dimanche 30 décembre 2012
samedi 29 décembre 2012
Petite histoire de la désinformation (Vladimir Volkoff)
« Les
remparts culturels tombent les uns après les autres comme les murs de
Jéricho à l'appel des trompettes multinationales, et l'individu, privé
des défenses naturelles de la famille, de la tribu, de l'artisanat, de la nation, de la religion, de la langue, de ce que j'ai appelé le nous opposé au je, sombre dans le on
informe d'une humanité non différenciée : sous prétexte d'ouverture au
monde, il demeure seul et sans défense devant son poste de télévision,
cet entonnoir universel de la désinformation. »
Si
les techniques de désinformation n'ont de cesse de se perfectionner, le
phénomène reste intemporel. Pour Volkoff, nous vivons en psychocratie,
où les émotions l'emportent sur le rationnel. Rien que de très banal. Au
cours des années 1990 toutefois, trois événements auraient changé la
donne quant à la désinformation :
–
la chute du communisme privait l'Occident du bouc émissaire auquel on
pouvait jadis attribuer toutes les opérations de désinformation, du
moins toutes celles réussies ;
–
les techniques de la désinformation étant désormais connues, elles
échappaient au contrôle des États et étaient de plus en plus pratiquées
par des organismes privés ;
–
la « toute-puissante » image avait définitivement triomphé du mot dans
la communication de l'information, et elle ouvrait aux désinformateurs
des perspectives nouvelles et apparemment illimitées.
Résumé descriptif d'un essai de cet auteur incontournable sur ce sujet.
L'information
comporte trois variables qui comprennent chacune des risques de biais :
l'informateur, le moyen de communication, l'informé. Des précautions
préalables à la validation par l'informé doivent donc être considérées :
la marge d'erreur, volontaire ou involontaire ; l'impossible
objectivité, et de fait accepter prioritairement des informations
affichées comme partisanes ; la divergence des impressions entre
différents informateurs : la concordance est suspecte (cf. les journaux
de gauche comme de droite, dixit Volkoff). L'information,
note-t-il, est une « denrée frelatée ». Sa communication a un but bien
précis dont il convient de ne pas être dupe. Dès lors, elle devient
désinformation, « manipulation de l'opinion publique, à des fins
politiques, avec une information traitée par des moyens détournés. »
Quelle que soit l'époque (le sous-titre du bouquin est « du cheval de
Troie à Internet »), la désinformation vise l'irrationnel, elle est une
action psychologique. Son efficacité est assurée grâce (à cause) de
notre activité de « lemming » : sujette à l'aveuglement, la promptitude
d'une collectivité à se précipiter dans un néant tenu pour salvateur
relève d'une constante anthropologique. Tout comme dans la psychologie
des foules et la subversion, la contagion opère par vampirisme : le
désinformé devient à son tour un désinformateur zélé.
Historiquement,
le processus de désinformation s'est perfectionné au travers de trois
phénomènes principaux : 1) l'invention de la presse à imprimer par
Gutenberg en 1434, et la possibilité de démultiplier la désinformation
qui s'en suivit et entraîna 2) le lancement du premier périodique (à
Cologne en 1470) rapidement suivi d'une multitude d'autres, d'où la
possibilité de modifier la désinformation au jour le jour qui elle-même
contribua à 3) l'importance croissante, à partir du XVIIIème
siècle, de ce qu'on appelle l'opinion publique dans la vie politique de
l'Occident, d'où des occasions multipliées à l'infini pour la
désinformation. Désormais, la désinformation serait complète, et
davantage encouragée par l'irresponsabilité physique du journaliste, qui
ne se voit opposer aucun contre-pouvoir réel.
Au XXème
siècle, « Progrès » oblige, les techniques de désinformation se sont
perfectionnées. Notons d'ailleurs qu'elles sont nées en démocratie avec
le petit ouvrage d'Edward Bernays Propaganda et son sous-titre, Comment manipuler l'opinion en démocratie
et la création par ce monsieur du « conseil en relation publique », en
fait la langue de bois et sa fonction double : 1) amplifier le pouvoir
idéologique et 2) permettre de participer momentanément au pouvoir et
montrer qu'on est digne d'y participer davantage. Volkoff le précise,
« la langue de bois ne signifie rien. Pour ceux qui en comprennent le
sens codé, elle signalise ; pour ceux qui essaient de la prendre à la
lettre, elle mystifie. » Durant le même siècle, la doctrine du RAP
(Renseignement, Action, Protection) a été élaborée. L'idée – très
orwellienne – est de pénétrer la pensée de l'adversaire, de réussir à
penser à la place de l'opinion publique, notamment en provoquant une
psychose et ainsi favorisant l'autodésinformation. La puissance de ce
procédé augmente d'autant plus qu'il se prolonge dans le temps. Une
nouvelle réalité est construite par les ingénieurs sociaux et se
pérennise.
Ces
explications préliminaires une fois exposées par Volkoff, il reste à
répondre à la question majeure : la désinformation, comment ça marche ?
Petites précisions sémantiques.
Un
client bénéficie de l'opération. Des agents (d'influence) assurent la
campagne de publicité. L'étude de marché permet de déterminer les
supports qui serviront de relais. En désinformation, le public doit
gober mais aussi croire. Les supports sont de petits faits vrais ou
censés être vrais, et utilisés dans un certain contexte. Les relais sont
les moyens utilisés, comme par exemple « le mot et l'image transmis par
la presse écrite, parlée, filmée, télévisée, informatisée. » L'action
de relais multiples est conjointe. Il existe également des relais au
deuxième degré (comme des acteurs de cinéma qui serviront de caution au
produit (1)). Toute campagne doit en outre avoir un thème, aussi simple
que possible. La désinformation peut traiter le thème de plusieurs
manières : « soit en ne diffusant pas une information, soit en diffusant
une information incomplète, tendancieuse ou carrément fausse, soit en
saturant l'attention du public par une surinformation qui lui fait
perdre tout sens de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas, soit
par des commentaires orientés. » L'expression doit se faire dans un
certain code. En publicité comme en désinformation, l'absence de
rationalité crée une chance croissante d'achat. En publicité, les
caisses de résonance sont avant tout les media, puis le public
lui-même. En désinformation, plusieurs caisses de résonance sont
nécessaires pour mener à bien une opération. Le recrutement – la
corruption – se fait via le MICE (« souris » au pluriel) :
Money, Ideology, Sex, Ego (argent, idéologie, sexualité, amour-propre).
La cible est l'opinion publique de la population visée. Les procédés
sont multiples : diabolisation (qui s'appuie sur de faux renseignements,
de fausses photos, de fausses déclarations), manichéisme, psychose,
etc.
En
pratique, un fait peut être truqué de sept manières différentes :
affirmé ; nié ; passé sous silence ; grossi ; diminué ; approuvé ;
désapprouvé. Un bon désinformateur, ajoute Volkoff, peut rendre les
faits malléables à volonté. De manière volontairement stéréotypée, il
distingue en outre douze manières professionnelles de désinformer :
négation des faits ; inversion des faits ; mélange vrai-faux avec
titrage divers ; modification du motif ; modification des
circonstances ; estompement ; camouflage ; interprétation ;
généralisation ; illustration ; parts inégales ; parts égales ;
variation sur le même thème. (2)
Les
accessoires peuvent être verbaux ou sensoriels. Pour le premier
registre, Volkoff s'appuie sur l'exemple hérité de mai 68. L'agent est
l'enseignant et son relais la grammaire. Le thème en est la destruction
des valeurs traditionnelles, religion, famille, bonnes mœurs. La
psychose souhaitée : le nihilisme moral dans les jeunes générations.
Tout comme chez Roger Mucchielli et la subversion, le désinformateur
s'appuie sur la logomachie (« bataille à coups de mots »), invectivant,
diabolisant et ridiculisant ses adversaires idéologiques. Les
conséquences d'un tel réductionnisme sont dramatiques. Volkoff note que
les antonymes respectifs étaient autrefois l'aristocratie et la
démocratie. Mais désormais dépourvue d'antonyme, toute dialectique se
révèle absconse à la démocratie. Par un procédé tant fallacieux que
malhonnête, son opposé est donc appelé dictature, inflation sémantique
aidant. Volkoff propose quelques exemples de terrorisme sémantique.
Notons-en deux : 1) extrême-droite : quiconque est plus à droite que
vous ; 2) fasciste : insulte qu'il faut être le premier à prononcer,
parce qu'elle peut s'appliquer à votre ennemi autant qu'à vous.
Quant
au registre sensoriel, l'influence repose sur les stimuli et les
messages subliminaux. Les messages clandestins auditifs constituent une
technique de désinformation. Une réaction endocrinienne permet à
l'auditeur de recevoir de manière bienveillante des messages de manière
inconsciente. Enfin, avec les caisses de résonance, le journaliste comme
le désinformateur sont amenés à créer une émotion. On cherche à programmer de façon instinctive l'information sélectionnée par le lecteur en créant des effets de choc.
L'outil
privilégié est ici l'image, qui se passe de la médiation du cerveau
pour opérer directement sur les tripes. Or l'image, destinée aux masses,
peut être sujette à toutes les manipulations. (3) D'après Volkoff, la
puissance d'impact du sensationnel vient de son manichéisme et de
l'ancrage dans l'inconscient du spectateur qu'elle entraîne, amplifiée
par la répétition et la quasi-impossibilité à corriger une information
fausse. Il suffit qu'à la source de l'information se trouve un groupe
d'influence ayant intérêt à désinformer. Nous nageons dès lors en pleine
ingénierie des perceptions : « en psychocratie, la vérité ne compte
pas, à la limite elle n'existe pas, n'existe que ce que l'on fait croire
aux gens ou, mieux encore, ce qu'on leur fait croire qu'ils croient. »
La
désinformation s'inscrit cependant dans un registre plus large, la
guerre de l'information. Cette guerre comprend trois aspects : savoir
soi-même ; empêcher l'autre de savoir ; lui faire tenir un savoir
corrompu (désinformation et influence). A l'heure d'Internet (bouquin
écrit en 1999) et de la cybernétique, Volkoff juge le potentiel
technique de désinformation – en particulier par l'image – illimité. Les
deux cibles privilégiées sont les jeunes et les femmes. Les moyens
techniques utilisés sont donc prioritairement les magazines, débats,
interviews, spots. Comme modèle anthropologique, les maîtres
désinformateurs cherchent aujourd'hui à imposer l'égalitarisme sous
couvert de tolérance. Pour Volkoff, le droitdelhommisme œuvre dans ce
sens. Il repose sur deux notions abstraites. 1) Le droit, qui ne prend sens que dans une collectivité donnée et 2) la notion d'homme,
qui implique plus des devoirs que des droits. En généralisant, le
droitdelhommisme dénature. Et pour rappel, la généralisation est un
procédé de désinformation. Dès lors, que faire ? Volkoff incite à la
cohésion de groupe et au tri méticuleux de l'information. Ce qui reste
limité... Mais comme chez Mucchielli, la lecture de Volkoff, ancien
agent de renseignement, donne les clés du décodage de diverses
techniques de manipulation par exposé des mécanismes de la
désinformation.
Notes :
(1) Dernièrement, l’appel au désarmement par des idiots utiles de l’industrie hollywoodienne après la psy-op de Newton : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/video-newtown-des-stars-se-mobilisent-contre-les-armes_1202407.html
(2) Voir ici le chapitre XI, « Comment ça se pratique ».
(3) Volkoff en expose quelques exemples dans Désinformations par l’image.
Sur les explications relatives aux processus chimiques à l’œuvre dans
le cerveau, le rôle du système limbique, des neurones-miroirs, etc. afin
de décrypter comment la manipulation procède sur les opérateurs
cognitifs des sujets, je renvoie aux très complètes explications des
Italiens Marco Della Luna et Paolo Cioni dans leur passionnant et non
moins ambiguë Neuro-Esclaves.
***
Citations :
« Il
faut garder bien présent à l'esprit que la désinformation ne s'adresse
qu'en surface à l'intelligence du public qu'elle prétend induire en
erreur ; en profondeur, elle s'adresse à sa sensibilité à tous les
niveaux : au cœur, aux tripes, au bas-ventre, les passions étant
toujours plus fortes en l'homme que les convictions. »
« Le
cerveau se méfie par nature ; par nature, le cœur et les tripes
s'émeuvent, et il est vrai que la charge émotionnelle d'une image,
surtout en couleurs, surtout animée, est plus forte que l'expression
verbale correspondante. [...] l'image, davantage que le mot,
s'adresse aux masses : elle est facile à percevoir, facile à reproduire,
et elle devient aussitôt un sujet de conversation. L'article doit être
lu, ce qui va prendre au moins quelques minutes ; l'affiche ou l'image
télévisuelle sont instantanées ; l'article que vous lisez n'est donc pas
tout à fait celui que je lis, tandis que la même image est imposée
simultanément à des téléspectateurs innombrables et contribue
immédiatement à leur massification, ce qui les prive aussitôt de leurs
défenses naturelles contre l'illusion. »
Annexe A : Sun Tzu et la désinformation :
D'après
Volkoff, pour Sun Tzu il faut soumettre l'ennemi sans combattre, en le
dépouillant soit de ses moyens, soit de son envie de combattre. Et ce,
par la désinformation. De Sun Tzu, d'ailleurs, des procédés modernes ont
été tirés : discréditer tout ce qu'il y a de bien dans le pays adverse
(« le discrédit des valeurs traditionnelles est destructeur de
l'identité d'un peuple ») ; impliquer les représentants des couches
dirigeantes du pays adverse dans des entreprises illégales. Ébranler
leur réputation et les livrer le moment venu au dédain de leurs
concitoyens ; répandre la discorde et les querelles entre les citoyens
du pays adverse ; exciter les jeunes contre les vieux. Ridiculiser les
traditions des adversaires (mai 68 visait à détruire l'armature qui
liait auparavant les générations entre elles). Sun Tzu préconise aussi
d'encourager un « hédonisme amolissant » puis en fin de compte
paralysant.
Annexe B : L'invention du « docteur Spin » :
Volkoff
nous rappelle qu'Alvin et Heidi Toffer ont créé la notion de « docteur
Spin » : c'est l'élément qui donne l'effet souhaité à l'information, la
manière de la présenter. Selon lui, « ils trouvent six moyens de
« fausser les esprits » :
- Accusation d'atrocités ;
- Gonflement hyperbolique des enjeux ;
- Diabolisation ou déshumanisation de l'adversaire ;
- Polarisation : « qui n'est pas avec nous est contre nous » ;
- Invocation d'une sanction divine : « Dieu garde l'Amérique ! » ;
- Métapropagande, c'est-à-dire art de discréditer la propagande adverse, de jeter la suspicion sur tout ce qui vient de lui : « la désinformation serbe », « Saddam Hussein exerce un contrôle total sur sa presse, donc tout ce qui peut être rapporté par elle est faux ». »
Tout rapport avec des faits réels etc...
Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l'action (2/2)
La popularité du dieu au marteau
L'un
des moyens les plus sûrs pour mesurer la popularité d'un dieu consiste
à recenser les noms de lieux qui lui sont dédiés. Un toponyme
renfermant le nom d'une divinité suivi d'un appellatif tel que -vé ("sanctuaire"), -hof ("temple"), -hörgr ("tertre,
autel"), témoigne d'un culte rendu à cet endroit. Mais le nom de la
divinité peut également s'accoler à des termes désignant des lieux
naturels, comme -lundr ("bosquet"), -bekkr ("ruisseau"), -ey ("île"), etc.
Le résultat est très contrasté. Si Odin
exerce une suprématie imposante dans les sources littéraires, si ses
exploits sont largement diffusés par les scaldes, qui en ont fait en
quelque sorte leur "patron", en revanche, il n'est guère représenté dans
la toponymie scandinave (pas plus que dans l'anthroponymie) : peu de
sites, peu de noms. C'est le domaine de Thor, omniprésent dans la
désignation des hommes et des lieux. Les Vikings — matois et prudents —
semblent avoir voulu tenir à distance de leur vie quotidienne Odin,
l'inquiétant souverain.
L'Islande
— pourtant haut lieu de la poésie scaldique — ne recèle aucun lieu-dit
composé à partir du nom d'Odin. Pour découvrir quelques rares toponymes «
odiniques », il faut se rendre dans le reste de la Scandinavie. On
trouve entre autres Odense (*Óðinsvé, "sanctuaire d'Odin") au Danemark,
Onslunda (*Óðinslundr, "bosquet d'Odin") en Suède, ou encore Onsøy
(*Óðinsey, "île d'Odin") en Norvège. La description du temple d'Uppsalir
en Suède par Adam de Brême, qui mentionne une statue d'Odin (Wodan) aux
côtés de son fils, demeure un fait isolé. La littérature islandaise,
pourtant si riche de détails, ne décrit nulle part une statue ou un
temple consacré au dieu. Il existe quelques représentations gravées du
dieu, peu nombreuses. La pierre de Tjängvide (sur l'île de Gotland en
Suède), qui le montre chevauchant Sleipnir, demeure l'une des plus
connues, ainsi que la stèle de Kirk Andreas (sur l'île de Man en
Écosse), où l'on voit le loup Fenrir dévorer Odin, un de ses corbeaux
sur l'épaule.
Les
Scandinaves rechignent avec la même constance à porter le nom d'Odin.
Odinkar, au Danemark, en fournit l'un des rares exemples. Mais le dieu
borgne donne tout de même son nom au mercredi norrois : Óðinsdagr (le "jour d'Odin"), qui subsiste aujourd'hui sous la forme onsdag en Scandinavie.
Il
ne faut évidemment pas en conclure qu'Odin est absent de la vie
courante des sociétés scandinaves, au contraire, mais c'est un dieu qui
ne rassure pas. Snorri le nomme "gouverneur du ciel et de la terre".
Tous constatent — redoutent — ses interventions, souvent ambiguës. On
lui offre des sacrifices, on craint ses colères. La puissance d'Odin,
par trop liée à la mort, suscite une angoisse certaine. Divinité
élitiste, cérébrale et pleine de détours, Odin est heureusement complété
par son fils, Thor, qui apporte aux hommes sa force et sa rugueuse
simplicité.
À
la fin de l'époque païenne, Thor est sans conteste le dieu le plus
honoré de Scandinavie. Outre les nombreux toponymes composés autour de
son nom, son culte est attesté en de nombreux endroits. En Islande, une
vingtaine de lieux conservent la trace du dieu : þórsmörk ("forêt de
Thor"), þórsà ("rivière de Thor"), etc. Le dieu a également donné son
nom à des caps, des ports... En Norvège, au moins trente toponymes sont
recensés : þorsæter (*þórssetr, "abri de Thor"), Torshov ("þórshof,
"temple de Thor"), etc. Même chose en Suède, avec Torsvi ("þórsvé,
"sanctuaire de Thor"), Torstuna (*þórstún, "ferme de Thor"), etc. Et
presque autant au Danemark : Torsager (*þórsakr, "champ de Thor"),
Torslund (*þórslundr, "bosquet de Thor"), etc. Des sources irlandaises
surnomment les Norvégiens du royaume de Dublin le « peuple de Thor ». À Kiev, une chronique slave atteste en 1046 de l'existence d'un temple dédié au dieu Thor.
Plus près de nous, la Normandie conserve des traces ténues, mais
remarquables, de la toponymie norroise. Dans les annales médiévales, par
exemple, l'île Sainte-Catherine se trouve mentionnée sous la forme Thorhulmus,
transcription latine du "þórshólmr scandinave ("îlot de Thor"). Même si
aucun lieu de culte n'a été retrouvé, on sait que cette île de la
Seine, proche de Rouen, abritait un camp viking.
Le
mouvement est aussi net s'agissant des noms de personnes. Rappelons que
le solide buveur et lanceur de foudre figure encore jusqu'en France
dans les familles normandes : Toutain (þorsteinn), Turgis (þorgisl),
Turgot (þorgautr), Thouroude (þorvaldr), etc.
En Islande, nous connaissons, notamment grâce au Landnámabók
(« Livre de la colonisation »), le nom des colons venus s'implanter sur
l'île. Leur généalogie y est consignée, ce qui équivaut à plus de trois
mille cinq cents personnes : un quart d'entre eux portent un nom formé
sur celui de Thor, soit plus de mille individus ! L'Eyrbyggja saga
("Saga des gens d'Eyrr") ne rapporte-t-elle pas, par exemple, toujours
en Islande, le bannissement de þorleifr kimbi (le "Gouailleur"), fils de
þorbrandr, et frère de þóroddr, þorfinnr et þormóðr. Une telle
diffusion ne signifie cependant pas l'existence d'une dévotion profonde.
Chaque individu n'entretenait pas nécessairement une relation étroite
avec la divinité. Mais on y voit la marque d'une sympathie ancienne : la
valeur propitiatoire du nom de Thor était ancrée dans les mentalités
scandinaves.
Le Livre de la colonisation
raconte comment les colons s'en remettaient souvent à Thor à l'approche
des côtes islandaises : l'un d'eux, þórólfr Mostrarskegg, jeta
pardessus bord, en arrivant dans un large fjord, les montants de son
haut siège, sur lesquels l'image de Thor était sculptée, afin que le
dieu lui désigne l'endroit le plus propice où s'installer. Il nomma du
nom de Thor le cap où les montants s'étaient échoués (þórsnes, "cap de Thor"), ainsi que la rivière voisine (þórsá), avant d'élever un temple qu'il consacra au dieu.
L'île
étant restée païenne plus d'un siècle après sa colonisation, le culte
de Thor s'y enracina profondément. Thor courageux, fort, droit et bon
vivant, offre l'image d'un dieu conforme à l'idéal des premiers colons
islandais. Ils se vouent volontiers au fils d'Odin, un dieu proche,
vigoureux et simple, qui fait en quelque sorte figure de protecteur de
la colonisation de l'Islande.
D'autres
textes suggèrent que la figure de proue de certains navires était à
l'effigie du dieu. Sa fonction protectrice est aussi clairement attestée
par les nombreuses pierres runiques scandinaves gravées de formules
comme "Que Thor consacre ces runes" (þur uiki þasi runaR) : il est le seul dieu dont le nom soit explicitement mentionné dans ce type d'inscriptions.
Sa
popularité explique par conséquent la large diffusion de son culte,
dans toutes les couches de la société. Deux descriptions de temples
norvégiens qui nous sont parvenues montrent que Thor était élevé au rang
de dieu suprême : dans celui de Mœrin, dans le Trøndelag, "Thor
siégeait au milieu et il était le plus honoré." Il en allait de même
dans le temple des Dalar (l'actuelle vallée du Gudbrandsdal).
Adam
de Brême donne une description précise — à défaut d'être exacte,
puisqu'il n'y est jamais allé — du temple d'Uppsalir consacré à la
triade divine, Thor, Odin et Freyr : "Dans ce temple, qui est tout
recouvert d'or, on vénère les statues des trois dieux. Thor, qui est le plus puissant des trois, siège au milieu de la salle, Wodan siège à côté de lui et Fricco
de l'autre côté." L'intérêt du texte réside dans cette indication ; les
sources mentionnent rarement les dieux qui accompagnent Thor. Ici,
l'Ase au marteau siège en majesté, malgré la présence d'Odin, le dieu
habituellement souverain, et de Freyr, le dieu topique d'Uppsalir. Le
temple, édifié dans une cuvette, comme l'explique Adam de Brême, est
ceinturé d'une chaîne d'or, spectacle certainement merveilleux pour les
fidèles qui l'observent du haut des collines avoisinantes. Enfin, un
arbre sacré toujours vert s'élève à proximité du lieu de culte — à
l'image d'Yggdrasill à Ásgarðr —, ainsi qu'un bourbier, destiné à
l'immolation des victimes, parfois humaines... L'ensemble du site évoque
le monde d'Ásgarðr avec ses édifices et sa richesse.
Dans
les mentions de triades divines rédigées par les chroniqueurs ou les
auteurs de sagas, les dieux vanes sont interchangeables. En revanche,
Odin et Thor représentent toujours les deux principaux dieux
scandinaves. Paul Diacre, érudit du ville siècle, alors qu'il évoque la
guerre engagée par Charlemagne contre le roi des Danois qui sera
abandonné par ses dieux, écrit : "Thonar [Thor] et Waten [Odin] ne lui seront d'aucun secours." Et l'auteur de la Laxdæla saga
("Saga des gens de Laxdalr") fait dire au roi Ôlâfr Tryggvason à propos
d'un jeune Islandais : "On voit à l'allure de Kjartan qu'il estime
avoir plus confiance en sa force et en ses armes qu'en Thor et Odin."
Honorait-on
les dieux d'Ásgarðr par des sacrifices humains ? À l'époque viking, de
telles immolations sont encore attestées par les textes et par
l'archéologie. La description des rites funéraires dans la Risala
d'Ahmad ibn Fadlan (ambassadeur du calife de Bagdad qui fait le récit
de l'enterrement d'un chef scandinave sur les bords de la Volga en 922)
fait état du sacrifice d'une jeune esclave, allongée ensuite à côté du
défunt. Et dans certaines tombes, aux ossements calcinés du guerrier
mort s'ajoutent ceux d'une esclave : c'est le cas sur l'île de Man ou
aux Orcades, et même en Bretagne, sur l'île de Groix, où un chef viking a
été inhumé avec soin, accompagné dans l'au-delà par un cheval et
(vraisemblablement) une esclave. Cette sépulture à bateau, datée grâce
au matériel découvert, remonterait à la fin du IXe siècle.
Les
textes, quant à eux, ont marqué des générations de chercheurs...
effarés par la description du sacrifice, dit de "l'aigle de sang" (blóðörn),
consacrant une victime à Odin : le dos de la victime est excisé afin
d'extraire les poumons, qui sont ensuite déployés comme des ailes. Des
gravures sur roche protohistoriques représentent déjà cette "pratique". À
l'époque viking, il ne s'agit peut-être plus que d'une image littéraire
qu'on retrouve dans deux sagas : dans l'Orkneyinga saga ("Saga des Orcadiens") — le jarl Einarr venge la mort de son père en torturant ainsi un des fils du roi de Norvège vers 895 — et la Ragnars saga loðbrókar
("Saga de Ragnarr aux Braies velues") rapporte ce même supplice infligé
par des Vikings danois au roi Ella de Northumbrie en 867.
C'est
à Thor, qu'ils appellent Harðvéurr ("Fort protecteur"), que les Vikings
sacrifient, en cas de famine ou d'épidémie. Dudon de Saint-Quentin
décrit en ces termes, au début du XIe siècle, les sacrifices humains
qu'ils effectuent en l'honneur de leur dieu "Thur" avant de partir en
expédition : "Quand le prêtre-devin choisissait les victimes, elles
étaient cruellement frappées à la tête, d'un seul coup, à l'aide d'un
joug de bœuf, et dès que l'une d'elles, tirée au sort, avait eu le crâne
brisé [...] on recherchait la fibre de son cœur, c'est-à-dire la veine.
Après avoir recueilli le sang, ils en enduisaient leur tête et celle de
leurs compagnons conformément à leurs habitudes, puis ils se hâtaient
d'offrir aux vents les voiles de leurs navires."
Malgré
les récits de Dudon et d'Adam de Brême — à prendre avec la plus grande
précaution : rappelons qu'ils étaient clercs — la pratique de sacrifices
humains, si elle existe encore durant la période viking, va diminuant.
Il en est de même en Islande où les sources — pourtant fort riches — ne
mentionnent aucune victime humaine immolée aux dieux. En revanche, on
sacrifiait des animaux.
La
popularité de Thor méritait, par ailleurs, qu'un jour de la semaine lui
soit dédié, et on l'a assimilé à Jupiter pour le jeudi : en norrois þórsdagr ("jour de Thor") et, dans les langues scandinaves modernes, torsdag. En islandais moderne ce "jour de Thor" est devenu le "cinquième jour" (fimmtudagur), tout comme le "jour d'Odin" est devenu celui du "milieu de semaine" (miðvikudagur).
On s'est demandé pourquoi le « jour de Jupiter » n'avait pas été dédié à
Odin, ce que la "hiérarchie" suggérerait, la fonction de père lui étant
réservée. Mais Thor possède aussi des points communs avec Zeus — du
moins le "jeune" Zeus, pas encore Zeus Pater. Avant d'être
père, le fils d'Ouranos maîtrise, comme Thor, la foudre, par laquelle il
détruit les géants et autres titans. Adam de Brême rapporte d'ailleurs
que le Thor d'Uppsalir : "avec le sceptre, paraît figurer Jupiter". Le genius
jupitérien pourrait avoir donné naissance, dans la mythologie
gréco-latine, à la figure d'Hercule. Lui-même fils de Zeus, il partage
avec Thor un certain nombre de traits, relevés par Tacite : ennemi, dès
le berceau, des serpents, courageux et viril. Hercule — qui fut très
populaire — et Thor sont bâtis sur le même modèle indo-européen du dieu
guerrier et victorieux.
Quand Odin met Thor à l'épreuve
La
religion scandinave, très individualisée — contrairement à la religion
juridique impériale romaine — était l'affaire des personnes : il n'y
avait pas de clergé Spécialisé. Le choix du dieu auprès de qui sacrifier
relevait sans doute de l'empathie personnelle. Les Vikings, de ce fait,
s'en remettaient prudemment à Thor pour la vie ordinaire, laissant à
Odin les faits extraordinaires, notamment tout ce qui concernait la vie
guerrière. Seuls les rois ou les chefs s'en remettaient pleinement à la
majesté d'Odin.
C'est
le cas du roi norvégien Haraldr hárfagri ("Aux beaux cheveux") en
l'honneur duquel le scalde þorbjörn hornklofi compose ses Hrafnsmál
("Dits du corbeau"), sous la forme d'un dialogue entre une valkyrie et
un corbeau. Dans son enfance, dit le scalde, Haraldr avait été l'invité
d'Odin. Une génération plus tard, son fils, Eiríkr blóðox ("à la hache
sanglante") était reçu à la Valhöll par le dieu en personne, si l'on en
croit les Eiríksmál ("Dits d'Eirikr") — faveurs dues au fait
qu'Odin lui-même était réputé l'ancêtre des princes norvégiens, tout
comme il l'était de la dynastie danoise des Skjöldungar. Pour son plus
grand plaisir, il rappelle que seule l'élite est digne d'être accueillie
chez le dieu : "À Odin reviennent les jarls qui tombent au combat, mais à Thor la race des esclaves."
Peut-on,
cependant, parler d'une réelle opposition entre Thor et Odin ? D'autres
sociétés — pensons aux querelles, jalousies et trahisons de l'Olympe —
mettent en scène les rivalités divines. Deux récits évoquent, en des
termes très différents, non pas une querelle entre les deux dieux, mais
plutôt une mise à l'épreuve, souvent facétieuse, parfois cruelle, du
fils par un père, qui n'aime rien tant que surprendre !
Le Lai de Hárbarðr
relate l'une de ces provocations d'Odin, bien décidé à se payer la tête
de son fils. Déguisé en passeur (dont la verdeur des propos compose un
thème classique dans la littérature scandinave), il attend que Thor, de
retour du pays des géants, le hèle pour franchir la rivière.
Odin-Hárbarðr ("Barbe grise") refuse de s'exécuter. Une discussion
s'engage alors... Les insultes ne tardent pas à fuser des deux côtés de
la berge. Habillé comme un vagabond, sentant le gruau et le hareng, Thor
est traité par Odin de voleur, "la pire insulte que connaisse le monde
scandinave" (Régis Boyer). Les propos "rustiques" et violents de l'Ase
au marteau ne font pas le poids face aux persiflages d'Odin. Thor décrit
ses exploits. Odin les tourne en dérision.
Ce
combat d'injures, combat de réputation, s'inscrit dans une tradition
que l'on retrouve chez les aèdes, comme lors du combat d'Achille et
d'Énée dans l'Iliade : "Faut-il que nous luttions d'injures et
d'outrages, comme des femmes furieuses qui combattent sur une place
publique à coups de mensonges et de vérités, car la colère les mène ?"
Au bord du fleuve nordique, la joute se conclut avec le départ de Thor.
Le dieu tourne les talons, ébahi par la tournure des événements, alors
qu'Odin, toujours sur la berge opposée, émet à présent des doutes sur la
fidélité de Sif, l'épouse de son fils...
Une saga légendaire, la Gautreks saga
("Saga de Gautrekr") relate un autre désaccord entre Odin et Thor, lors
d'une assemblée des dieux. Ils s'opposent sur le destin à attribuer à
Starkaðr, d'ascendance monstrueuse. Odin s'affiche comme son protecteur,
au grand mécontentement de Thor. À tour de rôle, ils s'affrontent en
lançant à Starkaðr des sorts, les uns bénéfiques, les autres néfastes :
Thor annonce qu'il n'aura pas d'enfants, Odin lui accorde trois vies ;
il aura le don d'improviser des vers... mais il ne s'en souviendra
d'aucun, rétorque Thor, etc.
Les
différences marquées entre le père, aristocrate, souverain, magicien et
le fils, guerrier solitaire, tueur de géants, ne sauraient masquer leur
solidarité. Combattant les forces du
chaos, ils sont complémentaires lors de la bataille finale. Loin de
s'affronter, Odin et Thor s'unissent pour affirmer la grandeur des
dieux.
Professeur de langues, littérature et civilisation scandinaves à l'université de Caen
Alexis CHARNIGUET
Archéologue, médiéviste de formation et journaliste
In Odin et Thor, dieux des Vikings ; Éditions Larousse 2008
Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l'action (1/2)
Dieu
de la poésie, Odin est également le dieu guerrier, comme en attestent
ses aventures. Et Snorri le confirme : c'était un "grand homme de guerre
(…). Il était tellement favorisé par la victoire que, dans toute
bataille, c'est lui qui gagnait". L'évêque Adam de Brême ajoute : "Wodan
[Odin] dirige les guerres et communique à l'homme le courage contre les
ennemis."
Odin lui-même, après avoir vanté auprès de Thor ses exploits amoureux, évoque ses souvenirs de combattant :
"J'étais dans l'arméeQui par ici s'en vint,Gonfanons en tête,Rougir les lances."
En
tant que souverain, Odin conserve la haute main sur l'exercice des
armes, ce qui constitue l'une des particularités de la mythologie viking
: à la différence du panthéon méditerranéen qui distingue bien les
attributions d'un Jupiter de celles d'un Mars, Odin possède un certain
nombre de "savoir-faire" qui lui permettent d'intervenir en
"spécialiste" sur le champ de bataille.
Si
les scaldes ne rapportent guère de faits d'armes, ils multiplient
pourtant les allusions à l'Odin guerrier. C'est ce que révèle la
pléthore de kenningar et heiti tirés du registre
militaire : le combat devient "la tempête du Très-Haut" et la broigne,
"les habits du vacillant" ; Odin est surnommé Hnikarr ("Frappeur"), Herjann ("Chef de l'armée"), Sigföðr ("Père de la victoire"), Gunnblindi ("Aveugle du combat"), Biflindi ("Secoueur de bouclier"), Herteitr ("Joyeux parmi les guerriers"), Hjàlmberi ("Porte-heaume"), etc.
Dieu
du Destin des hommes, où pouvait-il mieux que sur le champ de bataille
jouer leur fortune ou leur infortune ? Car Odin aime la guerre comme on
aime le jeu. Lors des batailles, il aime surprendre, au risque de se
montrer comme un arbitre qui est tout sauf impartial.
En
tant que souverain des dieux, le Borgne rusé s'intéresse d'abord
spontanément au destin des rois de la terre, puis lorsque des rois
chrétiens commencent à monter sur le trône de Norvège, plusieurs sagas
le montrent, sous un nom d'emprunt, venir à la rencontre d'Ólàfr
Tryggvason, puis du futur saint Ólàfr, et s'adresser à eux d'égal à
égal.
Rien
d'étonnant à ce que les récits fassent d'Odin l'ancêtre de plusieurs
dynasties scandinaves — ainsi selon Bède le Vénérable, les rois de Kent
descendent de "Uoden". Mais se prévaloir d'une telle ascendance
n'est pas sans danger : si Odin élève les rois, il prend aussi plaisir à
les défaire... Pour prix de son intervention, le dieu peut demander à
une reine sa progéniture... Et un roi mythique d'Uppland lui sacrifie
successivement ses neuf fils afin de retarder l'heure de sa propre mort.
Ailleurs, le dieu intervient directement dans le combat : il brise
l'épée du roi adverse, symbolisant par là le verdict divin. Odin se
plaît même à semer la discorde, déclenchant des luttes fratricides : en
témoignent ces vers de la Helgakviða Hundingsbana (le second "Chant de Helgi, meurtrier de Hundingr") :
"Odin seul provoqueToute infortune,Car entre parents par allianceC'est lui qui porte runes de combat."
D'ailleurs
Odin aime les morts violentes : "Un guerrier frappé par le fer, Yggr
[Odin] à présent va l'avoir." Odin est un dieu "preneur" — Fengr ("Celui
qui capture") — insatiable amateur de proies humaines, fournies par la
guerre qu'il se plaît à attiser : "La guerre est une opération
religieuse qu'il inspire et dont il recueille le fruit." (Pierre
Renauld-Krantz.)
L'expression
"être l'hôte d'Odin" signifie "être tué". Massacrer des hommes, c'est
"accroître l'armée d'Odin". En ce sens, l'activité guerrière constitue
bien la première "source" de sélection pour Odin. Même si quelques
textes établissent d'autres "partages", puisque selon ces témoignages
une partie des guerriers occis serait accueillie par Freyja : "Elle
choisit chaque jour la moitié du valr, Odin possède l'autre moitié." Au bout du compte, cela revient au même.
Les einherjar
sont désignés aux valkyries qui les emportent, car Odin choisit avec
soin les guerriers nobles, tombés au combat, qu'il indique du bout de sa
lance. Les guerriers évitent de regarder le ciel non par peur, mais
pour éviter peut-être de hâter par trop le destin. « Regarder en l'air,
tu ne dois pas dans la bataille », car les messagères d'Odin survolent
les combats, promptes à saisir ceux qui conviennent.
Dans
nombre de sagas, les guerriers s'insurgent. Ils accusent le dieu de
trahisons, de revirements injustes : "Mais à Odin nous devons en vouloir
qui à tel roi a ravi la victoire", "Pourquoi changes-tu ainsi... le
combat, Geirskögull [une valkyrie, représentante d'Odin] ? Nous avions
pourtant mérité des dieux la victoire !" Loki se fait l'écho de ces
griefs, lorsqu'il dénonce l'influence néfaste d'Odin dans l'issue de
certaines batailles : il lui reproche de trop souvent laisser les lâches
l'emporter.
Dieu
des rois et des chefs, Odin est, si l'on peut dire, consubstantiel aux
batailles. Il ne se jette pas pour autant dans la mêlée, ni ne frappe
directement. C'est un stratège : il pense la règle du jeu sans y jouer
lui-même. Odin, par exemple, invente de nouveaux dispositifs, tels que
la disposition des troupes en coin (fylkja hamalt) : "Ceux-là
ont la victoire qui savent voir devant soi, prompts au jeu des glaives,
ou disposer les troupes en coin." C'était d'ailleurs la formation
favorite des troupes du Nord, au début de notre ère. Tacite témoigne
déjà de cette pratique. De même, Odin apprend-il au cavalier le choix du
bon cheval ; au héros la lutte contre le dragon ; au chef l'art de
sélectionner les meilleurs guerriers pour composer une troupe
invincible...
Au banquet des valkyries et au bonheur des dises
Les einherjar
résident à la Valhöll et passent leurs journées à combattre. L'issue de
cette guerre divine, cependant, reste fraîche et joyeuse : au soir, les
blessés guérissent et les morts reviennent à la vie. Tous participent
au banquet donné par Odin. Menu invariable, mais délectable : sanglier
préparé par le cuisinier Andhrímnir ("Exposé à la suie"), hydromel servi
par les valkyries. La halle d'Odin, en tant que lieu des festivités,
souligne la place éminente réservée aux guerriers. Ce "centre du monde héroïque", cet endroit "où les hommes boivent" correspond à la définition de la halle telle qu'on la trouve également dans Beowulf,
le célèbre poème anglo-saxon du VIIIe siècle : dans la société des
dieux comme dans le monde viking, un festin donné dans une halle
aristocratique représente un "lieu d'harmonie et d'abondance où les
communautés se définissent et se retrempent", comme l'exprime Alban
Gautier dans le Festin dans l'Angleterre anglo-saxonne.
Odin trône en majesté, ne buvant que du vin et laissant la viande à ses loups. Lors du Ragnarök, les einherjar
sortiront de la Valhöll par rangs de 960 guerriers à la fois pour aller
affronter les forces du chaos. Être choisi par Odin est un honneur. Le
Viking qui tombe au combat rejoint la Valhöll, tandis que ceux qui
meurent dans leur lit, de vieillesse ou de maladie, sont condamnés à
errer dans Hel, où, chose effrayante, rien ne se passe. A contrario,
retrouver les camarades de combat, banqueter avant de se jeter dans la
bataille finale, voilà qui constitue un "horizon d'attente"
théoriquement bien plus appréciable – encore que peu d'einherjar soient
nommément immortalisés par les scaldes en ce monde.
Les valkyries (valkyriur)
sont exclusivement au service d'Odin. Si le dieu souverain possède ses
"corbeaux-espions", Huginn et Muninn, les valkyries portent et exécutent
ses ordres. Leur mission consiste à "choisir le vair" (comme leur nom
l'indique), puis à convoyer les guerriers morts jusqu'à la Valhöll.
Cette milice guerrière féminine suit une règle rigoureuse, qui contraste
avec les mille et une libertés que s'autorisent dieux et déesses. Odin
réprime sévèrement les tentations amoureuses. Sigrdrífa ("Celle qui
donne la victoire") désobéit à Odin en refusant la victoire au champion
désigné par le dieu. Pour avoir "abattu un autre homme que celui qu'il
voulait avoir", il la plonge dans un sommeil magique derrière un rideau
de flammes. C'est Sigurðr qui l'éveillera, après avoir tué le dragon
Fáfnir ("Celui qui enlace"). Épisode rendu célèbre par la version qu'en
donne Wagner dans Die Walküre ("La Walkyrie"), puis Siegfried.
On
a vu que les guerrières doivent aussi se faire servantes. Mais dans les
Dits de Grimnir, où sont citées treize d'entre elles occupées à servir
les cornes à boire, les noms de ces "filles d'Odin" sont sans équivoque :
Hildr ("Bataille"), Göll ("Vacarme"), Geirölul ("Lance pointée"),
Skögul ("Combat")... Les scaldes brossent vigoureusement leur portrait :
casquées, revêtant la broigne, maniant parfois des armes.
Le Darrađarljóð
("Lai de Dörruðr" ou "Lai de la lance"), composé au XIe siècle,
présente douze valkyries avec une délectation macabre. La distinction
entre valkyries et nornes est ici à peine marquée. Les voici réunies
dans une salle, autour d'un métier à tisser – image fréquente pour
désigner la destinée humaine, qui ne tient qu'à un fil :
"Il y avait des têtes d'hommes en guise de poids de tension,des intestins en guise de trame et de chaîne,une épée comme fouloir et une flèche pour navette."
[Elles chantent et le sang coule :]
"Vaste est montée
Pour la mort des hommes La toile à tisser.
Le sang pleut.
Le tissu gris des hommesEst monté maintenantSur l'avant de la lance."
Ce
sort qu'elles tissent, au service d'Odin, est celui des batailles. Une
valkyrie porte par ailleurs le nom de Herfjötur ("Liens de l'armée"),
qui annonce la fonction magico-religieuse du "liage", dans laquelle Odin
est passé maître. Nous y reviendrons.
Il faut aussi noter l'existence d'autres femmes fatales — mais plus obscures : les dises (dísir). Parmi elles, les "dises du combat" (imundísir)
se confondent aux valkyries. Les scaldes les appellent les "dises
d'Odin", tirant ainsi les conclusions qui s'imposent lorsqu'on constate
leur perfidie. Bon sang ne saurait mentir.
À
la différence des valkyries, toutefois, les dises semblent aussi
chargées de tâches plus heureuses : on les invoque lors des
accouchements. Elles sont associées à la naissance et au destin des
hommes, et peut-être apparentées à de très anciennes divinités de la
fécondité indo-européennes. Aux dísir scandinaves, correspondraient les dhisinas du sanskrit. Les dises, divinités de la Fécondité et du Combat, faisaient l'objet d'un culte et de sacrifices (dísablót),
ce qui n'était pas le cas pour les valkyries et les nornes. Mais elles
ne sont guère dissociées. Freyja, surnommée Vanadis, est sans doute en
quelque sorte leur patronne, ou leur est analogue, sans appartenir à
leur famille. Il est vraisemblable que les Vikings — et leurs ancêtres
avant eux — n'avaient plus une conscience claire de leur nature, ni de
leur rôle.
Les fureurs du sire des Loups
Odin
et les siens sont décidément de "fabrication" complexe. Les multiples
visages du grand dieu témoignent d'anciennes traditions que des
générations de scaldes s'efforcèrent d'harmoniser — avant que les
érudits médiévaux tentent eux-mêmes d'y mettre de l'ordre. Ce passage de
l'oral à l'écrit est d'autant moins simple que bien des usages ou des
rituels paraissaient désormais obscurs.
On
trouve les traces de ces harmonisations difficiles dans la "sauvagerie"
qui, brusquement, semble entacher le haut prestige du dieu. Sur terre,
Odin ne se contente pas de choisir du bout de sa lance ses serviteurs.
Il "possède" des guerriers d'exception. Ce sont les berserkir et les úlfheðnar, les guerriers-fauves — berserkr signifie littéralement "chemise d'ours", úlfheðinn
"fourrure de loup". Tous, directement inspirés par Odin, se jettent
dans la mêlée sans autre cuirasse qu'une protection magique liée à leurs
animaux totémiques. En proie à la furor si redoutée des Romains, rien ne peut les blesser :
"Ses hommes à lui allaient sans broigne, enragés comme des chiens ou des loups, mordant leurs boucliers, forts comme des ours ou des taureaux. Ils tuaient les gens mais eux, ni fer ni feu ne les navrait. C'est ce que l'on appelle la fureur des berserkir."
Cette fureur (berserksgangr)
est une forme de "possession", un état passager, ultra violent,
concentré sur la guerre. On songe aux débordements qu'inspire Dionysos à
ses fidèles déchaînés — étripant, émasculant, lacérant — voire à la
transe chamanique.
À
partir du XIe siècle, dans toute l'Europe, des écrits (monastiques le
plus souvent) relatent l'apparition dans le ciel nocturne d'une troupe
sauvage, comme celle des démons de la mesnie Hellequin. C'est
aussi "l'Armée furieuse", la "Chasse sauvage", à la tête de laquelle se
trouvent, selon les cas, Wotan, Odin, Arthur... Le surgissement des
morts, le cortège des revenants — croyances bien ancrées dans le monde
nordique — sont réinterprétés dans un sens chrétien et moral. Chez les
Scandinaves, cette "Chasse" ne représente pas l'entière légion des
damnés, comme finirent par le penser les chrétiens, mais la seule armée
des einherjar, en route vers la Valhöll menée par Odin, lors du solstice d'hiver (jól).
La présence du vieil Arthur celtique est éclairante. Arthur, dans les récits anciens, est "l'Arth [Ours] de l'armée". On retrouve cet animal dans plusieurs heiti
d'Odin, et il se rattache à une longue aventure européenne, avant que
le lion propre aux traditions méditerranéennes n'entre en concurrence.
Odin apparaît souvent devant ses champions sous la forme d'un ours qui
va leur transférer sa force.
Existait-il
vraiment, dans les mondes germanique et scandinave, de tels combattants
d'exception ? Il est sûr qu'on trouve dans l'aire indo-européenne une
tradition de groupes initiatiques guerriers : les Phocéens, le visage et
les armes couverts de plâtre, se lançaient la nuit contre les
Thessaliens ; ou les Arii, décrits par Tacite. L'auteur latin évoque
peut-être des guerriers fauves, lorsqu'il cite les qualités redoutables
de ces Arii, dont le nom provient peut-être de herjar ("guerriers"). Surpassant les autres tribus :
"[...] leurs boucliers et leurs corps sont teints en noir ; ils choisissent pour combattre les nuits sombres, et par l'aspect formidable et la couleur lugubre de leur armée, ils répandent l'épouvante dans les rangs ennemis. Nul ne peut soutenir un spectacle si étrange et pour ainsi dire infernal ; car dans tous les combats, les yeux sont les premiers vaincus."
La description littéraire que donne Snorri des guerriers scandinaves offre, de fait, quelques parallèles avec le récit de La Germanie. Le Lai de Hárbarðr
évoque même des "guerrières-louves", aussi féroces que leurs
équivalents masculins. Odin, déguisé, raille Thor qui s'est battu contre
des femmes, mais pas n'importe lesquelles puisque le dieu au marteau
précise :
"Des femmes berserkir
Je molestais à Hlésey,
[...] Des louves, c'étaient,
À peine des femmes,
Fracassèrent mon bateau [...]
Me menacèrent de gourdins de fer."
Difficile,
toutefois, d'établir s'il s'agit d'une création fantasmatique, destinée
à faire symétrie — à tout masculin un homologue féminin — ou d'une
réalité. On sait, dans un tout autre contexte, ce qu'il en est des
amazones.
Plus important reste sûrement le thème de la pulsion "animale". Dans une cabane en forêt, deux protagonistes de la Saga des Völsungar, découvrent deux hommes endormis, leurs "formes" de loups (úlfhamir) suspendues au-dessus d'eux : entrer dans le hamr
d'un loup, c'est faire bien plus que passer un vêtement, c'est pénétrer
la nature même de l'animal, c'est devenir loup... Ce que nos deux
curieux expérimentent puisque, une fois endossées, ils ne réussiront à
s'en défaire que plusieurs jours plus tard.
Malgré
l'aide apportée par ces fidèles guerriers-fauves, malgré ses hautes
compétences stratégiques, Odin — redisons-le — n'apparaît guère au cœur
de la mêlée. On ne lui connaît que deux combats dans le monde des dieux :
le premier lors du conflit qui oppose les Ases aux Vanes — mais y
combat-il ? — et le second, lors du Ragnarök, toujours armé de sa lance.
Odin "consacre" plutôt le conflit, en ouvrant les hostilités de manière
magique, en jetant sa lance Gungnir au-dessus de l'armée adverse. Dans
un cas comme dans l'autre, Gungnir n'est d'ailleurs pas véritablement
une arme. Odin l'emploie comme un objet magique et religieux : ce geste
du "Maître de l'épieu" est reproduit par tout chef qui veut s'assurer de
la victoire. Gungnir souligne l'appartenance d'Odin à une catégorie
Spécifique de dieux : les dieux magiciens, les "dieux lieurs" que l'on
rencontre aussi bien en Inde qu'à Rome. Les sagas, nous l'avons vu,
qualifient ce lancer magique "d'ancienne coutume".
Vaincre
au cœur d'une mêlée ne repose pas seulement sur l'adresse ou la
vaillance, mais aussi sur le contrôle, par le héros, de forces magiques.
Il s'agit d'avoir le "don".
"Quand il était à l'armée », écrit Snorri, « Odin apparaissait terrible à ses ennemis. Et cela venait de ce qu'il avait le talent de changer de visage et de corps en telle manière qu'il lui plaisait. [...] Il pouvait aussi dans la bataille rendre ses ennemis aveugles ou sourds ou pleins d'effroi, et leurs armes ne coupaient pas plus que des bâtons."
Pourtant,
quand il s'agit de s'opposer aux géants, l'Ase suprême rechigne aux
"combats de contact", à la différence de Thor, coutumier de ces joutes.
Bien souvent, Odin choisit la ruse ou l'indifférence, là où Thor brandit
son marteau. Ainsi, nous l'avons vu, quand Odin provoque Hrungnir, il
tolère mal les foucades du géant, mais c'est à Thor que revient la tâche
d'éliminer l'importun. De même, lorsque Loki agonit d'injures les dieux
attablés, seules les menaces de Thor font taire le gêneur :
"Mais devant toi seul
Je sortirai
Car je sais que tu frapperas."
Thor, dernier recours des païens
Les
mythes consacrés à Thor mettent tous en avant sa force physique. Prompt
à la lutte, le dieu aime se battre. La poésie scaldique énumère,
personnages de récits désormais perdus, les géants tués par son marteau :
Keila ("Passe étroite"), Lùtr ("Courbé"), Bùseyra ("Grandes Oreilles"),
Hengjankapta ("Mâchoire pendante"), etc. Les fragments d'un mythe,
mentionné par Snorri, opposent Thor au géant Privaldi ("Trois fois
puissant"), dont il tranche les neuf têtes. Une saga évoque Starkaar
("Puissant"), un géant à 8 bras, capable de manier quatre épées à la
fois, et que Thor extermine parce qu'il a violé la fille d'un roi...
Seul dieu d'Ásgarðr à pratiquer le corps à corps, Thor apparaît peu sur
les champs de bataille : il se bat en solitaire. Les kenningar
qui désignent les batailles ou la force des armes demeurent,
paradoxalement, l'apanage d'Odin. Thor, pourtant toujours sur la brèche,
toujours combattant, n'appartient pas au monde militaire : rien chez
lui n'évoque le guerrier de son temps, ni broigne, ni casque. Dieu
protecteur des hommes menacés par les géants, il est rarement invoqué
par l'élite guerrière viking. À l'inverse d'Odin, Thor demeure le dieu du peuple, l'homme de main par lequel la survie reste possible.
La littérature norroise se fait l'écho de la lutte spirituelle qui
déchira la Scandinavie à la fin du Xe siècle. Dès lors, Thor devient le
rempart des dieux face au Dieu chrétien. Face aux géants comme au
Christ, Thor se consacre à la défense de la communauté païenne, hommes
et dieux confondus. Ainsi, dans la ÓLáfs saga helga ("Saga de saint Óláfr"), on fait de Thor le champion d'Ásgarðr contre le Christ :
"Si nous tirons de notre temple Thor qui se tient ici à cette place et nous a toujours aidés et s'il voit cet Óláfr et ses gens, alors je crois que son dieu [celui d'Óláfr] sera confondu et que lui et ses gens seront réduits à rien."
Dans
ce heurt des cultures, peut-on faire confiance à Odin ? On a vu que le
Borgne était capable de tenter transactions et transitions pour rester
l'ancêtre ou le protecteur des dynasties... Tandis que Thor y va
franchement. La magie ne lui fait pas peur. Et, pour les anciens
Scandinaves, l'affrontement avec le Dieu des chrétiens fut d'abord vécu
comme une concurrence de pouvoirs magiques.
On
voyait donc en Thor une force de résistance déjà mentionnée dans bien
d'autres récits, notamment dans l'un des plus populaires d'entre eux :
celui de la visite de Thor à Útgarða-Loki ("Loki d'Útgarðr", en fait
l'équivalent de Loki dans le monde des géants), longuement raconté par
Snorri – visite à laquelle d'autres textes font également allusion.
Accompagné
de þjálfi – son fidèle serviteur, autre lui-même – et du versatile
Loki, Thor parcourt les forêts de l'Est. Alors que le soir tombe, une
vaste maison apparaît devant eux. L'occasion de passer une nuit au sec
ne se refuse pas ; franchissant une porte monumentale, le trio pénètre
dans la demeure, s'installe et ne tarde pas à plonger dans le sommeil.
Au cours de la nuit, des secousses énormes se font sentir. Thor saisit
son marteau. Il se réfugie avec ses compagnons dans une petite pièce...
Au matin, tout redevient calme, Thor peut enfin sortir de la halle, et
se trouve devant un géant endormi sous un arbre, à côté de la maison.
L'Ase, fidèle à sa nature, passe sa ceinture de force et s'apprête à
lever son marteau quand le géant bondit comme un ressort et se dresse :
"[...] pour une fois, Thor fut saisi de Stupeur et hésita à le frapper".
Or il n'est pas au bout de ses surprises. Ce qu'il pensait être une
maison n'était que le gant du géant. C'est là que le trio s'était
assoupi, avant d'être éveillé – et secoué – par ses ronflements.
Après
leur avoir proposé de faire route ensemble, le géant, qui dit s'appeler
Skrymir ("Colossal", ou peut-être "Vantard"), laisse les dieux disposer
de son sac pour y mettre leurs provisions, et les contraint à marcher à
grands pas jusqu'au soir. Le géant s'allonge alors sous un chêne et
s'endort. Thor prend le sac, mais il ne parvient pas à en dénouer les
cordons et, fou de rage, frappe Skrýmir à la tête à trois reprises avec
son marteau. À chaque coup, le géant se réveille : il demande d'abord si
une feuille lui est tombée sur la tête, puis s'il s'agit d'un gland. La
troisième fois, Thor utilise toute sa force d'Ase : il "brandit le
marteau de toutes ses forces et lui asséna un coup sur la tempe qui lui
faisait face : le marteau s'y enfonça jusqu'au manche". Mais c'est peine
perdue, car Skrýmir demande alors si quelques brindilles lui sont
tombées dessus.
Enfin
le trio se sépare de leur étrange compagnon de voyage et arrive en vue
d'une forteresse si haute qu'ils ont peine à en apercevoir le sommet.
Après s'être glissés tant bien que mal à l'intérieur, car Thor ne
réussit pas à ouvrir la grille, ils rencontrent le maître des lieux,
Útgarða-Loki, dans sa halle. Le géant, qui traite Thor de "petit", les
convie à une série d'épreuves qui se solderont toutes par des échecs
cuisants. Chacun des trois voyageurs doit exceller dans la discipline
qu'il estime le mieux maîtriser, requête qui n'est pas sans évoquer la
joute scandinave du mannjafnaðr, où chaque orateur compare ses exploits à ceux des autres convives – joute verbale qui souvent dégénère...
Loki
prétend donc manger plus vite qu'un certain Logi qu'on lui oppose. Logi
et Loki s'installent de part et d'autre d'une auge remplie de viande.
Si Loki mange à pleines dents, Logi dévore non seulement la viande, mais
aussi les os et l'auge. Premier échec. Puis þjálfi affirme qu'il est
capable de courir plus vite que n'importe qui. Néanmoins, un certain
Hugi le bat par trois fois à plate couture. Vient le tour de Thor.
Celui-ci propose une épreuve dans un domaine qu'il affectionne
particulièrement : la boisson. Útgarða-Loki lui tend une corne en
déclarant qu'un excellent buveur la vide d'un seul trait. Mais bien
qu'il s'y prenne à trois fois, Thor ne parvient pas à la vider. Alors le
géant lui propose de manière fort humiliante deux autres épreuves :
"Maintenant, il est manifeste que ta force n'est pas aussi grande que nous le pensions. [...] Les jeunes garçons se livrent ici à un jeu qui doit paraître insignifiant : ils soulèvent de terre mon chat. Je n'aurais pas osé en parler à Àsaþórr si je n'avais constaté auparavant que tu étais beaucoup moins puissant que je ne le croyais."
Thor
s'empare vigoureusement de l'animal, dont l'échine s'étire à tel point
que seule une de ses pattes ne touche plus le sol... Échec et colère de
Thor qui subit une dernière vexation, celle d'être battu à la lutte par
la vieille nourrice du géant. Il ne reste plus qu'à passer la nuit à
banqueter, et le lendemain matin le géant les accompagne hors de sa
forteresse. L'heure n'est pas à la fête pour Thor : "[...] je sais que
vous allez me qualifier de minable, et cela me déplaît".
La
déconvenue de Thor répond parfaitement à ce que nous connaissons des
Vikings, qui prônent l'honneur et la réputation. Ainsi, une strophe des
Dits du Très-Haut scande :
"Meurent les biens,
Meurent les parents,
Et toi, tu mourras de même ;
Mais la réputation
Ne meurt jamais,
Celle que bonne l'on s'est acquise."
Odin lui-même, dans son combat d'injures avec Thor, se complaira à lui rappeler la nuit passée dans le gant du géant :
"Tu n'avais plus alors le courage,
En raison de ta terreur,
D'éternuer ni de péter,De peur que [Útgarða-Loki] n'entendît."
Avant
de prendre congé d'eux, Útgarða-Loki passe aux aveux. Fameux magicien,
il leur révèle qu'ils ont été victimes d'un sortilège. Il était lui-même
Skrýmir : il avait lié son sac avec des liens de fer ensorcelés, placé
une montagne invisible entre sa tête et les coups de marteau portés par
Thor – qui apparemment ne produisaient aucun effet —, mais Mjöllnir y
avait creusé trois profondes vallées. Lors des épreuves, Loki a affronté
Logi ("Flamme") : c'était le feu qui dévore tout ; et þjálfi n'a pu
courir aussi vite que Hugi ("Pensée") : la pensée est plus rapide que
tout. La corne proposée à Thor avait, quant à elle, son extrémité
plongée dans la mer, que le dieu ne pouvait évidemment pas vider. Mais
les longs traits qu'il a bu ont suffi à provoquer une marée basse !
Enfin, le chat n'était autre que l'éternel adversaire, le serpent de
Miðgarðr, et la vieille nourrice Elli ("Vieillesse"), l'âge auquel
personne ne peut résister. En guise d'adieu, le géant, qui avoue s'être
senti durant leur séjour à "deux doigts du désastre", conseille à Thor
d'éviter de revenir car la magie sera toujours la plus forte. L'Ase
brandit son marteau et "se retourna alors vers le fort avec l'intention
de le détruire, mais il ne vit là qu'une belle et vaste plaine, et point
de fort".
Ce
récit rompt avec le cycle habituel. Pour Pierre Renauld-Krantz, il ne
relève plus de la mythologie, mais du conte allégorique où tout n'est
qu'illusion. Des mondes apparaissent et disparaissent par enchantement,
ce qui ne va pas sans rappeler les aventures de Gylfi dans la Mystification de Gylfi
: le roi se rend — incognito, pense-t-il — chez les Ases, qui
n'ignorant rien de son projet, mobilisent leur magie et préparent "à son
endroit des illusions visuelles".
Néanmoins
la rudesse de Thor et sa promptitude à jouer du marteau peuvent
occasionnellement laisser place à une attitude plus... réfléchie. C'est
ce que suggère la lecture des Alvíssmál ("Dits d'Alvíss"), dans
lequel Thor engage une joute verbale avec le nain Alvíss
("Omniscient"). Le poème procède par questions et réponses : Thor met
ainsi à l'épreuve le nain, qui désire épouser la fille du dieu et s'en
vient chercher la fiancée. Thor décide naturellement de se débarrasser
du prétendant. Mais au lieu d'utiliser son marteau, il pose une série
interminable de questions au nain, qui se prend au jeu et en oublie
l'aurore qui s'annonce. Or le soleil pétrifie les nains. Et c'est avec
satisfaction — sa ruse ayant réussi — que Thor fait preuve d'un cynisme
comparable à celui d'Odin :
"Onques n'ai vu
Plus d'antique science.
Grand fourbe,
Je le déclare, t'a abusé.
Sur toi, nain, l'aube point.
Voici que le soleil scintille dans la salle."
Á suivre…
mercredi 26 décembre 2012
Les Germains contre Rome : cinq siècles de lutte ininterrompue
Les
sources écrites majeures du monde antique sont romaines, rédigées en
latin. Les textes nous livrent donc une vision romaine des 5 siècles de
lutte qui ont opposé le long du Rhin, des limes et du Danube,
les tribus germaniques à Rome. Konrad Höfinger, archéologue de l'école
de Kossina, interroge les vestiges archéologiques pour tenter de voir
l'histoire avec l’œil de ces Germains, qui ont fini par vaincre. Ses
conclusions : les tribus germaniques connaissaient une forme d'unité
confédérale et ont toutes participé à la lutte, en fournissant hommes ou
matériel. La stratégie de guérilla,
de guerre d'usure, le long des frontières était planifiée en bonne et
due forme, au départ d'un centre, située au milieu de la partie
septentrionale de la Germanie libre. Nous reproduisons ci-dessus une
première traduction française des conclusions que tire Konrad Höfinger
après son enquête minutieuse.
Si nous résumons tous les faits et gestes du temps des Völkerwanderungen
(migrations des peuples), nous constatons l'existence, sous des formes
spécifiques, d'un État germanique, d'une culture germanique, renforcée
par une conscience populaire cohérente.
•
1. Dès l'époque de César, c'est-à-dire dès leur première manifestation
dans l'histoire, les Germains ont représenté une unité cohérente,
opposée aux Romains ; ceux-ci connaissaient les frontières germaniques
non seulement celles de l'Ouest, le long du Rhin, mais aussi celles de
l'Est.
•
2. La défense organisée par les Germains contre les attaques romaines
au temps d'Auguste s'est déployée selon des plans cohérents, demeurés
identiques pendant 2 générations.
•
3. Après avoir repoussé les attaques romaines, les Germains ont
fortifié la rive droite du Rhin et la rive gauche du Danube selon une
stratégie cohérente et une tactique identique en tous points. Les appuis
logistiques pour les troupes appelées à défendre cette ligne
provenaient de toutes les régions de la Germanie antique.
•
4. Quand les Daces, sous la conduite de Decebalus, attaquent les
Romains en l'an 100 de notre ère, les Quades passent à l'offensive sur
le cours moyen du Danube et les Chattes attaquent le long du Rhin.
•
5. L'assaut lancé par les Quades et la Marcomans vers 160 a été
entrepris simultanément aux tentatives des Alamans sur les bords du Rhin
et des Goths sur le cours inférieur du Danube. Les troupes qui ont
participé à ses manœuvres venaient de l'ensemble des pays germaniques.
•
6. À l'époque où se déclenche l'invasion gothique dans la région du
Danube inférieur vers 250, les Alamans passent également à l'attaque et
s'emparent des bastions romains entre Rhin et Danube.
• 7. À partir des premières années du IVe
siècle, Rome s'arme de l'intérieur en vue d'emporter la décision finale
contre les Germains. À partir de 350, les fortifications le long du
Rhin et du Danube sont remises à neuf et des troupes, venues de tout
l'Empire, y sont installées. Simultanément, sur le front germanique, on
renforce aussi ses fortifications en tous points : ravitaillement,
appuis, matériel et troupes proviennent, une nouvelle fois, de toute la
Germanie, ce qu'attestent les sources historiques.
• 8. Sur aucun point du front, on ne trouve qu'une et une seule «tribu» (Stamm) ou un et un seul peuple (Volk), mais partout des représentants de toutes les régions germaniques.
•
9. Les attaques lancées par les Germains en 375 et 376 ne se sont pas
seulement déclenchées avec une parfaite synchronisation, mais
constituaient un ensemble de manœuvres militaires tactiquement
justifiées, qui se complétaient les unes les autres, en chaque point du
front. Le succès des Alamans en Alsace a ainsi conditionné la victoire
gothique en Bessarabie.
•
10. La grande attaque, le long d'un front de plusieurs milliers de
kilomètres, ne s'est pas effectuée en un coup mais à la suite de combats
rudes et constants, qui ont parfois duré des années, ce qui implique
une logistique et un apport en hommes rigoureusement planifiés.
•
11. Les combats isolés n'étaient pas engagés sans plan préalable, mais
étaient mené avec une grande précision stratégique et avec clairvoyance,
tant en ce qui concerne l'avance des troupes, la sécurisation des
points enlevés et la chronométrie des manœuvres. Les sources romaines
confirment ces faits par ailleurs.
•
12. Les événements qui se sont déroulés après la bataille d'Andrinople,
entre 378 et 400, ont obligé l'Empereur Théodose à accepter un
compromis avec l'ensemble des Germains. Ce compromis permettait à toutes
les tribus germaniques, et non pas à une seule de ces tribus, d'occuper
des territoires ayant été soumis à Rome.
•
13. La campagne menée par le Roi Alaric en Italie et la prise de Rome
en 410, contrairement à l'acception encore courante, ne sont pas
pensables comme des entreprises de pillage, perpétrées au gré des
circonstances par une horde de barbares, mais bien plutôt comme un
mouvement planifié de l'armée d'une grande puissance en territoire
ennemi.
•
14. Ce ne sont pas seulement des Wisigoths qui ont marché sur Rome,
mais, sous les ordres du «Général» Alaric, des représentants de toutes
les régions de la Germanie.
•
15. L'occupation de l'Empire d'Occident s'est déroulée selon un plan
d'ensemble unitaire; les diverses armées se sont mutuellement aidées au
cours de l'opération.
•
16. L'armement et les manières de combattre de tous les Germains, le
long du Rhin à l'Ouest, sur les rives de la Mer Noire à l'extrémité
orientale du front, en Bretagne au Nord, ont été similaires et sont
demeurées quasi identiques pendant tous les siècles qu'a duré cette
longue guerre. Ils sont d'ailleurs restés les mêmes au cours des siècles
suivants.
•
17. Enfin, la guerre qui a opposé Rome aux Germains a duré pendant 4
siècles complets, ce qui ne peut être possible qu'entre deux grandes
unités politiques, égales en puissance. Cette longue guerre n'a pas été
une suite d'escarmouches fortuites mais a provoqué, lentement, de façon
constante, un renversement du jeu des forces : un accroissement de la
puissance germanique et un déclin de la puissance romaine. Cette
constance n'a été possible que parce qu'il existait une ferme volonté
d'emporter la victoire chez les Germains ; et cette volonté indique la
présence implicite d'une forme d'unité et de conscience politiques.
Après la victoire germanique, à la fin du IVe
siècle, se créent partout en Europe et en Afrique des États
germaniques, qui, tous, furent édifiés selon les mêmes principes. Que ce
soit en Bretagne avec les Angles, en Espagne avec les Alains, en
Afrique avec les Vandales, en Gaule avec les Francs, en Italie avec les
Goths ou les Lombards, toutes ces constructions étaient, sur les plans
politique, économique et militaire, avec leurs avantages et leurs
faiblesses, leur destin heureux ou malheureux, le produit d'une identité
qu'on ne saurait méconnaître. Il saute aux yeux qu'il existait une
spécificité propre à tous les Germains, comme on en rencontre que chez
les peuples qui ont reçu une éducation solide au sein d'une culture bien
typée, aux assises fermes et homogènes, si bien que leurs formes
d'éducation politique et éthique accèdent à l'état de conscience selon
un même mode, ciselé par les siècles. Nous avons toujours admiré, à
juste titre d'ailleurs, l'homogénéité intérieure de la spécificité
romaine, laquelle, en l'espace d'un millénaire, en tous les points du
monde connu de l'époque et malgré les vicissitudes politiques mouvantes,
est demeurée inchangée et, même, est restée inébranlable dans le
déclin. Le monde germanique n'est pas moins admirable pour ce qui
concerne l'unité, l'homogénéité et le caractère inébranlable de sa
constance: dès qu'il est apparu sur la scène de l'histoire romaine, au
Ier siècle avant notre ère, il est resté fidèle à lui-même et constant
jusqu'à la fin de la «longue guerre».
► Konrad Höfinger, Vouloir n°52/53, 1989. http://www.archiveseroe.eu
(Konrad Höfinger, Germanen gegen Rom : Ein europäischer Schicksalskampf, Grabert-Verlag, Tübingen, 1986, 352 S., 32 Abb.)
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