On
ne présente plus Bernard Lugan. Historien prolifique, professeur à
l'Université Lyon III, auteur d'ouvrages indispensables, il est beaucoup
plus qu'un spécialiste de l'Afrique. Un passionné qui la connaît de
fond en comble. Ce qui lui épargne les habituelles billevesées sur le
sujet, du pillage à la repentance. Très sévère avec la colonisation,
dans laquelle il voit un drame de part et d'autre de la Méditerranée, il
appelle Africains et Européens à retrouver leurs racines. Et non pas à
adopter celles des autres. Politiquement et historiquement incorrect. Il
dirige la revue L'Afrique réelle.
Le Choc du mois : L'histoire de la colonisation et de la décolonisation reste encore aujourd'hui un sujet très sensible en Europe et tout particulièrement en France. Comment expliquez-vous que, malgré le passage du temps, les crispations demeurent et même s'exacerbent ?
Bernard Lugan : Pour trois grandes raisons. D'abord parce que les témoins disparaissant, ne restent plus que les écrits de l'école de la culpabilisation européenne qui entretiennent le mythe du pillage colonial. Ensuite, parce que ce mythe incapacitant est l'arme absolue que les ennemis de notre identité utilisent pour procéder au « Grand Remplacement » de la population européenne selon la belle expression de Renaud Camus. Enfin, parce que, pour nombre de groupes de pressions, d'associations et même d’États, il s'agit de rentes de situation.
Toutes ces tensions semblent montrer qu'en France, la décolonisation n'a toujours pas été «digérée» alors que, sans être idéale, la situation quant à cette question paraît plus apaisée chez, par exemple, nos voisins anglais. Comment appréhender cette différence ? Résulte-t-elle de la « nature » divergente des démarches coloniales française et britannique ? Est-elle une énième conséquence du climat de « culpabilisation » et de « repentance » régnant dans l'hexagone ?
Tout le problème vient du fait que, à la différence de la colonisation britannique, la colonisation française fut idéologique. Pour la gauche, coloniser était un devoir révolutionnaire qui allait permettre de briser les chaînes des peuples tenus en sujétion par les tyrans noirs qui les gouvernaient tout en détruisant leurs cultures enracinées vues comme incompatibles avec les «idées de 1789». Pour la droite, à la mystique universaliste des droits de l'homme, ont largement correspondu l’évangélisation visant à éliminer l'animisme vu comme le paganisme des Noirs, l'élan vital, la recherche des horizons lointains et la gloire du drapeau. Mais en faisant sienne l'expansion coloniale définie par la gauche, la droite nationaliste et catholique se rallia aux principes qu'elle combattait depuis 1789 et elle y a perdu ses repères.
Le système colonial français, reposant sur l'assimilation, était ancré sur le postulat de l'identité du genre humain. Son corollaire était l'éducation, car il était postulé que, une fois éduquées, les populations coloniales et la population métropolitaine se fondraient dans une France multiraciale et planétaire. La colonisation française fut donc un humanitarisme civilisateur et assimilateur, idée qui anima le courant intégrationniste de l'Algérie française, incarné par Jacques Soustelle, et auquel se rallièrent nombre d'hommes de droite. S'étant fourvoyée dans l'aventure coloniale, la droite française est entrée dans un piège dont elle est aujourd'hui incapable de se sortir comme le stérile débat sur « les apports bénéfiques de la colonisation » l'a montré.
Vous ne voyez pas d'un bon œil ces « apports bénéfiques de la colonisation » intégrés dans les programmes scolaires ?
Quels « apports bénéfiques de la colonisation » et pour qui ? Je pense qu'il faudrait au contraire parler des conséquences négatives d'une colonisation faite au nom des «bons» sentiments. Je prendrai deux exemples. Nous avons, au prix du sacrifice de nos médecins, fait de l'Afrique, continent de basse pression démographique, un monde surpeuplé, aujourd'hui étranglé par sa démographie : 100 millions d'habitants en 1900, un milliard en 2010. Au regard de la morale gnangnan, nous avons indubitablement fait le bien, mais en réalité nous avons provoqué la catastrophe. De même, en colonisant, nous avons établi la paix et mis un terme aux luttes interafricaines. Certes, mais ce faisant, nous avons arrêté l'histoire du continent au moment où des « Prusses africaines » étaient en phase de coagulation politique régionale. Comme si des extraterrestres étaient intervenus en Europe au VIIIe siècle pour mettre un terme aux dévastations ; certes, ils auraient alors sauvé des vies, mais ils auraient aussi et surtout interdit la gestation de nos sociétés. Là encore, il n'y a d'« apport positif » qu'aux yeux de notre propre morale. Avec le recul du temps et au terme d'une lente évolution personnelle, je considère aujourd'hui que la colonisation fut une erreur majeure, un désastre pour l'Afrique et une catastrophe irrémédiable pour l'Europe. Je ne retiens plus qu'un seul aspect «positif» de la colonisation, celui de certaines aventures individuelles qui, pour l'essentiel, tournèrent autour de la notion de l'effort gratuit, du dépassement, du « plus est en nous ». Des hommes comme Cortez, Pizarre, mais également Voulet et Chanoine furent à cet égard les porteurs de l'élan vital de l'Europe. Il eut certainement mieux valu qu'ils l'eussent exercé en direction de Constantinople, mais là est une autre histoire... Il est désormais indispensable pour la survie de notre identité de refermer la parenthèse coloniale et de mettre une fois pour toutes un terme aux débats passéistes et au romantisme liés à cette époque, car ils nous paralysent au moment où la survie de notre identité est en jeu.
Certains activistes noirs radicaux, tel que Kemi Seba, réclament non seulement l'annulation de la dette africaine, mais également le versement de réparations. Comment jugez-vous ces revendications ?
Tout n'est pas à rejeter chez Kemi Seba. Autant sa logorrhée africanocentriste qui n'est que le copié-collé des délires pseudo scientifiques de Cheikh Anta Diop est scientifiquement irrecevable, autant son évolution doctrinale qui l'a conduit de l'idée de la suprématie de la «race noire» à l'ethno-différencialisme présente bien des intérêts aux yeux d'Européens enracinés. Quand il déclare que l'Afrique doit être aux Africains et l'Europe aux Européens, on ne peut que souscrire à une telle évidence et sur ce point, je me sens plus en accord avec lui qu'avec les universalistes de «droite» qui défendent les « apports positifs de la colonisation » ou la mortelle assimilation. Ceci étant, l'idée de versement de réparations est une imbécillité, car si nous faisons les comptes, ce serait plutôt l'Afrique qui devrait en verser à l'Europe, la colonisation lui ayant coûté des sommes considérables pour des profits inexistants.
Plus généralement, il serait intéressant de nous rapprocher de la nouvelle génération d'intellectuels africains qui a dépassé le stade de la récrimination. Comme elle n'a pas été déformée par nos universités, et cela à la différence de nombre de ses aînés, elle a une morale d'hommes libres et elle considère que la manifestation de la véritable émancipation de l'Afrique serait l'abandon de l'utopie aliénante de l'émigration vers les pays occidentaux. Oui, les élites africaines ont mieux à faire en Afrique pour construire leurs pays respectifs que de gémir en Europe sur des aliénations passées.
Combien l'aventure africaine a-t-elle vraiment coûté ?
Il a fallu attendre la thèse de Jacques Marseille (1984), puis celle de Daniel Lefeuvre(1) pour voir que loin d'avoir exploité et pillé son Empire, la France s'y est au contraire ruinée, même si des Français s'y sont enrichis. Avant 1914, comme les deux tiers des investissements privés français qui y furent réalisés portaient sur le commerce, les plantations ou certaines mines facilement exploitables, l’État fut contraint de se substituer au capital privé. Ceci fait que la mise en valeur de l'Empire africain fut totalement supportée par l'épargne des Français et les sommes considérables qui y furent investies ont été retirées du capital disponible français afin de financer outre-mer des infrastructures pourtant nécessaires en métropole. Les chiffres sont éloquents : de 1900 à 1914, Algérie mise à part, les dépenses coloniales représentèrent ainsi en moyenne 6,5% de toutes les dépenses françaises. Après 1945, la France qui sortait ruinée du conflit et qui avait à reconstruire, 7000 ponts, 150 gares principales, 80% du réseau de navigation fluviale, 50 % du parc automobile, etc., lança dans son Empire et donc à fonds perdus pour elle, une fantastique politique de développement et de mise en valeur qui se fit largement aux dépens de la métropole elle-même. De 1945 à 1958, l’État français investit outre-mer 1700 milliards de francs, dont 800 en Afrique noire, 60 % de ces investissements allant à la création d'infrastructures de transport. Entre 1955 et 1958, les investissements français en Afrique représentèrent le chiffre effarant de 22 % du total de toutes les dépenses françaises sur fonds publics. À ces sommes, il convient encore d'ajouter les budgets de fonctionnement, les salaires des fonctionnaires et les dépenses militaires. De plus, l'empire boulet n'était même pas un fournisseur de matières premières agricoles ou minières à bon compte pour la métropole, cette dernière ayant toujours payé les productions impériales, quelle avait pourtant subventionnées, environ 25 % au-dessus des cours mondiaux. Quant à l'Algérie, en 1959, toutes dépenses confondues, elle engloutissait à elle seule 20 % du budget de l'Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Éducation nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l'Industrie et du Commerce ! Daniel Lefeuvre a démontré que, contrairement aux idées reçues, la main-d'œuvre industrielle algérienne était plus chère que celle de la métropole. Un rapport de Saint-Gobain daté de 1949 en évaluait le surcoût à 37 %.
En marge des États, la colonisation n'a-t-elle pas néanmoins permis à des compagnies privées, des groupes commerciaux et des « familles » de commerçants ou de financiers d'amasser des fortunes considérables ? Dans ce cas, trouvez-vous illégitime que certains africains puissent envisager de demander des comptes à leurs ayants droit ?
Si l'Empire fut une erreur économique majeure pour la France, ce fut en revanche une bonne affaire pour l'Afrique, car, au moment où elle leur accorda l'indépendance, elle y laissa en héritage 50 000 km de routes bitumées, 215 000 km de pistes toutes saisons, 18 000 km de voies ferrées, 63 ports, 196 aérodromes, 2000 dispensaires équipés, 600 maternités, 220 hôpitaux, dans lesquels les soins et les médicaments étaient gratuits. En 1960, 3,8 millions d'enfants africains étaient scolarisés et dans la seule Afrique noire, 16 000 écoles primaires et 350 écoles secondaires, collèges ou lycées fonctionnaient, tandis que 28 000 enseignants, soit le huitième de tout le corps enseignant français exerçaient sur le continent africain.
L'Afrique a-t-elle réellement été décolonisée ? La décolonisation étatique n'a-t-elle pas simplement cédé la place à une colonisation privée d'ordre économique ? Ce système néo-colonial (avec notamment son pendant « France-Afrique ») ne revient-il pas finalement à retirer à l'Afrique toutes ces problématiques « apports bénéfiques » (sécurité, hôpitaux, entretien des routes, écoles, santé, paix...) pour ne conserver, pour le coup, que le pillage ?
L'Afrique a perdu ses colonisateurs amoureux qui ont été remplacés par des capitalistes rapaces et des prédateurs, notamment Chinois. Elle a chassé les colons blancs, mais aujourd'hui, elle vend ses terres à des sociétés capitalistes qui y pratiquent la plus honteuse des exploitations. C'est en effet aujourd'hui qu'il est donc possible de parler de pillage de l'Afrique, et non à l'époque coloniale.
L'observation de l'Afrique conduit souvent à un certain fatalisme tragique. Le continent semble enfoncé dans des problématiques inextricables et des drames perpétuels dont on peine à percevoir une possible issue positive. Partagez-vous ce sentiment ? Comment voyez-vous l'avenir de l'Afrique ?
L'Afrique est définitivement condamnée si elle continue à vouloir imiter l'Europe, car on ne greffe pas des prunes sur un palmier. En d'autres termes, les Africains ne sont pas des Européens pauvres à la peau noire, mais les héritiers d'une vieille histoire ancrée sur le communautarisme et la continuité temporelle. Ils se suicideraient donc s'ils abandonnaient ce qui fait leur identité. Si, au contraire, ils répudient le modèle européen fondé sur l'individualisme et l'oubli des racines, alors, tout leur sera possible. Mais pour cela, ils doivent auparavant rejeter les modes intellectuelles européennes et expliquer aux ONG qu'il y a suffisamment de malheureux en Europe pour occuper le temps de leurs membres, même si la misère est plus agréable à soulager au soleil des tropiques que durant les frimas de l'hiver septentrional...!
Propos recueillis par Xavier Eman LECHOCDUMOIS septembre 2010
1 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, 1984, réédition en 2005, Albin Michel ; Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie (1930-1962), 2005, Flammarion.
Le Choc du mois : L'histoire de la colonisation et de la décolonisation reste encore aujourd'hui un sujet très sensible en Europe et tout particulièrement en France. Comment expliquez-vous que, malgré le passage du temps, les crispations demeurent et même s'exacerbent ?
Bernard Lugan : Pour trois grandes raisons. D'abord parce que les témoins disparaissant, ne restent plus que les écrits de l'école de la culpabilisation européenne qui entretiennent le mythe du pillage colonial. Ensuite, parce que ce mythe incapacitant est l'arme absolue que les ennemis de notre identité utilisent pour procéder au « Grand Remplacement » de la population européenne selon la belle expression de Renaud Camus. Enfin, parce que, pour nombre de groupes de pressions, d'associations et même d’États, il s'agit de rentes de situation.
Toutes ces tensions semblent montrer qu'en France, la décolonisation n'a toujours pas été «digérée» alors que, sans être idéale, la situation quant à cette question paraît plus apaisée chez, par exemple, nos voisins anglais. Comment appréhender cette différence ? Résulte-t-elle de la « nature » divergente des démarches coloniales française et britannique ? Est-elle une énième conséquence du climat de « culpabilisation » et de « repentance » régnant dans l'hexagone ?
Tout le problème vient du fait que, à la différence de la colonisation britannique, la colonisation française fut idéologique. Pour la gauche, coloniser était un devoir révolutionnaire qui allait permettre de briser les chaînes des peuples tenus en sujétion par les tyrans noirs qui les gouvernaient tout en détruisant leurs cultures enracinées vues comme incompatibles avec les «idées de 1789». Pour la droite, à la mystique universaliste des droits de l'homme, ont largement correspondu l’évangélisation visant à éliminer l'animisme vu comme le paganisme des Noirs, l'élan vital, la recherche des horizons lointains et la gloire du drapeau. Mais en faisant sienne l'expansion coloniale définie par la gauche, la droite nationaliste et catholique se rallia aux principes qu'elle combattait depuis 1789 et elle y a perdu ses repères.
Le système colonial français, reposant sur l'assimilation, était ancré sur le postulat de l'identité du genre humain. Son corollaire était l'éducation, car il était postulé que, une fois éduquées, les populations coloniales et la population métropolitaine se fondraient dans une France multiraciale et planétaire. La colonisation française fut donc un humanitarisme civilisateur et assimilateur, idée qui anima le courant intégrationniste de l'Algérie française, incarné par Jacques Soustelle, et auquel se rallièrent nombre d'hommes de droite. S'étant fourvoyée dans l'aventure coloniale, la droite française est entrée dans un piège dont elle est aujourd'hui incapable de se sortir comme le stérile débat sur « les apports bénéfiques de la colonisation » l'a montré.
Vous ne voyez pas d'un bon œil ces « apports bénéfiques de la colonisation » intégrés dans les programmes scolaires ?
Quels « apports bénéfiques de la colonisation » et pour qui ? Je pense qu'il faudrait au contraire parler des conséquences négatives d'une colonisation faite au nom des «bons» sentiments. Je prendrai deux exemples. Nous avons, au prix du sacrifice de nos médecins, fait de l'Afrique, continent de basse pression démographique, un monde surpeuplé, aujourd'hui étranglé par sa démographie : 100 millions d'habitants en 1900, un milliard en 2010. Au regard de la morale gnangnan, nous avons indubitablement fait le bien, mais en réalité nous avons provoqué la catastrophe. De même, en colonisant, nous avons établi la paix et mis un terme aux luttes interafricaines. Certes, mais ce faisant, nous avons arrêté l'histoire du continent au moment où des « Prusses africaines » étaient en phase de coagulation politique régionale. Comme si des extraterrestres étaient intervenus en Europe au VIIIe siècle pour mettre un terme aux dévastations ; certes, ils auraient alors sauvé des vies, mais ils auraient aussi et surtout interdit la gestation de nos sociétés. Là encore, il n'y a d'« apport positif » qu'aux yeux de notre propre morale. Avec le recul du temps et au terme d'une lente évolution personnelle, je considère aujourd'hui que la colonisation fut une erreur majeure, un désastre pour l'Afrique et une catastrophe irrémédiable pour l'Europe. Je ne retiens plus qu'un seul aspect «positif» de la colonisation, celui de certaines aventures individuelles qui, pour l'essentiel, tournèrent autour de la notion de l'effort gratuit, du dépassement, du « plus est en nous ». Des hommes comme Cortez, Pizarre, mais également Voulet et Chanoine furent à cet égard les porteurs de l'élan vital de l'Europe. Il eut certainement mieux valu qu'ils l'eussent exercé en direction de Constantinople, mais là est une autre histoire... Il est désormais indispensable pour la survie de notre identité de refermer la parenthèse coloniale et de mettre une fois pour toutes un terme aux débats passéistes et au romantisme liés à cette époque, car ils nous paralysent au moment où la survie de notre identité est en jeu.
Certains activistes noirs radicaux, tel que Kemi Seba, réclament non seulement l'annulation de la dette africaine, mais également le versement de réparations. Comment jugez-vous ces revendications ?
Tout n'est pas à rejeter chez Kemi Seba. Autant sa logorrhée africanocentriste qui n'est que le copié-collé des délires pseudo scientifiques de Cheikh Anta Diop est scientifiquement irrecevable, autant son évolution doctrinale qui l'a conduit de l'idée de la suprématie de la «race noire» à l'ethno-différencialisme présente bien des intérêts aux yeux d'Européens enracinés. Quand il déclare que l'Afrique doit être aux Africains et l'Europe aux Européens, on ne peut que souscrire à une telle évidence et sur ce point, je me sens plus en accord avec lui qu'avec les universalistes de «droite» qui défendent les « apports positifs de la colonisation » ou la mortelle assimilation. Ceci étant, l'idée de versement de réparations est une imbécillité, car si nous faisons les comptes, ce serait plutôt l'Afrique qui devrait en verser à l'Europe, la colonisation lui ayant coûté des sommes considérables pour des profits inexistants.
Plus généralement, il serait intéressant de nous rapprocher de la nouvelle génération d'intellectuels africains qui a dépassé le stade de la récrimination. Comme elle n'a pas été déformée par nos universités, et cela à la différence de nombre de ses aînés, elle a une morale d'hommes libres et elle considère que la manifestation de la véritable émancipation de l'Afrique serait l'abandon de l'utopie aliénante de l'émigration vers les pays occidentaux. Oui, les élites africaines ont mieux à faire en Afrique pour construire leurs pays respectifs que de gémir en Europe sur des aliénations passées.
Combien l'aventure africaine a-t-elle vraiment coûté ?
Il a fallu attendre la thèse de Jacques Marseille (1984), puis celle de Daniel Lefeuvre(1) pour voir que loin d'avoir exploité et pillé son Empire, la France s'y est au contraire ruinée, même si des Français s'y sont enrichis. Avant 1914, comme les deux tiers des investissements privés français qui y furent réalisés portaient sur le commerce, les plantations ou certaines mines facilement exploitables, l’État fut contraint de se substituer au capital privé. Ceci fait que la mise en valeur de l'Empire africain fut totalement supportée par l'épargne des Français et les sommes considérables qui y furent investies ont été retirées du capital disponible français afin de financer outre-mer des infrastructures pourtant nécessaires en métropole. Les chiffres sont éloquents : de 1900 à 1914, Algérie mise à part, les dépenses coloniales représentèrent ainsi en moyenne 6,5% de toutes les dépenses françaises. Après 1945, la France qui sortait ruinée du conflit et qui avait à reconstruire, 7000 ponts, 150 gares principales, 80% du réseau de navigation fluviale, 50 % du parc automobile, etc., lança dans son Empire et donc à fonds perdus pour elle, une fantastique politique de développement et de mise en valeur qui se fit largement aux dépens de la métropole elle-même. De 1945 à 1958, l’État français investit outre-mer 1700 milliards de francs, dont 800 en Afrique noire, 60 % de ces investissements allant à la création d'infrastructures de transport. Entre 1955 et 1958, les investissements français en Afrique représentèrent le chiffre effarant de 22 % du total de toutes les dépenses françaises sur fonds publics. À ces sommes, il convient encore d'ajouter les budgets de fonctionnement, les salaires des fonctionnaires et les dépenses militaires. De plus, l'empire boulet n'était même pas un fournisseur de matières premières agricoles ou minières à bon compte pour la métropole, cette dernière ayant toujours payé les productions impériales, quelle avait pourtant subventionnées, environ 25 % au-dessus des cours mondiaux. Quant à l'Algérie, en 1959, toutes dépenses confondues, elle engloutissait à elle seule 20 % du budget de l'Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Éducation nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l'Industrie et du Commerce ! Daniel Lefeuvre a démontré que, contrairement aux idées reçues, la main-d'œuvre industrielle algérienne était plus chère que celle de la métropole. Un rapport de Saint-Gobain daté de 1949 en évaluait le surcoût à 37 %.
En marge des États, la colonisation n'a-t-elle pas néanmoins permis à des compagnies privées, des groupes commerciaux et des « familles » de commerçants ou de financiers d'amasser des fortunes considérables ? Dans ce cas, trouvez-vous illégitime que certains africains puissent envisager de demander des comptes à leurs ayants droit ?
Si l'Empire fut une erreur économique majeure pour la France, ce fut en revanche une bonne affaire pour l'Afrique, car, au moment où elle leur accorda l'indépendance, elle y laissa en héritage 50 000 km de routes bitumées, 215 000 km de pistes toutes saisons, 18 000 km de voies ferrées, 63 ports, 196 aérodromes, 2000 dispensaires équipés, 600 maternités, 220 hôpitaux, dans lesquels les soins et les médicaments étaient gratuits. En 1960, 3,8 millions d'enfants africains étaient scolarisés et dans la seule Afrique noire, 16 000 écoles primaires et 350 écoles secondaires, collèges ou lycées fonctionnaient, tandis que 28 000 enseignants, soit le huitième de tout le corps enseignant français exerçaient sur le continent africain.
L'Afrique a-t-elle réellement été décolonisée ? La décolonisation étatique n'a-t-elle pas simplement cédé la place à une colonisation privée d'ordre économique ? Ce système néo-colonial (avec notamment son pendant « France-Afrique ») ne revient-il pas finalement à retirer à l'Afrique toutes ces problématiques « apports bénéfiques » (sécurité, hôpitaux, entretien des routes, écoles, santé, paix...) pour ne conserver, pour le coup, que le pillage ?
L'Afrique a perdu ses colonisateurs amoureux qui ont été remplacés par des capitalistes rapaces et des prédateurs, notamment Chinois. Elle a chassé les colons blancs, mais aujourd'hui, elle vend ses terres à des sociétés capitalistes qui y pratiquent la plus honteuse des exploitations. C'est en effet aujourd'hui qu'il est donc possible de parler de pillage de l'Afrique, et non à l'époque coloniale.
L'observation de l'Afrique conduit souvent à un certain fatalisme tragique. Le continent semble enfoncé dans des problématiques inextricables et des drames perpétuels dont on peine à percevoir une possible issue positive. Partagez-vous ce sentiment ? Comment voyez-vous l'avenir de l'Afrique ?
L'Afrique est définitivement condamnée si elle continue à vouloir imiter l'Europe, car on ne greffe pas des prunes sur un palmier. En d'autres termes, les Africains ne sont pas des Européens pauvres à la peau noire, mais les héritiers d'une vieille histoire ancrée sur le communautarisme et la continuité temporelle. Ils se suicideraient donc s'ils abandonnaient ce qui fait leur identité. Si, au contraire, ils répudient le modèle européen fondé sur l'individualisme et l'oubli des racines, alors, tout leur sera possible. Mais pour cela, ils doivent auparavant rejeter les modes intellectuelles européennes et expliquer aux ONG qu'il y a suffisamment de malheureux en Europe pour occuper le temps de leurs membres, même si la misère est plus agréable à soulager au soleil des tropiques que durant les frimas de l'hiver septentrional...!
Propos recueillis par Xavier Eman LECHOCDUMOIS septembre 2010
1 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, 1984, réédition en 2005, Albin Michel ; Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie (1930-1962), 2005, Flammarion.
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