Il
y a quelques ressemblances entre les dieux du vent et ceux du feu. Tous
deux sont changeants, insaisissables, tous deux sont inspirateurs et
bons artisans. De même qu'on lisait l'avenir dans le foyer, on le
devinait dans la chanson des vents. De même que les flammes de l'âtre
sont des âmes, le vent emporte les âmes à travers l'espace. Un méchant
vent les amène, une aimable brise les éloigne (1). Il est l'ami du feu
qu'il attire et dans lequel les âmes également se réfugient. Si la
flamme est destructrice et bienfaisante à la fois, il en est de même du
vent qui apporte la vie ou la mort, la maladie ou la prospérité. Le feu
est la vie qui circule dans les arbres, les plantes, les hommes. Le
vent, d'après une conception fort étendue, fertilise les champs et
répand partout la fécondité.
D'autre
part, le vent est le compagnon de l'orage et des eaux. Il vient d'une
caverne, celle des eaux. Les dieux des vents ou de l'orage sont les
compagnons de celui des eaux. La tempête se complique d'éclairs et de
lueurs diverses. Le vent est donc “fauve”, comme on dit dans l'Inde. Il a
ses flèches comme l'orage. Son chant est une musique. Il “inspire” les
hommes, notamment dans les assemblées, mais il est capricieux et comme
l'esprit, il souffle où il lui plaît.
Tels
sont les caractères que l'on rencontre chez les dieux du vent et chez
les divinités, soit issues des génies du vent, soit contaminées avec
eux.
Dans l'Inde, il est Vâyu ou Vâta (mots tirés de la même racine que le néerl. waaien,
“venter”), l'inséparable compagnon d'Indra et de Parjanya. Il allume
des lueurs fauves. Il est, lui-même, fauve et traverse à toute vitesse
le ciel sur des coursiers fauves “rapides comme la pensée” et munis de
“cent yeux”. Il accorde la gloire, les enfants et la richesse. Il se
porte capricieusement où il lui plaît. Son souffle est celui des dieux.
Rudra et les Maruts
À
côté de lui il y a les Maruts et il y a Rudra. Les premiers sont pour
l'Inde ce que les nains et les géants de l'orage et des vents sont pour
les Grecs et les Germains. Ce sont des êtres collectifs, plutôt
effrayants que rassurants, formant une sorte de cortège aux dieux de
l'orage. Ils apparaissent dans l'éclair, se font entendre dans le
tonnerre. Le mugissement des vents est leur chant. Ils sont “les
chantres du ciel”. Ce sont eux qui entonnent un hymne triomphal quand le
dragon est touché. Ils sont “fauves”. Ils roulent sur des chars comme
Vâyu. Ils font pleuvoir, et comme tels, ainsi que les Centaures, ils
peuvent être bienfaisants et généreux mais ils sont capricieux et
envoient leurs flèches où il leur plaît. Ils sont les fils de la
“vache”, c'est-à-dire, de la nuée.
Rudra
réunit en lui la plupart des traits des Maruts. On l'appelle le “rouge”
ou le “bruyant”. Comme les Maruts et comme les orages, il s'attarde
dans les montagnes. On insiste particulièrement sur sa qualité d'archer.
Ses flèches sont rapides et terribles. Il fait ce qu'il veut, envoie la
mort et la maladie ou sauve et guérit ceux qu'il protège. Il est le
maître du bétail animal ou humain. Malheur à ceux sur qui il envoie ses
chiens hurleurs avec lesquels il rallie sa troupe. On le rencontre dans
les carrefours et dans les lieux déserts. Par euphémisme et pour
l'engager à se montrer sous un aspect favorable, on lui donne déjà dans
le Veda le surnom de çiva (propice), sous lequel il deviendra dans l'Inde brahmanique un dieu très important.
Il est impossible de ne pas être frappé par l'existence de nombreux traits communs entre Rudra et le dieu grec Apollon,
sous sa forme la plus ancienne (2). Certes, ce dernier est beaucoup
plus anthropomorphisé et il réunit dans sa personne des attributs
d'origines diverses, de sorte que l'on a pu voir en lui un dieu solaire
(ce qu'il fut postérieurement), un dieu du feu (3), un génie du bétail,
etc. Il est vraisemblable, du reste, que des influences non grecques ont
contribué à la formation de ce dieu si important de l'antiquité.
Quoiqu'il en soit, dans l'appréciation de son caractère, on ne devrait
jamais perdre de vue son association étroite avec Artemis. De même que
celle-ci reçoit l'épithète de hekâte sous laquelle elle est parfois honorée comme une déesse spéciale, très puissante, lui, Apollon est hekatos, hekaergos, hekatêbolos. On a longtemps, à tort, traduit ces expressions par “qui agit au loin, qui atteint au loin”.
Leur
sens étymologique — “qui frappe à volonté, agit comme il lui plaît” —
est encore clairement conservé dans l'Hymne à Hekatê, enchâssé dans la Théogonie d'Hésiode (*). Le poète nous dit qu'Hekatê
inspire dans l'assemblée “qui elle veut”, qu'elle donne gloire et
victoire à “qui elle veut”, qu'elle assure bonne chasse à “qui elle
veut”, qu'elle intervient dans les courses de chevaux “comme elle le
veut”, qu'elle fait prospérer les troupeaux, “si elle le veut” (4).
Artemis et Hekatê, comme Apollon, protègent du trépas ou envoient la
mort et la maladie de leurs flèches. Ils accordent leur pardon ou le
refusent. Tous trois sont invoqués pour la fécondité des troupeaux et
des familles. Artemis et Hekatê mènent des troupeaux d'âmes à travers
les carrefours, les forêts et les montagnes. Elles apparaissent
soudainement et causent des terreurs dans les lieux solitaires. Elles
parcourent les solitudes la torche à la main. Elles aiment le clair de
lune et ont fini par être traitées comme des divinités lunaires, tandis
qu'Apollon devint un dieu solaire. Les 3 aspects d'Hekatê, généralement
interprétés comme se rapportant aux phases de la lune, sont peut-être
plus anciens. On peut les comparer aux 3 naissances de Rudra, ce dieu
qui a tant de points communs avec ces déesses et avec Apollon.
La
caractéristique de ces divinités est donc d'agir “capricieusement”,
comme il leur plaît, où il leur plaît. C'est là, évidemment, un trait
indo-européen. Il convient particulièrement bien aux divinités des
vents, surtout si l'on tient compte de ce que ces dernières donnent
l'inspiration et apportent la maladie ou la prospérité.
Les Muses, déesses du vent
Apollon a, comme Rudra et Vâyu, un cortège de chantres. Ce sont les Mousai
(Muses), filles de « Zeus, le dieu du tonnerre, qui se réjouit de la
douce voix de ces déesses, quand elle se répand du haut de l'Olympe »
(5). Les Muses, dont le nom signifie “tourbillon, tourmente”,
apparaissent dans ces vers comme des déesses du vent. L'agitation de
l'esprit au moment de l'inspiration ou de la divination, est comparée à
celle du vent. Apollon, comme les dieux du vent, est, par excellence, en
Grèce, le dieu de la divination. Son nom est fermement attaché à
l'oracle de Delphes. Quant à ce nom même, il a beaucoup intrigué les
étymologistes. L'explication la plus probable est celle qui le rattache à
apella (assemblée, troupe). Apollon est donc comme Teutates,
Ty, etc., le dieu des assemblées. Il est celui qui inspire ceux qui
délibèrent, celui qui emporte la décision. Le mot doit, sans doute,
aussi se comprendre — et c'est apparemment la signification la plus
ancienne — en ce sens que Apollon est non seulement le conducteur des
Muses, mais aussi celui des âmes, comme Artemis et la plupart des dieux
du vent. Si Apollon apparaît quelquefois comme “loup”, c'est à ce même
titre, et là encore il y a une ressemblance avec Rudra et ses chiens
hurleurs (6). Si Apollon est également “dauphin”, c'est peut-être par
contamination avec les dieux du feu (voyez ci-dessus) ; mais c'est
peut-être aussi en tant que dieu du vent favorable qui mène les marins
au port, car le dauphin était connu des anciens comme annonçant le beau
temps. C'est, sans doute, aussi pour cela que toutes les fêtes d'Apollon
se célèbrent en été et qu'il reçoit le surnom de Phoibos, “clair”.
Hermês
Un
dieu jeune qui n'a pas mal de traits communs avec Apollon, c'est
Hermês. Les mythologues ont longtemps soutenu qu'il était un dieu du
vent. La plupart d'entre eux tendent plutôt aujourd'hui à le considérer
comme un dieu local d'Arcadie, génie des troupeaux, esprit de la
fécondité ou peut-être démon des bornes ou des tas de pierres. Il serait
d'autant plus vain d'entrer dans une discussion à ce sujet que le
caractère d'Hermês, tel que nous le connaissons, comme celui d'Apollon,
est d'origine complexe. Bien des dieux locaux, souvent d'origine
préhellénique, ont évidemment été absorbés par ces deux divinités au fur
et à mesure que leur popularité s'affirmait. Ce qui est certain en tout
cas, c'est que beaucoup d'attributs caractéristiques des dieux du vent
se rencontrent chez Hermês. Il est le dieu rapide par excellence. Il
parcourt sans cesse les routes, sur lesquelles il exerce son pouvoir
souverain, ce pourquoi il est le guide des voyageurs et le protecteur du
commerce. Il est, par excellence, le conducteur d'âmes (psychopompos),
et celui qui rassemble les troupeaux sur lesquels il exerce une garde
spéciale. C'est lui, comme Apollon, qui donne le succès dans la
palestre. Certains mythes démontrent son origine atmosphérique. Il a
capturé, le jour de sa naissance, 50 bœufs blancs aux cornes d'or et les
a cachés dans une caverne. Il est argeïphontês (plein
d'éclat). Il a dérobé à Apollon ses flèches. Il est inventeur de la
flûte, ce qui nous rappelle que tous les dieux du vent sont chanteurs et
musiciens. S'il est en même temps dieu terrestre et souterrain, cela
s'explique par des contaminations.
Mercurius romain, Esus gaulois
Les Romains ont identifié Hermês avec Mercurius,
un simple “dieu occasionnel”, protecteur des marchés. Ils ont ensuite
appliqué ce nom à des dieux celtiques et germaniques très importants,
offrant certaines ressemblances avec Hermês, en même temps que de
notables différences. Le Mercure gaulois s'appelle Esus,
“seigneur”. Il était un des membres de la fameuse triade mentionnée par
Lucain et, au témoignage de plusieurs auteurs, son culte était le plus
important en Gaule. Ses épithètes nous font deviner qu'il était un dieu
généreux (Vellaunos, “le très bon”, Adsmerios, “le distributeur”) et fécondant (Magniacos, “qui fait prospérer”). Il régnait sur les chemins (Cimiacinos) (7) ? César affirme qu'il était le protecteur du commerce et l'inventeur des arts.
Wodan
Le Mercure germanique est Wodan, dont le nom traduit celui du dieu romain dans angl., Wednesday ; néerl., Woensdag ; fr., Mercredi ; lat., Mercuri diem. Ce nom est parent du lat., vates, divin inspiré, et de l'all., Wut,
fureur. L'inspiration, la divination sont en lui, comme chez les dieux
du vent et chez les Muses, un aspect de l'impétuosité de son souffle.
Wodan est un grand voyageur (Mercurius viator indefessus) et un
conducteur d'âmes. Son cortège circule bruyamment dans le ciel pendant
les nuits de tempête. Les éclairs nocturnes sont ses regards. Il est
accompagné de deux loups et d'un cortège de corbeaux (les âmes). Comme
Hermês, Wodan a un grand chapeau, que l'on interprète généralement comme
représentant les nuages entourant les sommets avant un ouragan. Comme
le dieu grec, il a aussi un bâton à la main. Il circule dans les airs
sur un grand cheval blanc (ou noir), enveloppé dans un manteau noir.
Comme Esus, il donne un vent favorable aux marins et protège le
commerce. Wodan donne la richesse à ses adorateurs. D'autre part, il est
le dieu de l'inspiration, de la poésie, de l'intelligence, celui qui
connaît tous les secrets. Il accorde la fertilité aux champs, en raison
de la croyance populaire allemande que “beau vent donne belle moisson”.
Aux îles Feroë, on pense que Wodan, de son souffle, peut faire croître
la moisson en une nuit (8). Comme les autres dieux du vent, il donne la
victoire “à qui il lui plaît”.
Wodan
a remplacé graduellement en Germanie Ty, le dieu suprême, dans beaucoup
de ses attributs. Il joue dans la lutte contre les géants le rôle de
Zeus dans la Théogonie.
► Prof. Albert Carnoy, Combat païen n°32, avril 1993. http://www.archiveseroe.eu
(ex : Les Indo-Européens : Préhistoire des langues, des mœurs et des croyances de l'Europe, Vromant, Bruxelles, 1921, pp. 208-214)
♦ Notes :
- 1) F. Krauss, Volksglaube der Süd-Slawen, p. 41.
- 2) Louis de La Vallée-Poussin, Le védisme (1909), p. 100.
- 3) Leopold von Schroeder, Arische Religion (1914).
- 4) Théogonie, v. 425 à 445.
- 5) Théogonie, v. 40-45.
- 6) Çiva (autre nom de Rudra) s'appelle aussi Ganeça, “chef des troupes”, comme Apollon.
- 7) Dottin, Manuel pour servir à l'étude de l'Antiquité celtique, 2ème éd., 1915, p. 304.
- 8) Eugen Mogk, Germanische Mythologie (1907), éd. Göschen, p. 51.
♦ note en sus :
*
: « L'Hymne à Hécate, inséré dans l'œuvre attribuée à Hésiode, et qui
est, on l'a dès longtemps remarqué, une interpolation orphique, témoigne
de ce fait intéressant. D'après l'auteur de cet hymne, le domaine
d'Hécate comprend à la fois la terre, la mer et le ciel étoilé : son
pouvoir sans bornes s'étend à toutes les conditions et à toutes les
fonctions de la vie humaine. Elle est donc une des grandes divinités de
l'orphisme » (Mythologie de la Grèce antique, Paul Decharme, 1886, p. 140). Si Hécate est « la seule divinité de la Théogonie (...) en relation si directe avec les hommes » (Aurore Petrilli, « Trouver et nommer Hécate » , in Ephesia Grammatia n°2,
2008), il ne faudrait pourtant point négliger, selon Pietro Pucci, que
ce passage parmi d'autres « vise plusieurs narrataires différents (...)
Après les louanges à la déesse, le texte donne la liste de ceux qui
reçoivent ses dons et tirent profit de sa bienveillance. Du vers 428 au
vers 439, il s'agit seulement des nobles : les rois (basileis) que la déesse aide dans l'administration de la justice ou dans la guerre, les champions des agônes, et les chevaliers (hippeis)
; du vers 440 au vers 449, suit la liste des artisans et autres
travailleurs : marins, pêcheurs, agriculteurs, éleveurs, etc. La
distinction entre nobles et non nobles est précise et absolue, et
l'accent de sincérité et de foi que les lecteurs décèlent dans cet
“hymne” vient en partie de cet aspect tout à fait vivant de vraie
prière, adressé pour et par des hommes réels » (« Auteur et
destinataires dans les Travaux d'Hésiode », in : Le métier du mythe - Lectures d'Hésiode, Presses du Septentrion, 1996, p. 203).
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