Je dois vous parler ce soir de la mort héroïque
en Grèce. Ce n'est pas facile. Je ne sais pas vraiment par quel bout
commencer tant ils sont nombreux. Le plus simple est de débuter par le
personnage qui incarne à nos yeux, et aux yeux des Grecs déjà, l'idéal
de l'homme héroïque et de la mort héroïque : Achille. Dans les récits qui le concernent, non seulement dans l'Iliade
mais dans des récits légendaires qui nous ont été transmis par d'autres
sources, le dilemme est clairement posé à son propos d'un choix presque
métaphysique entre 2 formes de vie qui s'opposent. Achille est le fils
d'un simple mortel, Pélée, et d'une déesse, Thétis — elle a essayé
d'échapper à cette union avec un mortel que les dieux lui imposaient, en
prenant toutes sortes de formes. Finalement, le vieux Pélée s'est uni à
elle et ils ont eu beaucoup d'enfants au statut équivoque et que Thétis
aurait voulu immortaliser. Dans le cas d'Achille, le tenant par le
talon, elle le plonge, nouveau-né, dans les eaux du Styx. S'il arrive à
se sortir de cette épreuve terrifiante — car le Styx c'est, d'une
certaine façon, la mort —, toute la partie du corps qui aura été en
contact avec l'eau deviendra immortelle. C'est ce qui arrive à Achille.
Il est donc un être humain qui par sa personne, son passé, sa généalogie
se situe au croisement du divin et de l'humain. Seul un petit bout de
son corps est resté mortel : le talon — car il fallait bien que Thétis
le tienne par un bout — et c'est de là qu'il périra.
Ainsi cet homme est l'image même du guerrier et de ses vertus : non seulement le courage mais aussi cette forme de morale aristocratique qui est en même temps l'arrière-plan de la mort héroïque, où un homme est kalos kagathos [contraction de kalos kaï agathos],
"beau-bon", comme si sa qualité d'homme éminent, incomparable, se
lisait sur son corps, sur sa prestance, sa gestuelle sa démarche, sa
façon de se présenter. Qu'un de ces hommes comme Achille apparaisse dans
un cercle et c'est comme si l'on voyait un dieu qui s'avance, et qui
incarne cette espèce d'excellence qui se manifeste dans un éclat
lumineux, comme la beauté chez une jeune fille semblable à une déesse.
C'est un peu de cette façon que les Grecs voient Achille, il n'y a pas
une morale du péché, de la faute, du devoir, il y a l'idée qu'il faut
être un type bien, ne pas faire de choses basses, vilaines, envieuses,
qu'il faut se tenir.
Achille
a eu à faire un choix entre 2 vies. Ou bien une vie paisible et douce,
une vie longue avec une femme, ses enfants, son père et puis la mort au
bout du chemin comme il arrive à toutes les vieilles gens, sur son lit;
il disparaîtrait dans une sorte de monde obscur, de têtes vêtues de nuit
où personne n'a de nom ni d'individualité, dans l'Hadès, il deviendrait
une ombre inconsistante, puis plus rien, personne. Ou bien au
contraire, ce que les Grecs appellent la vie brève et la belle mort, kalos thanatos.
Il n'y a pas de belle mort s'il n'y a pas de vie brève. Cela signifie
que, dans l'idéal héroïque, un homme peut choisir de vouloir être
toujours et en tout le meilleur, et pour le prouver il va
continuellement — c'est la morale guerrière —, dans le combat, se placer
au premier rang et mettre en jeu chaque jour dans chaque affrontement
sa psukhè, lui-même, sa propre vie, sans hésiter, tout.
Pourquoi tout ? Cette conception d'un forme de vie qui adhère à un sens
de l'honneur, la finie, fait aussi que tous les honneurs d'état, les
honneurs établis, ne valent rien.
Au début de l'Iliade, les rois sont réunis chacun avec son armée, des basileis, et Agamemnon, le roi des rois, basileutatos,
a l'honneur le plus grand sur le plan social. Il doit rendre au prêtre
d'Apollon sa fille. En échange, il prend la jeune Briséis, qui avait été
donnée à Achille comme sa part d'honneur — quand on distribue le butin,
d'une part on donne à chacun une part égale à celle des autres, d'autre
part, à l'élite, on donne une part d'honneur, un géras
spécial. Briséis représentait pour Achille la reconnaissance que toute
l'armée grecque lui octroyait pour lui signifier qu'il n'était pas comme
les autres, mais un type à part et qu'avec lui, la guerre n'avait pas
tout à fait le même visage car il lui donnait un sens particulier par
son courage, par son élan. C'est ce géras qu'Agamemnon lui prend. Alors on réunit l'armée, elle fait cercle, dégage un espace au centre, une sorte d'agora
où peuvent parler tous les rois. Achille vient et traite Agamemnon plus
bas que terre : de quel droit m'as-tu pris cela ? C'est une grande
offense que tu m'as faite ! Tu n'es qu'un pleutre. Toi, tu te réfugies
dans les derniers rangs, tu ne sais pas ce que sais, dans le corps à
corps, le face-à-face contre l'ennemi, d'engager sa psukhè.
On voit bien dans cette scène s'opposer d'une part l'honneur lié au
mérite et à la vertu particulière d'un combattant, d'autre part les
honneurs ordinaires, sociaux. Agamemnon est le roi, mais en même temps
l'honneur d'Agamemnon est incommensurablement plus bas que celui
d'Achille. C'est une véritable inversion du statut social et Achille le
lui fait comprendre. Et quand Agamemnon essaie de se réconcilier avec
Achille qui s'est retiré du combat — sans lui l'armée achéenne ne tient
pas devant les Troyens —, il lui envoie une délégation. Cette délégation
explique qu'Agamemnon reconnaît ses torts : il lui rend Briséis qu'il
n'a pas touchée, il lui offre toutes sortes de richesses, des trépieds,
des animaux, une de ses terres, et même une de ses filles sans exiger de
dot. Mais Achille refuse parce que dans ce contexte de l'honneur
héroïque qui conduit à la mort héroïque, on se trouve toujours devant «
tout ou rien ». Si dans la vie sociale, il y a des degrés, on
contrebalance, on mène ses affaires, en revanche, l'offense qui a été
faite, elle, ne peut pas être réparée. Achille explique que peu lui
importe l'honneur ordinaire que les Grecs lui rendent, peu lui importent
tous les cadeaux qu'on lui fait, parce qu'il y a 2 formes de biens
différents : il y a les biens qu'on échange, gagne, perd et qu'on peut
remplacer quand on les a perdus ; et les biens qui sont essentiels du
point de vue des valeurs humaines — encore le "tout ou rien" — ce qui,
quand on l'a perdu, ne se retrouvera jamais, c'est-à-dire la vie,
soi-même. C'est cela qui, à chaque moment décisif, n'est pas monnayable,
ni échangeable, ce qu'on perd définitivement. Voilà l'honneur héroïque
qui est une autre catégorie que celle de l'honneur ordinaire.
Et quand on joue ainsi à "tout ou rien", on peut être sûr de périr un jour ou l'autre car aucun homme n'est immortel,
pas même Achille. Celui qui vit son existence, sa propre personne, sur
ce mode-là consistant à choisir de mettre tout en jeu, soi-même, afin de
se montrer, de se démontrer, de se prouver que justement, on est
vraiment un homme sans accommodement, sans lâcheté, alors celui-là est
sûr de mourir jeune. Et cette mort n'est pas une mort comme les autres.
De même qu'il y a un honneur héroïque qui n'est pas l'honneur ordinaire,
il y a une mort héroïque au combat qui n'est pas une mort ordinaire.
Pourquoi ? Parce que le jeune homme dans la fleur de son âge et de sa
beauté, qui tombe au combat, ignorera sur son corps les flétrissures, le
ramollissement que l'âge apporte à toutes créatures mortelles. Il en
est ainsi de la loi du genre humain : on naît, on grandit, on devient un
éphèbe, un jeune homme, un homme "fait", et puis peu à peu,
contrairement à ce qui se passe chez les dieux, on s'affaiblit, se
détériore, se dégrade, on devient un vieillard fatigué qui radote et qui
va, par conséquent, s'en aller ; et c'est comme s'il n'avait pas vécu.
Tandis que si vous mourez au moment où vous faites la démonstration de
ce que vous êtes dans la beauté de votre jeunesse, votre existence va
échapper à l'usure du temps, à la mortalité ordinaire. Dans l'Iliade, au
moment où Hector poursuivi par Achille, va affronter le héros, Priam,
qui se trouve sur les tours, demande à son fils de fuir, de passer la
porte et de rentrer à l'abri des murailles. Il lui dit à peu près ceci :
pour le jeune guerrier qui tombe sur le champ de bataille, tout est
beau, tout est convenable, panta kala, pant'epeoiken,
mais la mort pour un vieillard comme moi, Priam, si toi tu succombes,
sera horrible. Priam ajoute qu'il sera couvert de sang et que les chiens
auxquels il donnait autrefois à manger dans les cours du palais
viendront lui dévorer les parties sexuelles. Tyrtée, à Sparte, reprendra
la même image en disant que pour le jeune guerrier qui tombe au premier
rang dans la fleur de sa jeunesse en ayant joué sa propre vie et sa
personne, "tout est beau, tout convient", que les hommes l'admirent, les
femmes le vénèrent et que les générations futures continueront à
l'admirer. Il ne cessera pas à travers cette mort — qu'il a sinon
choisie du moins accueillie, acceptée —, d'être ce qu'il était vivant,
c'est-à-dire un homme jeune dans le rayonnement de sa force et de sa
beauté. Ses funérailles diront cela également. Pourquoi ?
La
Grèce au IXe siècle est encore une Grèce où il n'y a pas d'écriture
véritablement développée. Or toute société doit avoir des racines, un
passé pour maintenir son identité. Pour les Grecs de ce temps qui n'ont
pas d'écrits, pas d'archives, lors d'un mariage ou d'une naissance, il
n'y a aucune déclaration, la mémoire sociale est assurée par une
personne, le mnémon, celui qui se souvient, qui doit
emmagasiner dans sa tête tout le savoir permettant que chacun connaisse
son identité, qui est son père, qui sont ses grands-parents et au-delà,
les généalogies, mais aussi les limites de son terrain. En même temps,
il faut que ce groupe ait en commun un certain nombre de choses que l'on
sait, de valeurs, d'images du monde, de conceptions de soi, de
traditions intellectuelles et spirituelles : ce sont les aèdes, les
poètes-chanteurs qui en ont la charge. Ils sont inspirés par une
divinité que les Grecs appellent Mnémosunè, Mémoire. La mémoire
est divinisée dans la mesure où il n'y a pas d'écrits qui peuvent tenir
le registre de ce que les anthropologues dénomment "le savoir partagé".
Cette mémoire, c'est le chant des poètes, la tradition de l'Iliade et de l'Odyssée, des Chants Cypriens
et de beaucoup d'autres encore. C'est ce qui constitue la mémoire, les
racines du groupe et ce qu'au Ve, au IVe siècle et encore à l'époque
hellénistique, les petits Grecs vont apprendre par coeur et sauront. En
ce sens, le texte de l'Iliade, qui est pour nous un simple texte, a été à
un moment donné ce chant traditionnel que de générations en générations
les poètes racontaient, répétaient, modifiaient à la fois en reprenant
ce qu'on leur avait enseigné et en improvisant par rapport à un nouveau
public. Tout cela était le fonds commun intellectuel et spirituel de
tous ces Grecs et il était d'une certaine façon plus vivant, plus actuel
qu'eux-mêmes. Dans le cadre de cette civilisation grecque qui a
beaucoup changé depuis l'époque homérique, Achille est un personnage
toujours présent à chaque génération plus qu'aucun autre ; ainsi il
n'est pas un Grec, que ce soit Platon, Xénophon ou Alcibiade, qui n'ait
Achille à ses côtés.
La
mort héroïque procure non seulement un honneur incomparable mais
réalise le paradoxe d'une créature humaine mortelle, éphémère, vouée au
cycle — le passage par des stades jusqu'à la mort lamentable — qui
caractérise l'homme et qui l'oppose aux dieux. Achille y échappe. Dans
ce monde grec, il n'y a pas cette idée, propre à notre civilisation
judéo-chrétienne, qu'en chacun de nous il y a une partie qui est
nous-mêmes, l'âme, l'esprit immortel, individualisé et même plus
qu'individualisé car finalement il y aura même la résurrection de la
chair, nos corps reviendront, et donc nous sommes voués à une
immortalité bienheureuse. Pour les Grecs, cela n'existe pas. Pour eux,
nous sommes un corps, l'âme se compose de souffles inconsistants et
quand on meurt, on passe dans l'Hadès, on n'est plus rien.
► Jean-Pierre Vernant, retranscription d'une de ses conférences de vulgarisation.
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