L’ouvrage d’Armin Mohler sur la “Konservative Revolution”
(KR) a été si souvent cité, qu’il est devenu, dans l’espace
linguistique francophone, chez ceux qui cultivent une sorte d’adhésion
affective aux idées vitalistes allemandes dérivées de Nietzsche,
une sorte de mythe, de référence mythique très mal connue mais souvent
évoquée. Cette année, une réédition a enfin vu le jour, flanquée d’un
volume complémentaire où sont consignés les commentaires de l’auteur sur
l’état actuel de la recherche, sur les nouveaux ouvrages
d’approfondissement et surtout sur les recherches de Sternhell (1).
Comment
se présente-t-il, finalement, cet ouvrage de base, ce manuel si
fondamental ? Il se compose d’abord d’un texte d’initiation, commençant à
la page 3 de l’ouvrage et s’achevant à la page 169 ; ensuite d’une
bibliographie exhaustive, recensant tous les ouvrages des auteurs cités
et tous les ouvrages panoramiques sur la KR : elle débute à la page 173
pour se terminer à la page 483. Suivent alors les annexes, avec la liste
des abréviations utilisées pour les lieux d’édition et les maisons
d’édition, puis les registres des personnes, des périodiques et des
organisations.
Un ouvrage destiné à la recherche
L’ouvrage est donc de prime abord destiné à la recherche. Mais comme la thématique englobe des idées, des leitmotive, des affirmations politiques qui ont enthousiasmé de larges strates de l’intelligentsia
allemande voire une partie des masses, il est évident qu’aujourd’hui
encore elle enregistrera des retentissements divers en dehors des
cénacles académiques. À Bruxelles, à Genève, à Paris ou à Québec, il n’y
a pas que des professeurs qui lisent Ernst Jünger ou Thomas Mann…
La
recension qui suit s’adressera dès lors essentiellement à ce public
extra-académique et se concentrera sur la première partie de l’ouvrage,
le texte d’initiation, avec ses définitions de concepts, sa
classification des diverses strates du phénomène que fut la KR. Mohler,
dans ces chapitres d’une densité inouïe, définit très méticuleusement
des mouvements politico-idéologiques aussi marginaux que fascinants :
les “trotskystes du national-socialisme”, la “Deutsche Bewegung” (DB),
le national-bolchévisme, le “Troisième Front” (Dritte Front, en abrégé DF), les Völkischen, les Jungkonservativen, les nationaux-révolutionnaires, les Bündischen, etc. ainsi que des concepts comme Weltanschauung, nihilisme, Umschlag, “Grand Midi”, réalisme héroïque, etc.
“Konservative Revolution” et national-socialisme
Le
premier souci de Mohler, c’est de distinguer la KR du
national-socialisme. Pour la tradition antifasciste, souvent imprégnée
des démonstrations du marxisme vulgaire, le national-socialisme est la
continuation politique de la KR. De fait, le national-socialisme a
affirmé poursuivre dans les faits ce que la KR (ou la Deutsche Bewegung)
avait esquissé en esprit. Mais nonobstant cette revendication
nationale-socialiste, on est bien obligé de constater, avec Mohler, que
la KR d’avant 1933 recelait bien d’autres possibles.
Le
national-socialisme a constitué un grand mouvement de masse,
impressionnant dans ses dimensions et affublé de toutes les lourdeurs
propres aux appareils de ce type. Face à lui, foisonnaient des petits
cercles où l’esprit s’épanouissait indépendamment des vicissitudes
politiques du temps. Ces cénacles d’intellectuels n’eurent que peu
d’influence sur les masses. Le grand parti, en revanche, écrit Mohler, «
gardait les masses sous son égide par le biais des liens
organisationnels et d’une doctrine adaptée à la moyenne et limitée à des
slogans ; il n’offrait aux têtes supérieures que peu d’espace et
seulement dans la mesure où elles voulaient bien participer au travail
d’enrégimentement des masses et limitaient l’exercice de leurs facultés
intellectuelles à un quelconque petit domaine ésotérique » (p. 4).
Peu
d’intellectuels se satisferont de ce rôle de “garde-chiourme de luxe”
et préfèreront rester dans cette chaleur du nid qu’offraient leurs
petits cénacles élitaires, où, pensaient-ils, ”l'idée vraie” était
conservée intacte, tandis que les partis de masse la caricaturaient et
la trahissaient. Ce réflexe déclencha une cascade de ruptures, de
sécessions, d’excommunications, de conjurations avec des éléments exclus
du parti, si bien que plus aucune équation entre la NSDAP et la KR ne
peut honnêtement être posée. Bon nombre de figures de la KR devinrent
ainsi les “trotskystes du national-socialisme”, les hérétiques de la Deutsche Bewegung,
qui seront poursuivis par le régime ou opteront pour ”l'émigration
intérieure” ou s’insinueront dans certaines instances de l’État car le
degré de la mise au pas totalitaire fut nettement moindre en Allemagne
qu’en Union Soviétique.
Des représentants éminents de la KR, comme Hans Grimm, Oswald Spengler et Ernst Jünger purent compter sur l’appui de la Reichswehr,
des cercles diplomatiques “vieux-conservateurs” ou de cénacles liés à
l’industrie. Ne choisissent l’émigration que les figures de proue des
groupes sociaux-révolutionnaires (Otto Strasser,
Paetel, Ebeling) ou certains nationaux-socialistes dissidents comme
Rauschning. La plupart restent toutefois en Allemagne, en espérant que
surviendra une “seconde révolution” entièrement conforme à ”l'Idée”.
D’autres se taisent définitivement (Blüher, Hielscher), se réfugient dans des préoccupations totalement apolitiques ou dans la poésie (Winnig)
ou se tournent vers la philosophie religieuse (Eschmann). Très rares
seront ceux qui passeront carrément au national-socialisme comme Bäumler, spécialiste de Bachofen.
La
thèse qui cherche à prouver la “culpabilité anticipative” de la KR ne
tient pas. En effet, les idées de la KR se retrouvent, sous des formes
chaque fois spécifiquement nationales, dans tous les pays d’Europe
depuis la moitié du XIXe siècle. Si l’on retrouve des traces de ces
idées dans le national-socialisme allemand, celui-ci, comme nous venons
de le voir, n’est qu’une manifestation très partielle et incomplète de
la KR, et n’a été qu’une tentative parmi des dizaines d’autres
possibles. Raisonner en termes de causalité (diabolique) constitue donc,
explique Mohler, un raccourci trop facile, occultant par ex. le fait
patent que les conjurés du 20 juillet 1944 ou que Schulze-Boysen, agent
soviétique pendu en 1942, avaient été influencés par les idées de la KR.
L’origine du terme “Konservative Revolution”
Pour
éviter toutes les confusions et les amalgames, Mohler pose au préalable
quelques définitions : celle de la KR proprement dite, celle de la Deutsche Bewegung, celle de la Weltanschauung
en tant que véhicule pédagogique des idées nouvelles. Les termes
“konservativ” et “revolutionär” apparaissent accolés l’un à l’autre pour
la première fois dans le journal berlinois Die Volksstimme du
24 mai 1848 : le polémiste qui les unissait était manifestement mu par
l’intention de persifler, de se gausser de ceux qui agitaient les
émotions du public en affirmant tout et le contraire de tout (le
conservatisme et la révolution), l’esprit troublé par les excès de bière
blanche. En 1851, le couple de vocables réapparait — cette fois dans un
sens non polémique — dans un ouvrage sur la Russie attribué à Theobald
Buddeus. En 1875, Youri Samarine donne pour titre Revolyoutsionnyi konservatizm à une plaquette qu’il a rédigée avec F. Dmitriev. Par la suite, Dostoïevski l’utilisera à son tour. En 1900, Charles Maurras l’emploie dans son Enquête sur la Monarchie. En 1921, Thomas Mann l’utilise dans un article sur la Russie.
En Allemagne, le terme “Konservative Revolution” acquiert une vaste notoriété quand Hugo von Hofmannsthal le prononce dans l’un de ses célèbres discours (Das Schriftum als geistiger Raum der Nation — La littérature comme espace spirituel de la nation,
1927). Von Hofmannsthal désigne un processus de maturation
intellectuelle caractérisé par la recherche de “liens”, prenant le
relais de la recherche de “liberté”, et par la recherche de “totalité”,
”d'unité” pour échapper aux divisions et aux discordes, produits de
l’ère libérale.
Chez
Hofmannsthal, le concept n’a pas encore d’implication politique
directe. Mais dans les quelques timides essais de politisation de ce
concept, dans le contexte de la République de Weimar agonisante, on
perçoit très nettement une volonté de mettre à l’avant-plan les
caractéristiques immuables de l’âme humaine, en réaction contre les
idées de 1789 qui pariaient sur la perfectibilité infinie de l’homme.
Mais tous les courants qui s’opposèrent jadis à la Révolution française
ne débouchent pas sur la KR. Bon nombre d’entre eux restent simplement
partisans de la Restauration, de la Réaction, sont des conservateurs de
la vieille école (Altkonservativen).
“Konservative Revolution” et “Deutsche Bewegung”
Donc
si la KR est un refus des idées de 1789, elle n’est pas nostalgie de
l’Ancien Régime : elle opte confusément, parfois plus clairement, pour
une “troisième voie”, où seraient absentes l’anarchie, l’absence de
valeurs, la fascination du laissez-faire propres au libéralisme,
l’immoralité fondamentale du règne de l’argent, les rigidités de
l’Ancien Régime et des absolutismes royaux, les platitudes des
socialismes et communismes d’essence marxiste, les stratégies
d’arasement du passé (”Du passé, faisons table rase…”). À l’aube du XIXe
siècle, entre la Révolution et la Restauration, surgit, sur la scène
philosophique européenne, l’idéalisme allemand, réponse au rationalisme
français et à l’empirisme anglais. Parallèlement à cet idéalisme, le
romantisme secoue les âmes. Sur le terrain, comme dans le Tiers-Monde aujourd’hui, les Allemands, exaltés par Fichte,
Arndt, Jahn, etc., prennent les armes contre Napoléon, incarnation d’un
colonialisme “occidental”. Ce mélange de guerre de libération, de
révolution sociale et de retour sur soi-même, sur sa propre identité,
constitue une sorte de préfiguration de la KR, laquelle serait alors le
stade atteint par la Deutsche Bewegung dans les années 20.
Pour en résumer l’esprit, explique Mohler, il faut méditer une citation tirée du célébrissime roman de D.H. Lawrence, The plumed Serpent (Le serpent à plumes, 1926). Écoutons-la :
Lorsque les Mexicains apprennent le nom de Quetzalcoatl, ils ne devraient le prononcer qu’avec la langue de leur propre sang. Je voudrais que le monde teutonique se mette à repenser dans l’esprit de Thor, de Wotan et d’Yggdrasil, le frêne qui est axe du monde, que les pays druidiques comprennent que leur mystère se trouve dans le gui, qu’ils sont eux-mêmes le Tuatha de Danaan, qu’ils sont ce peuple toujours en vie même s’il a un jour sombré. Les peuples méditerranéens devraient se réapproprier leur Hermès et Tunis son Astharoth ; en Perse, c’est Mithra qui devrait ressusciter, en Inde Brahma et en Chine le plus vieux des dragons.
Avec Herder,
les Allemands ont élaboré et conservé une philosophie qui cherche, elle
aussi, à renouer avec les essences intimes des peuples ; de cette
philosophie sont issus les nationalismes germaniques et slaves. Dans le
sens où elle recherche les essences (tout en les préservant et en en
conservant les virtualités) et veut les poser comme socles d’un avenir
radicalement neuf (donc révolutionnaire), la KR se rapproche du
nationalisme allemand mais acquiert simultanément une valeur universelle
(et non universaliste) dans le sens où la diversité des modes de vie,
des pensées, des âmes et des corps, est un fait universel, tandis que
l’universalisme, sous quelque forme qu’il se présente, cherche à biffer
cette prolixité au profit d’un schéma équarisseur qui n’a rien
d’universel mais tout de l’abstraction.
La notion de “Weltanschauung”
La KR, à défaut d’être une philosophie rigoureuse de type universitaire, est un éventail de Weltanschauungen. Tandis que la philosophie fait partie intégrante de la pensée du vieil Occident, la Weltanschauung
apparaît au moment où l’édifice occidental s’effondre. Jadis, les
catégories étaient bien contingentées : la pensée, les sentiments, la
volonté ne se mêlaient pas en des flux désordonnés comme aujourd’hui.
Mais désormais, dans notre “interrègne”, qui succède à l’effondrement du
christianisme, les Weltanschauungen mêlent pensées, sentiments et volontés au sein d’une tension perpétuelle et dynamisante. La pensée, soutenue par des Weltanschauungen,
détient désormais un caractère instrumental : on sollicite une
multitude de disciplines pour illustrer des idées déjà préalablement
conçues, acceptées, choisies.
Et
ces idées servent à atteindre des objectifs dans la réalité elle-même.
La nature particulière (et non plus universelle) de toute pensée nous
révèle un monde bigarré, un chaos dynamique, en mutation perpétuelle.
Selon Mohler, les Weltanschauungen ne sont plus véhiculées par
de purs philosophes ou de purs poètes mais par des êtres hybrides,
mi-penseurs, mi-poètes, qui savent conjuguer habilement — et avec une
certaine cohérence — concepts et images.
Les gestes de l’existence concrète jouent un rôle primordial chez ces
penseurs-poètes : songeons à T.E. Lawrence (d’Arabie), Malraux et Ernst
Jünger. Leurs existences engagées leur ont fait touché du doigt les
nerfs de la vie, leur a communiqué une expérience des choses bien plus
vive et forte que celle des philosophes et des théologiens, même les
plus audacieux.
L’opposition concept/image
Les
mots et les concepts sont donc insuffisants pour cerner la réalité dans
toute sa multiplicité. La parole du poète, l’image, leur sont de loin
supérieures. L’ère nouvelle se reflète dès lors davantage dans les
travaux des “intellectuels anti-intellectuels”, de ceux qui peuvent,
avec génie, manier les images. Un passage du journal de Gerhard Nebel,
daté du 19 novembre 1943, illustre parfaitement les positions de Mohler
quand il souligne l’importance de la Weltanschauung par rapport
à la philosophie classique et surtout quand il entonne son plaidoyer
pour l’intensité de l’existence contre la grisaille des théories,
plaidoyer qu’il a résumé dans le concept de “nominalisme” et qui a eu le
retentissement que l’on sait dans la maturation intellectuelle de la
“Nouvelle Droite” française. Écoutons donc les paroles de Gerhard Nebel :
Le rapport entre les deux instruments métaphysiques de l’homme, le concept et l’image, livre à ceux qui veulent s’exercer à la comparaison une matière inépuisable. On peut dire, ainsi, que le concept est improductif, dans la mesure où il ne fait qu’ordonner ce qui nous tombe sous le sens, ce que nous avons déjà découvert, ce qui est à notre disposition, tandis que l’image génère de la réalité spirituelle et ramène à la surface des éléments jusqu’alors cachés de l’Être. Le concept opère prudemment des distinctions et des regroupements dans le cadre strict des faits sûrs ; l’image saisit les choses, avec l’impétuosité de l’aventurier et son absence de tout scrupule, et les lance vers le large et l’infini. Le concept vit de peurs ; l’image vit du faste triomphant de la découverte. Le concept doit tuer sa proie (s’il n’a pas déjà ramassé rien qu’un cadavre), tandis que l’image fait apparaître une vie toute pétillante. Le concept, en tant que concept, exclut tout mystère ; l’image est une unité paradoxale de contraires, qui nous éclaire tout en honorant l’obscur.
Le concept est vieillot ; l’image est toujours fraîche et jeune. Le concept est la victime du temps et vieillit vite ; l’image est toujours au-delà du temps. Le concept est subordonné au progrès, tout comme les sciences, elles aussi, appartiennent à la catégorie du progrès, tandis que l’image relève de l’instant. Le concept est économie ; l’image est gaspillage. Le concept est ce qu’il est ; l’image est toujours davantage que ce qu’elle semble être. Le concept sollicite le cerveau mais l’image sollicite le cœur. Le concept ne meut qu’une périphérie de l’existence ; l’image, elle, agit sur l’ensemble de l’existence, sur son noyau. Le concept est fini ; l’image, infinie. Le concept simplifie ; l’image honore la diversité. Le concept prend parti ; l’image s’abstient de juger. Le concept est général ; l’image est avant tout individuelle et, même là où l’on peut faire de l’image une image générale et où l’on peut lui subordonner des phénomènes, cette action de subordonnance rappelle des chasses passionnantes ; l’ennui que suscite l’inclusion, l’enfermement de faits de monde dans des concepts, reste étranger à l’image...
Les idées véhiculées par les Weltanschauungen
s’incarnent dans le réel arbitrairement, de façon imprévisible,
discontinue. En effet, ces idées ne sont plus des idées pures, elles
n’ont plus une place fixe et immuable dans une quelconque empyrée,
au-delà de la réalité. Elles sont bien au contraire imbriquées,
prisonnières des aléas du réel, soumises à ses mutations, aux conflits
qui forment sa trame. Étudier l’impact des Weltanschauungen,
dont celles de la KR, c’est poser une topographie de courants
souterrains, qui ne sautent pas directement aux yeux de l’observateur.
Une exigence de la KR : dépasser le wilhelminisme
Quand Arthur Moeller van den Bruck
parle d’un “Troisième Reich” en 1923, il ne songe évidemment pas à
l’État hitlérien, dont rien ne laisse alors prévoir l’avènement, mais
d’un système politique qui succéderait au IIe Reich
bismarcko-wilhelminien et où les oppositions entre le socialisme et le
nationalisme, entre la gauche et la droite seraient sublimées en une
synthèse nouvelle. De plus, cette idée d’un “troisième” Empire, ajoute
Mohler, renoue avec toute une spéculation philosophique
christiano-européenne très ancienne, qui parlait d’un troisième règne
comme du règne de l’esprit (saint). Dès le IIe siècle, les montanistes,
secte chrétienne, évoquent l’avènement d’un règne de l’esprit saint,
successeur des règnes de Dieu le Père (ancien testament) et de Dieu le
Fils (nouveau testament et incarnation), qui serait la synthèse parfaite
des contraires.
Dans
le cadre de l’histoire allemande, on repère une longue aspiration à la
synthèse, à la conciliation de l’inconciliable : par ex., entre les
Habsbourg et les Hohenzollern. Après la Grande Guerre, après la
réconciliation nationale dans le sang et les tranchées, Moeller van den
Bruck est l’un de ces hommes qui espèrent une synthèse entre la gauche
et la droite par le truchement d’un “troisième parti”. Évidemment, les
hitlériens, en fondant leur “troisième Reich”, prétendront transposer
dans le réel toutes ses vieilles aspirations pour les asseoir
définitivement dans l’histoire. La KR et/ou la Deutsche Bewegung
se scinde alors en 2 groupes : ceux qui estiment que le IIIe Reich de
Hitler est une falsification et entrent en dissidence, et ceux qui
pensent que c’est une première étape vers le but ultime et acceptent le
fait accompli.
Sous
le IIIe Reich historique, existait une “opposition de droite”,
mécontente du caractère libéral/darwiniste de la révolution industrielle
allemande, du rôle de l’industrie et du grand capital, de l’étroitesse
d’esprit bourgeoise, du façadisme pompeux, avec ses stucs et son
tape-à-l’œil. Le “conservatisme” officiel de l’époque n’est plus qu’un
décor, que poses matamoresques, tandis que l’économie devient le destin.
Ce bourgeoisisme à colifichets militaires suscite des réactions. Les
unes sont réformistes ; les autres exigent une rupture radicale.
Parmi
les réformistes, il faut compter le mouvement chrétien-social du
Pasteur Adolf Stoecker, luttant pour un “Empire social”, pour une “voie
caritative” vers la justice sociale. Les éléments les plus dynamiques du
mouvement finiront par adhérer à la sociale-démocratie. Quant au Mouvement Pan-Germaniste (Alldeutscher Verband),
il sombrera dans un impérialisme utopique, sur fond de romantisme niais
et de cliquetis de sabre. Les autres mouvements restent périphériques :
les mouvements “artistiques” de masse, les marxistes qui veulent une
voie nationale, les premiers Völkischen, etc.
À l’ombre de Nietzsche…
Face
à ces réformateurs qui ne débouchent sur rien ou disparaissent parce
que récupérés, se trouvent d’abord quelques isolés. Des isolés qui
mûrissent et agissent à l’ombre de Nietzsche, ce penseur qui ne peut
être classé parmi les protagonistes de la Deutsche Bewegung ni
parmi les précurseurs de la KR, bien que, sans lui et sans son œuvre,
cette dernière n’aurait pas été telle qu’elle fut. Mais comme les isolés
qu’alimente la pensée de Nietzsche
sont nombreux, très différents les uns des autres, il s’en trouve
quelques-uns qui amorcent véritablement le processus de maturation de la
KR.
Mohler en cite deux, très importants : Paul de Lagarde (1827-1891) et Julius Langbehn
(1851-1907). L’orientaliste Paul de Lagarde voulait fonder une religion
allemande, appelée à remplacer et à renforcer le message des
christianismes protestants et catholiques en pariant sur la veine
mystique, not. celle de Meister Eckhart le Rhénan et de Ruusbroeck le
Brabançon (5). Julius Langbehn est surtout l’homme d’un livre, Rembrandt als Erzieher (Rembrandt éducateur,
1890) (6). À partir de la personnalité de Rembrandt, Langbehn chante la
mystique profonde du Nord-Ouest européen et suggère une synthèse entre
la rudesse froide mais vertueuse du Nord et l’enthousiasme du Sud.
Mouvement völkisch et mouvement de jeunesse
En
marge de ses 2 isolés, qui connurent un succès retentissant, 2 courants
sociaux contribuent à briser les hypocrisies et le matérialisme de
l’ère wilhelminienne : le mouvement völkisch et le mouvement de jeunesse (Jugendbewegung). Par völkisch,
nous explique Mohler, l’on entend les groupes animés par une
philosophie qui pose l’homme comme essentiellement dépendant de ses
origines, que celles-ci proviennent d’une matière informelle, la race,
ou du travail de l’histoire (le peuple ou la tribu étant, dans cette
optique, forgé par une histoire longue et commune). Proches de
l’idéologie völkische sont les doctrines qui posent l’homme comme déterminé par un “paysage spirituel” ou par la langue qu’il parle.
Dans les années 1880, le mouvement völkisch
se constitue en un front du refus assez catégorique : il est surtout
antisémite et remplace l’ancien antisémitisme confessionnel par un
antisémitisme “raciste” et déterministe, lequel prétend que le Juif
reste juif en dépit de ses options personnelles réelles ou affectées. Le
mouvement völkisch se divise en deux tendances, l’une
aristocratique, dirigée par Max Liebermann von Sonnenberg, qui cherche à
rapprocher certaines catégories du peuple de l’aristocratie
conservatrice ; l’autre est radicale, démocratique et issue de la base.
C’est en Hesse que cette première radicalité völkische se
hissera au niveau d’un parti de masse, sous l’impulsion d’Otto Böckel,
le “roi des paysans hessois”, qui renoue avec les souvenirs de la grande
guerre des paysans du XVIe siècle et rêve d’un soulèvement généralisé
contre les grands capitalistes (dont les Juifs) et les Junker, alliés objectifs des premiers.
Le
mouvement de jeunesse est une révolte des jeunes contre les pères,
contre l’artificialité du wilhelminisme, contre les conventions qui
étouffent les cœurs. Créé par Karl Fischer en 1896, devenu le Wandervogel (Oiseau migrateur)
en 1901, le mouvement connait des débuts anarchisants et romantiques,
avec des écoliers et lycéens, coiffés de bérets fantaisistes et la
guitare en bandoulière, qui partent en randonnée, pour quitter les
villes et découvrir la beauté des paysages. À partir de 1910-1913, le
mouvement de jeunesse acquerra une forme plus stricte et plus
disciplinée : la principale organisation porteuse de ce renouveau fut la
Freideutsche Jugend.
Le choc de 1914
Quand
éclate la guerre de 1914, les peuples croient à une ultime épreuve
purgative qui pulvérisera les barrières de partis, de classes, de
confessions, etc. et conduira à la “totalité” espérée. Thomas Mann, dans
les premières semaines de la guerre, parle de “purification”, de grand
nettoyage par le vide qui balaiera le bric-à-brac wilhelminien. Peu
importaient la victoire, les motifs, les intérêts : seule comptait la
guerre comme hygiène, aux yeux des peuples lassés par les artifices
bourgeois. Mais les enthousiasmes du début s’enliseront, après la
bataille de la Marne, dans la guerre des tranchées et dans l’implacable
choc mécanique des matériels. « Toute finesse a été broyée, piétinée »,
écrit Ernst Jünger. Le XIXe siècle périt dans ce maelstrom de fer et de
feu, les façades rhétoriques s’écroulent pulvérisées, les
contingentements proprets perdent tout crédit et deviennent ridicules.
De
cette tourmente, surgit, discrète, une nouvelle “totalité”, une
“totalité” spartiate, une “totalité” de souffrances, avec des
alternances de joies et de morts. Une chose apparaît certaine, écrit
encore Ernst Jünger, c’est “que la vie, dans son noyau le plus intime,
est indestructible”. Un philosophe ami d’Ernst Jünger, Hugo Fischer, décrit cet avènement de la totalité nouvelle, dans un essai de guerre paru dans la revue “nationale-bolchévique” Widerstand (janvier 1934 ; “Der deutsche Infanterist von 1917“) :
Le culte des grands mots n’a plus de raison d’être aujourd’hui… La guerre mondiale a été le daimon qui a fracassé et pulvérisé le pathétisme. La guerre n’a plus de commencement ni de fin, le fantassin gris se trouve quelque part au milieu des masses de terre boueuse qui s’étendent à perte de vue ; il est dans son trou sale, prêt à bondir ; il est un rien au sein d’une monotonie grise et désolée, qui a toujours été telle et sera toujours telle mais, en même temps, il est le point focal d’une nouvelle souveraineté. Là-bas, quelque part, il y avait jadis de beaux systèmes, scrupuleusement construits, des systèmes de tranchées et d’abris ; ces systèmes ne l’intéressent plus ; il reste là, debout, ou s’accroupit, à moitié mort de soif, quelque part dans la campagne libre et ouverte ; l’opposition entre la vie et la mort est repoussée à la lisière de ses souvenirs. Il n’est ni un individu ni une communauté, il est une particule d’une force élémentaire, planant au-dessus des champs ravagés.
Les concepts ont été bouleversés dans sa tête. Les vieux concepts. Les écailles lui tombent des yeux. Dans le brouillard infini, que scrutent les yeux de son esprit, l’aube semble se lever et il commence, sans savoir ce qu’il fait, à penser dans les catégories du siècle prochain. Les canons balayent cette mer de saletés et de pourriture, qui avait été le domaine de son existence, et les entonnoirs qu’ont creusés les obus sont sa demeure (…) Il a survécu à toutes les formes de guerre ; le voilà, incorruptible et immortel, et il ne sait plus ce qui est beau, ce qui est laid. Son regard pénètre les choses avec la tranquillité d’un jet de flamme. Avec ou sans mérite, il est resté, a survécu (…) ”L'intériorité” s’est projetée vers l’extérieur, s’est transformée de fond en comble, et cette extériorité est devenue totale ; intériorité et extériorité fusionnent (…) On ne peut plus distinguer quand l’extériorité s’arrête et quand l’homme commence ; celui-ci ne laisse plus rien derrière lui qui pourrait être réservée à une sphère privée.
La défaite de 1918 : une nécessité
En
novembre 1918, l’État allemand wilhelminien a cessé d’exister : la
vieille droite parle du “coup de couteau dans le dos”, œuvre des gauches
qui ont trahi une armée sur le point de vaincre. Dans cette
perspective, la défaite n’est qu’un hasard. Mais pour les tenants de la
KR, la défaite est une nécessité et il convient maintenant de déchiffrer
le sens de cette défaite. Franz Schauwecker, figure de la mouvance
nationale-révolutionnaire, écrit : « Nous devions perdre la guerre pour
gagner la Nation ». Car une victoire de l’Allemagne wilhelminienne
aurait été une défaite de ”l'Allemagne secrète”. L’écrivain Edwin Erich Dwinger,
de père nord-allemand et de mère russe, engagé à 17 ans dans un
régiment de dragons, prisonnier en Sibérie, combattant enrôlé de force
dans les armées rouge et blanche, revenu en Allemagne en 1920, met cette
idée dans la bouche d’un pope russe, personnage de sa trilogie
romanesque consacrée à la Russie :
Vous l’avez perdue la grande Guerre, c’est sûr… Mais qui sait, cela vaut peut-être mieux ainsi ? Car si vous l’aviez gagnée, Dieu vous aurait quitté… L’orgueil et l’oppression [du wilhelminisme, ndt] se seraient multipliées par cent ; une jouissance vide de sens aurait tué toute étincelle divine en vous… Un pourrissement rapide vous aurait frappé ; vous n’auriez pas connu de véritable ascension… Si vous aviez gagné, vous seriez en fin de course… Mais maintenant vous êtes face à une nouvelle aurore…
Après
la guerre vient la République de Weimar, mal aimée parce qu’elle
perpétue, sous des oripeaux républicains, le style de vie bourgeois,
celui du parvenu. Cette situation est inacceptable pour les guerriers
revenus des tranchées : dans cette république bourgeoise, qui a troqué
les uniformes chamarrés et les casques à pointe contre les fracs des
notaires et des banquiers, ils « bivouaquent dans les appartements
bourgeois, ne pouvant plus renoncer à la simplicité virile de la vie
militaire », comme le disait l’un d’eux. Ils seront les recrues idéales
des partis extrémistes, communiste ou national-socialiste. La République
de Weimar se déploiera en 3 phases : une phase tumultueuse, s’étendant
de novembre 1918, avec la proclamation de la République, à la fin de
1923, quand les Français quittent la Ruhr et que le putsch Hitler/
Ludendorff est maté à Munich ; une phase de calme, qui durera jusqu’à la
crise de 1929, où la République, sous l’impulsion de Stresemann, jugule
l’inflation et où les passions semblent s’apaiser. À partir de la
crise, l’édifice républicain vole en éclats et les nationaux-socialistes
sortent vainqueurs de l’arène.
Le débourgeoisement total
La
République de Weimar a connu des débuts très difficiles : elle a dû
mater 18 coups de force de la gauche et 3 coups de force de la droite,
sans compter les manœuvres séparatistes en Rhénanie, fomentées par la
France. Dans cette tourmente, on en est arrivé à une situation
(apparemment) absurde : un gouvernement en majorité socialiste appelle
les ouvriers à la grève générale pour bloquer le putsch d’extrême-droite de Kapp
; cette grève générale est l’étincelle qui déclenche l’insurrection
communiste de la Ruhr et, pour étrangler celle-ci, le gouvernement
appelle les sympathisants des putschistes de Kapp à la rescousse ! La
situation était telle que l’esprit public, secoué, prenait une cure
sévère de débourgeoisement.
Bien
sûr, le débourgeoisement total n’affectaient qu’une infime minorité,
mais cette minorité était quand même assez nombreuse pour que ses
attitudes et son esprit déteignent quelque peu sur l’opinion publique et
sur la mentalité générale de l’époque. La guerre avait arraché
plusieurs classes d’âge au confort bourgeois, lequel n’exerçait plus le
moindre attrait sur elles. Pour ces hommes jeunes, la vie active du
guerrier était qualitativement supérieure à celle du bourgeois et ils
haïssaient l’idée de se morfondre dans des fauteuils mous, les
pantoufles aux pieds.
C’est pourquoi l’ardeur de la guerre, ils allaient la rechercher et la retrouver dans les “Corps Francs”, ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur. Ceux de l’intérieur se moulaient dans les structures d’autodéfense locales (Einwohnerwehr)
et permettaient, en fin de compte, un retour progressif à la vie
civile, assorti quand même d’une promptitude à reprendre l’assaut dans
les rangs communistes ou, surtout, nationaux-socialistes. Ceux de
l’extérieur, qui combattaient les Polonais en Haute-Silésie et avaient
arraché l’Annaberg de haute lutte, ou affrontaient les armées
bolchéviques dans le Baltikum, regroupaient des soldats perdus,
de nouveaux lansquenets, des irrécupérables pour la vie bourgeoise, des
pélérins de l’absolu, des vagabonds spartiates en prise directe avec
l’élémentaire. Dans leurs âmes sauvages, l’esprit de la KR s’incrustera
dans sa plus pure quintessence.
Parallèlement aux Corps Francs, d’autres structures d’accueil existaient pour les jeunes et les soldats farouches : les Bünde
[ligues] du mouvement de jeunesse, lequel, avec la guerre, avait perdu
toutes ses fantaisies anarchistes et abandonné toutes ses rêveries
philosophiques et idéalistes. Ensuite les partis de toutes obédiences
recrutaient ces ensauvagés, ces inquiets, ces chevaliers de
l’élémentaire pour les engager dans leurs formations de combat, leurs
services d’ordre.
Avant
le choc de la guerre, le révolutionnaire typique ne renonçait par
radicalement aux formes de l’existence bourgeoise : il contestait
simplement le fait que ces formes, assorties de richesses et de
positions sociales avantageuses, étaient réservées à une petite
minorité. L’engagement du révolutionnaire d’avant 1914 visait à
généraliser ces formes bourgeoises d’existence, à les étendre à
l’ensemble de la société, classe ouvrière comprise. Le révolutionnaire
de type nouveau, en revanche, ne partage pas cet utopisme eudémoniste :
il veut éradiquer toute référence à ces valeurs bourgeoises haïes, tout
sentiment positif envers elles. Pour le bourgeois frileux, convaincu de
détenir la vérité, la formule de toute civilisation, le révolutionnaire
nouveau est un “nihiliste”, un dangereux marginal, un personnage
inquiétant.
Les lansquenets modernes
Mais
les partis bourgeois, battus en brèche, incapables de faire face aux
aléas qu’étaient les exigences des Alliés et les dérèglements de
l’économie mondiale, la violence de la rue et la famine des classes
défavorisées, ont été obligés de recourir à la force pour se maintenir
en selle et de faire appel à ces lansquenets modernes pour encadrer
leurs militants. Ces cadres issus des Corps Francs se rendent alors
incontournables au sein des partis qui les utilisent, mais conservent
toujours une certaine distance, en marge du gros des militants.
Ce
processus n’est pas seulement vrai pour le national-socialisme, avec
ses turbulents SA. Chez les communistes, des bandes de solides
bagarreurs adhèrent au Roter Kampfbund. Certaines organisations restent indépendantes formellement, comme le Kampfbund Wiking du Capitaine Hermann Ehrhardt, le Bund Oberland du Capitaine Beppo Römer et du Dr. Friedrich Weber, le Wehrwolf de Fritz Kloppe et la Reichsflagge du Capitaine Adolf Heiß. Le Stahlhelm, organisation paramilitaire d’anciens combattants, dirigée par Seldte et Duesterberg, est proche des Deutschnationalen (DNVP). Le Jungdeutscher Orde (Jungdo) de Mahraun sert de service d’ordre au Demokratische Partei. Quant aux sociaux-démocrates (SPD), leur organisation paramilitaire s’appelait le Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold, dont les chefs étaient Hörsing et Höltermann.
La
quasi similitude entre toutes ses formations faisait que l’on passait
allègrement de l’une à l’autre, au gré des conflits personnels. Beppo
Römer quittera ainsi l’Oberland pour passer à la KPD
communiste. Bodo Uhse fera exactement le même itinéraire, mais en
passant par la NSDAP et le mouvement révolutionnaire paysan, la Landvolkbewegung.
Giesecke passera de la KPD à la NSDAP. Contre les Français dans la
Ruhr, les militants communistes sabotent installations et voies ferrées
sous la conduite d’officiers prussiens ; SA et Roter Kampfbund collaborent contre le gouvernement à Berlin en 1930-31.
Dans
ce contexte, Mohler souligne surtout l’apparition et la maturation
de deux mouvements d’idées, le fameux “national-bolchévisme” et le
“Troisième Front” (Dritte Front). Si l’on analyse de façon
dualiste l’affrontement majeur de l’époque, entre nationaux-socialistes
et communistes, l’on dira que l’idéologie des forces communistes dérive
des idées de 1789, tandis que celles du national-socialisme de celles de
1813, de la Deutsche Bewegung. Il n’empêche que, dans une
plage d’intersection réduite, des contacts fructueux entre les deux
mondes se sont produits. Dans quelques cerveaux pertinents, un
socialisme radical fusionne avec un nationalisme tout aussi radical,
afin de sceller l’alliance des deux nations “prolétariennes”,
l’Allemagne et la Russie, contre l’Occident capitaliste.
Trois vagues de national-bolchévisme
Trois
vagues de “national-bolchévisme” se succéderont. La première date de
1919/1920. Elle est une réaction directe contre Versailles et atteint
son apogée lors de la guerre russo-polonaise de 1920. La section de
Hambourg de la KPD, dirigée par Heinrich Lauffenberg et Fritz Wolffheim,
appelle à la guerre populaire et nationale contre l’Occident.
Rapidement, des contacts sont pris avec des nationalistes de pure eau
comme le Comte Ernst zu Reventlow. Quand la cavalerie de Boudienny se
rapproche du Corridor de Dantzig, un espoir fou germe : foncer vers
l’Ouest avec l’Armée Rouge et réduire à néant le nouvel ordre de
Versailles. Weygand, en réorganisant l’armée polonaise en août 1920,
brise l’élan russe et annihile les espoirs allemands. Lauffenberg et
Wolffheim sont excommuniés par le Komintern et leur nouvelle organisation, la KAPD (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands), se mue en une secte insignifiante.
La
seconde vague date de 1923, quand l’occupation de la Ruhr et
l’inflation obligent une nouvelle fois nationalisme et communisme à
fusionner. Radek, fonctionnaire du Komintern, rend un vibrant hommage à
Schlageter, fusillé par les Français. Moeller van den Bruck répond. Un
dialogue voit le jour. Dans le journal Die Rote Fahne, on peut
lire les lignes suivantes, parfaitement à même de satisfaire et les
nationalistes et les communistes : « La Nation s’effrite. L’héritage du
prolétariat allemand, créé par les peines de générations d’ouvriers, est
menacé par la botte des militaristes français et par la faiblesse et la
lâcheté de la bourgeoisie allemande, fébrile à l’idée de récolter ses
petits profits. Seule la classe ouvrière peut désormais sauver la Nation
». Mais cette seconde vague nationale-bolchéviste n’est restée qu’un
symptôme de fièvre : d’un côté comme de l’autre, on s’est contenté de
formuler de belles proclamations.
Plus
sérieuse sera la troisième vague nationale-bolchéviste, explique
Mohler. Elle s’amorce dès 1930. À la crise économique mondiale et à ses
effets sociaux, s’ajoute le Plan de réparations de l’Américain Young
qui réduit encore les maigres ressources des Allemands. Une fois de
plus, les questions nationale et sociale se mêlent étroitement. Gregor
Strasser, chef de l’aile gauche de la NSDAP, et Heinz Neumann, tacticien
communiste du rapprochement avec les nationaux, parlent abondamment de
l’aspiration anticapitaliste du peuple allemand.
Des
officiers nationalistes, aristocratiques voire nationaux-socialistes,
passent à la KPD comme le célèbre Lieutenant Scheringer, Ludwig Renn, le
Comte Alexander Stenbock-Fermor, les chefs de la Landvolkbewegung
comme Bodo Uhse ou Bruno von Salomon, le Capitaine des Corps Francs
Beppo Römer, héros de l’épisode de l’Annaberg. Dans la pratique, la KPD
soutient l’initiative du Stahlhelm contre le gouvernement
prussien en août 1931 ; communistes et nationaux-socialistes organisent
de concert la grève des transports en commun berlinois de novembre 1932.
Toutes ces alliances demeurent ponctuelles et strictement tactiques,
donc sans lendemain.
La
tendance anti-russe de la NSDAP munichoise (Hitler et Rosenberg) réduit
à néant le tandem KPD/NSDAP, particulièrement bien rodé à Berlin.
L’URSS signe des pactes de non-agression avec la Pologne (25.1.1932) et
avec la France (29.11.1932). Au sein de la KPD, la tendance Thälmann,
internationaliste et antifasciste, l’emporte sur la tendance Neumann,
socialiste et nationale.
Mais
ce national-bolchévisme idéologique et militant, présent dans de larges
couches de la population, du moins dans les plus turbulentes, a son
pendant dans certains cercles très influents de la diplomatie, regroupés
autour du Comte rouge, Ulrich von Brockdorff-Rantzau,
et du Baron von Maltzan. La position de Brockdorff-Rantzau était en
fait plus nuancée qu’on ne l’a cru. Quoi qu’il en soit, leur optique
était de se dégager des exigences françaises en jouant la carte russe,
exactement dans le même esprit de la politique prussienne russophile de
1813 (les “Accords de Tauroggen”), tout en voulant reconstituer un
équilibre européen à la Bismarck.
Le “troisième front” (Dritte Front)
Pour
distinguer clairement la KR du national-socialisme, il faut savoir,
explique Mohler, qu’avant la “Nuit des Longs Couteaux” du 30 juin 1934,
où Hitler élimine quelques adversaires et concurrents, intérieurs et
extérieurs, le national-socialisme est une idéologie floue, recelant
virtuellement plusieurs possibles. Ce fut, selon les circonstances, à la
fois sa force et sa faiblesse face à un communisme à la doctrine
claire, nette mais trop souvent rigide. Mohler énumère quelques types
humains rassemblés sous la bannière hitlérienne : des ouvriers rebelles,
des rescapés de l’aventure des Corps Francs de la Baltique, des
boutiquiers en colère qui veulent faire supprimer les magasins à rayons
multiples, des entrepreneurs qui veulent la paix sociale et des
débouchés extérieurs nouveaux.
Sur
le plan de la politique étrangère, les options sont également diverses :
alliance avec l’Italie fasciste contre le bolchévisme ; alliance de
tous les pays germaniques avec minimisation des rapports avec les
peuples du Sud, décrétés « fellahisés » ; alliance avec une Russie
redevenue plus nationale et débarrassée de ses velléités communistes et
internationalistes, afin de forger un pacte indéfectible des “havenots”
contre les nations capitalistes. De plus, la NSDAP des premières années
du pouvoir, compte dans ses rangs des fédéralistes bavarois et des
centralistes prussiens, des catholiques et des protestants convaincus,
et, enfin, des militants farouchement hostiles à toutes les formes de
christianisme.
Cette
panade idéologique complexe est le propre des partis de masse et
Hitler, pour des raisons pratiques et tactiques, tenait à ce que le flou
soit conservé, afin de garder un maximum de militants et d’électeurs.
Avant la prise du pouvoir, plusieurs tenants de la KR avaient constaté
que cette démagogie contribuerait tôt ou tard à falsifier et à galvauder
l’idée précise, tranchée et argumentée qu’ils se faisaient de la
nation. Pour éviter l’avènement de la falsification nationale-socialiste
et/ou communiste, il fallait à leurs yeux créer un « troisième front » (Dritte Front),
basé sur une synthèse cohérente et destiné à remplacer le système de
Weimar. Entre le drapeau rouge de la KPD et les chemises brunes de la
NSDAP, les dissidents optent pour le drapeau noir de la révolte
paysanne, hissé par les révoltés du XVIe siècle et par les amis de Claus
Heim (12). Le drapeau noir est « le drapeau de la terre et de la
misère, de la nuit allemande et de l’état d’alerte ».
Le rôle de Hans Zehrer
L’un des partisans les plus chaleureux de ce “troisième front” fut Hans Zehrer, éditeur de la revue Die Tat d’octobre 1931 à 1933. Dans un article intitulé significativement Rechts oder Links ? (Die Tat,
23. Jg., H.7, Okt. 1931), Zehrer explique que l’anti-libéralisme en
Allemagne s’est scindé en deux ailes, une aile droite et une aile
gauche. L’aile droite puise dans le réservoir des sentiments nationaux
mais fait passer les questions sociales au second plan. L’aile gauche,
elle, accorde le primat aux questions sociales et tente de gagner du
terrain en matière de nationalisme.
Le
camp des anti-libéraux est donc partagé entre deux pôles : le national
et le social. Cette opposition risque à moyen ou long terme d’épuiser
les combattants, de lasser les masses et de n’aboutir à rien. En fin de
course, les appareils dirigeants des partis communiste et
national-socialiste ne défendent pas les intérêts fondamentaux de la
population, mais exclusivement leurs propres intérêts. Les bases des 2
partis devraient, écrit Zehrer, se détourner de leurs chefs et se
regrouper en une “troisième communauté”, qui serait la synthèse parfaite
des pôles social et national, antagonisés à mauvais escient.
Derrière
Zehrer se profilait l’ombre du Général von Schleicher qui, lui,
cherchait à sauver Weimar en attirant dans un “troisième front” les
groupes socialisants internes à la NSDAP (Gregor Strasser), quelques
syndicalistes sociaux-démocrates, etc. Mais l’assemblage était trop
hétéroclite : KPD et NSDAP résistent à l’entreprise de fractionnement.
Le “troisième front” ne sera qu’un rassemblement de groupes situés
“entre deux chaises”, sans force motrice décisive.
Robert Steuckers, Vouloir n°59-60, 1989. http://robertsteuckers.blogspot.fr/
Armin MOHLER, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch
(Dritte, um einen Ergänzungsband erweiterte Auflage 1989),
Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1989, I-XXX + 567 p.,
Ergänzungsband, I-VIII + 131 p. Sommaire. Traduction française : La Révolution conservatrice en Allemagne, 1918-1932, Pardès, 1993 (ouvrage épuisé).
• notes :
- Le texte sur Sternhell repris dans le "volume complémentaire" est paru en français dans : A. Mohler, T. Mudry et R. Steuckers, Généalogie du fascisme français - Dérives autour des travaux de Zeev Sternhell et de Noël Sullivan, Idhuna, Genève, 1986.
- Cf. Harro Schulze-Boysen, Gegner von heute - Kampfgenossen von morgen, Verlag Dietmar Fölbach, Koblenz, 1983 (ce texte, datant de 1932, constitue un plaidoyer pour l'alliance entre nationaux et communistes ; il souligne aussi le destin commun de la Mitteleuropa et de l'Eurasie).
- Cf. A. Mohler, « Le tournant nominaliste : un essai de clarification », in Nouvelle École n°33, 1979. Dans ce même numéro, A. de Benoist reprenait à son compte la définition mohlerienne du nominalisme (« Fondements d'une attitude nominaliste devant la vie »). L'utilisation du terme "nominalisme" a parfois été contestée, certains lecteurs remarquant qu'il s'agissait en fait d'un existentialisme vitaliste plutôt que d'un nominalisme proprement dit, cette idéologie dérivée d'Occam étant trop intellectualiste ou trop scientifique.
- Sur Moeller van den Bruck, cf. en langue française : de Denis Goeldel, Moeller van den Bruck (1876-1925), un nationaliste contre la révolution (Peter Lang, 1984), « Moeller van den Bruck : une stratégie de modernisation du conservatisme ou la modernité de droite » (in Revue d'Allemagne n°1/1982, repris dans : La "Révolution conservatrice" dans l’Allemagne de Weimar, L. Dupeux dir., Kimé, 1992, pp. 45-60), « "Der Kerl begreift's nie !" ou les ambiguïtés de la "Révolution conservatrice" face au national-socialisme : le cas de Moeller van den Bruck » (in Revue d'Allemagne n°3/1984, repris dans : La "RC" dans..., op. cit., p. 215-222) ; A. de Benoist, « A. Moeller van den Bruck : une question à la destinée allemande » (in Nouvelle École n°35, 1980).
- Cf. J. Favrat, La pensée de Paul de Lagarde (1827-1891) - Contribution à l'étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, Honoré Champion, 1979. Cf. également du même auteur, « Conservatisme et modernité : le cas de Paul de Lagarde », in Revue d'Allemagne n°1/1982, repris dans : La "Révolution conservatrice" dans l’Allemagne de Weimar, L. Dupeux (dir.), Kimé, 1992, pp. 99-114.
- Cf. B. Momme Nissen, Der Rembrandtdeutsche Julius Langbehn, Herder, Freiburg, 1929. En français : E. Seillière, Morales et religions nouvelles en Allemagne : Le néoromantisme au-delà du Rhin, Payot, 1927, pp. 69-125 ; H. Chatellier, « Julius Langbehn : un réactionnaire à la mode en 1890 » (Revue d'Allemagne n°1/1982, repris dans : La "Révolution conservatrice" dans l’Allemagne de Weimar, L. Dupeux dir., Kimé, 1992, pp. 115-128) ; Fritz Stern, Politique et désespoir - Les ressentiments contre la modernité dans l'Allemagne préhitlérienne (1961, éd. fr. A. Colin, 1990) ; A. Chalard-Fillaudeau, Rembrandt, l'artiste au fil des textes (Harmattan, 2004) ; J. Le Rider, « Rembrandt de Langbehn à Simmel : du clair-obscur de "l'âme allemande" aux couleurs de la modernité » (revue Sociétés n°37, 1992). « Langbehn, dans son Rembrandt als Erzieher (Rembrandt éducateur, 1890), donnait la clef de cette transformation : le mysticisme était la machine cachée qui pouvait transmuer la science en art. La nature, le romantisme et le mysticisme constituaient les fondements de cette idéologie. Ce n’était pas un simple hasard si Eugen Diedrichs, qui fit tant pour populariser cette vision du monde, était également éditeur de Bergson. Il voyait chez le philosophe français un mysticisme, une ’’nouvelle philosophie irrationaliste’’, et croyait que l’Allemagne ne pouvait évoluer qu’en opposition au rationalisme. », G.L. Mosse, La Révolution fasciste : vers une théorie générale du fascisme, Seuil, 2003, p. 161 [cité par JM Del Percio].
- Cf. Werner Helwig, Die Blaue Blume des Wandervogels, Südmarkverlag Fritsch KG, Heidenheim an der Brenz, 1980. Cf. Fritz Borinski & Werner Milch, Jugendbewebung - Die Geschichte der deutschen Jugend 1896-1933, dipa-Verlag, Frankfurt a. M., 1967-1982. Deux dossiers sur le mouvement de jeunesse allemand sont également parus dans Vouloir n°28 et n°43-44.
- Cf. Walter Laqueur, Die deutsche Jugendbewegung - Eine historische Studie, Verlag Wissenschaft und Politik, Köln, 1978. Karl Höffkes, Wandervögel - La jeunesse allemande contre l'esprit bourgeois (1896-1933), Pardès, 1985, rééd. ACE, 2001.
- Edwin Erich Dwinger, Zwischen Weiß und Roi - Die rüssische Tragödie 1919 bis 1920, Diederichs, Jena, 1930.
- De Bodo Uhse, on lira en français : Leutnant Bertram, éd. du Bateau ivre, Paris, 1946.
- Cf. Heinrich Laufenberg, Die Hamburger Revolution, Helios, Mainz, 1985. H. Laufenberg & Fritz Wolffheim : Nation und ArbeiterklasseMoskau und die deutsche Revolution (Helios, 1986). (Helios, 1985),
- Sur l'épisode de la révolte paysanne, on lira en français : Michelle Le Bars, Le mouvement paysan dans le Schleswig-Holstein 1928-1932, Peter Lang, 1986. Cf. également du même auteur, « Le "général-paysan" Claus Heim : tentative de portrait », in La Révolution conservatrice et les élites intellectuelles, B. Koehn (dir.), PUR, 2003. "Le portrait de Claus Heim, éleveur du Schlesvig qui dirige entre 1928 et 1930 la rébellion des paysans du Nord de l’Allemagne, détone [sic] : car l’autodidacte est ici doublé d’un meneur d’hommes – le mouvement du Landvolk regroupe à son apogée 140.000 paysans." (N. Le Moigne)
• « Armin Mohler, l’historien de la "Révolution Conservatrice" », E. Büchel in NRH n°8, 2003, p. 22-23.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire