997, Le grand échiquier),
s’intensifient avec l’aggravation de la crise. Raison supplémentaire
pour douter des effets « pacifiques » de l’intégration européenne.
BRN – Celle-ci est également promue par des dirigeants d’autres pays, comme la France.
ALR –
François Bloch-Lainé, haut fonctionnaire des Finances devenu grand
banquier, fustigeait en 1976 la grande bourgeoisie toujours prompte à « exploiter les malheurs de la patrie ». Du Congrès de Vienne
(1815) à la Collaboration, en passant par les Versaillais s’alliant avec
le chancelier prussien Bismarck contre la Commune, du modèle allemand
d’avant-guerre au modèle américain d’après-guerre, cette classe
dirigeante cherche à l’étranger un « bouclier socio-politique » contre
son peuple.
BRN – Ce serait également une fonction de l’Union européenne ?
ALR –
Essentielle, et d'origine. Lors de la mise en œuvre en 1954 de la CECA,
un haut fonctionnaire français se félicitait ainsi que « l’Europe » eût
enfin permis au ministère des finances de liquider des subventions qui
réduisaient le prix des produits de première nécessité. La citation
précise mérite d’être rappelée : « la
différence essentielle réside dans le fait que la politique européenne
s’appuie sur l’alibi que constitue, vis à vis des intérêts particuliers,
l’existence d’un organe “supranational”, alors que la politique
traditionnelle implique que les gouvernements s’imposent, et imposent à
ces mêmes intérêts, la discipline indispensable. Cela n’a été possible
que parce que le ministre a pu en rejeter la responsabilité sur un
organe supranational jouissant d’une certaine indépendance par rapport
au gouvernement ». Près de 60 ans plus tard, l’Europe offre « l’alibi » de ses institutions « indépendantes »
– comme la Banque centrale européenne – pour soustraire des décisions
de chaque fraction nationale du grand capital au contrôle et à la colère
de son peuple. Remarquable continuité, qui n’incite pas à l’optimisme
sur la garantie « européenne » de la paix…
(1) Sherry Michael, Preparation for the next war, American Plans for postwar defense, 1941-1945, New Haven, Yale University Press, 1977 ; The rise of American Air Power : the creation of Armageddon, New Haven, Yale University Press, 1987 ; In the shadow of war : the US since the 1930’s, New Haven, Yale University Press, 1995.
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