Wrangel
(célèbre général de l'armée blanche, commandant en chef des armées du
Sud), qui l'eut sous ses ordres durant la Guerre mondiale, a dit de
lui : « Les hommes de sa trempe sont inappréciables en temps de guerre
et impossibles en temps de paix ». Pour le baron Ungern, c'est toujours
la guerre. Cadet du tsar, mercenaire en Mongolie, officier de cosaques
en compagnie du futur ataman (chef des cosaques) Séménov en
1914, petit, malingre, il possède une santé de fer et une énergie
farouche, mais son style n'est pas celui d'un officier traditionnel.
« Débraillé, sale — dit Wrangel —, il dort sur le plancher parmi les
cosaques, mange à la gamelle. Des contrastes singuliers se rencontraient
en lui : un esprit original, perspicace, et, en même temps, un manque
étonnant de culture, un horizon borné à l'extrême, une timidité sauvage,
une furie sans frein, une prodigalité sans bornes et un manque de
besoins exceptionnel ».
Avec
un tel tempérament, une belle carrière s'offrait à lui dans la première
Armée rouge. Pourtant, quelque chose l'a retenu. Le hasard peut-être. À
moins que ce ne soit son indépendance, rebelle à tout carcan. […] De
surcroît, contrairement à un Toukhatchevski (bien qu'étant issu d'une
famille noble, ce militaire a adhéré au parti bolchévique), Ungern n'est
pas en révolte contre sa caste. Il est crasseux et débraillé, mais il
tient à son titre de baron. C'est d'ailleurs ainsi que ses hommes
l'appellent « le baron ». Ce marginal est une bête de guerre, ennemi des
conventions, mais fidèle à lui-même et à son passé. Son biographe, Jean
Mabire, place dans sa bouche ces paroles qui résument son choix : « Le
désespoir est aussi menteur que l'espérance. Il n'y qu'une chose qui
compte : devenir ce que l'on est et faire ce que l'on doit ».
Cet
homme porte au front le signe de la légende, Wrangel l'avait noté :
« C'est un véritable héros de romans de Mayne-Reid ». Mais avant de
devenir un héros de fictions et même de bandes dessinées, il avait
inspiré plus d'une histoire folle que l'on colportait déjà sur lui, en
Sibérie ou en Mandchourie, au temps de ses aventures.
« Il
arrivait au baron Unger-Stenberg de faire boire ses officiers et
d'abattre ceux qui, ne pouvant supporter la même dose d'alcool que lui,
tombaient ivres », rapporte le Dr Georges Montandon, à l'époque
sympathisant bolchévique et délégué de la Croix-Rouge française en
Sibérie. Fable qui valut au médecin-mémorialiste une cinglante réplique
d'un correspondant de guerre français, présent en Sibérie à la même
époque :
« À moins que M. Montandon, per impossibile,
ne nous donne des preuves irréfutables de ce qu'il avance, je matiens
qu'il a enregistré ici, comme d'ailleurs si souvent dans son livre, une
des ridicules inventions qu'on colportait en Sibérie. Quiconque a
fréquenté les milieux des officiers gardes blanches en Sibérie en
conviendra. Ceux-ci se conduisent souvent envers les civils avec un
scandaleux manque de scrupules, mais leurs relations mutuelles étaient
généralement empreintes de camaraderie et même d'honneur. Ce trait leur
est d'ailleurs commun avec les pires bandes blanches de brigands. Quand,
en décembre 1919, Séménov fit éxécuter, pour la première fois, quelques
officiers pour indiscipline, la surprise et la fureur furent générales.
Plusieurs Séménovsty me dirent "que l’ataman devait prendre
garde, et qu'on pourrait bien lui préférer un chef plus important et
qui, en toutes circonstances, protégeait ses subordonnés". Ce fut von
Ungern-Sternberg, officier d'ancien régime, brave, dur, mais équitable
envers ses troupes. Et c'est de ce général, vivant parmis ses officiers,
partageant avec eux les mœurs et habitudes héritées de l'ancien régime,
que M. Montandon veut nous faire croire qu'il a pu impunément tuer des
camarades pour la seule raison d'avoir succombé à l'ivresse,
c'est-à-dire pour une faiblesse que tous ces officiers étaient habitués à
considérer plutôt comme la conclusion naturelle d'une orgie, que comme
une inconvenance ? »
Un tempérament frugal et aventureux
Roman
Feodorovitch von Ungern-Sternberg est né, pense-t-on, à Reval, en
Estonie, le 29 décembre 1885, dans l'une des 4 familles baltes que l'on
appelait les « Quatre de la Main réunie », les Ungern, les Uxkull, les
Tisenhausen et les Rosen. Le nom des Ungern remonte au moins au XIIIe
siècle quand les chevaliers teutoniques viennent se fixer en Courlande.
Un des généraux de la Grande Catherine était un Ungern-Sternberg.
Beaucoup d'autres hommes de guerre ont illustré cette lignée.
Accepté
au corps des Cadets de Saint-Pétersbourg en 1903, le jeune Roman veut
s'engager quand éclate l'année suivante la guerre de Mandchourie (nom
d'un vaste territoire au nord-est de l'Asie, dont la plus vaste
extension couvre le nord-est de la Chine et l'est de la Russie sur
l'océan Pacifique) au Japon. Le règlement des Cadets l'interdit, mais il
se fait exclure et peut ainsi se joindre au 91e Régiment d'infanterie.
Il découvre l'excitation d'une guerre qui n'est pourtant ni fraîche ni
joyeuse. Il découvre aussi les sortilèges de l'Asie. Il ne cessera plus
d'en rêver. Admis à l'École d'officiers d'infanterie Paul Ier, il en
sort en 1909 avec son brevet en poche. Il s'ennuie en garnison, part en
Sibérie avec un régiment de cosaques, se querelle après avoir bu avec un
autre officier, ce qui lui vaut un coup de sabre sur la tête. Les
mauvaises langues disent qu'il ne s'en est jamais tout à fait remis.
Voulant
retourner en Russie, il se décide à faire le trajet
Vladivostock-Kharbine à cheval. Il plaque son régiment, se met en selle,
siffle son chien et part, un fusil de chasse pour tout bagage. Se
nourrissant du produit de la chasse, couchant à la belle étoile, il met
une année entière pour parvenir à Kharbine. Autant dire qu'il a pris le
chemin des écoliers aventureux. Sur place, il apprend qu'une guerre a
éclaté entre les Chinois et les Mongols. Il remonte à cheval, pénètre en
Mongolie et offre ses services. « Et le voilà chef de toute la
cavalerie mongole ». C'est du moins ce qu'assure Wrangel dans son
portrait coloré du baron, ce qui semble fort douteux.
En
1913, Ungern est bien en Mongolie, mais pas en qualité de chef de la
cavalerie. Il loue ses services à un ethnologue russe, Burdukov, qui
parle de lui dans ses souvenirs : « Il avait le regard glacé d'un
maniaque ». Peut-être, mais quel talent pour se retrouver dans les
dangers de la steppe ! Partant d'Ourga (auj. Oulan-Bator), ils ont
voyagé à cheval toute la nuit. Leur guide les égare. Ungern commence par
le roser à coups de fouet, puis il prend la tête de la colonne pour
traverser le marais. Avec une adresse incroyable, il repère dans
l'obscurité un passage permettant aux chevaux d'avancer. Ayant atteint
l'autre rive, Ungern hume l'air à la manière d'un chien de chasse. Un
peu plus tard, humant toujours, il parvient à un campement de nomades
qui leur donnent l'hospitalité.
Vient
la guerre mondiale. Il rejoint le régiment Nertchinsk des cosaques de
l'Oussouri, que commandera Wrangel en 1916. Il y fait la connaissance de
Séménov, un peu plus jeune que lui. Plusieurs fois blessé, décoré de la
croix de Saint-Georges, il est, à la fin de 1914, capitaine en premier
et commande un escadron.
En
1917, le régiment se trouve en Transbaïkalie (région montagneuse à
l'est du lac Baïkal). Il y est surpris par la révolution d'Octobre.
Séménov prend le maquis en Mandchourie avec une partie de ses cosaques.
Ungern le suit comme chef d'état-major. La grande aventure commence.
Raids sur Mandchouria d'où sont chassés les bolchéviks, coup de main sur
Karinskaïa, création du « gouvernement provisoire de Transbaïkalie » à
Tchita. Soutien discret mais très efficace des Japonais, nous avons déjà
raconté cela.
Division de cavalerie asiatique et Grande Mongolie
Le 28 février 1919, Ungern participe à une conférence entre les atamans
cosaques, les Japonais, des autonomistes bouriates et des nationalistes
mongols. Dans les fumées de la vodka, l'idée est lancée de créer une
Grande Mongolie, du lac Baïkal au Tibet. S'intéressant à cette idée qui
pouvait permettre de contrer l'influence chinoise, les Japonais vont lui
apporter leur soutien. Un illustre bouddha de Mongolie inférieure est
mis à la tête de l'État en création et Ungern est nommé chef de la
« Division de cavalerie asiatique ».
Le
gouvernement de Pékin et celui de l'amiral Koltchak (chef suprême des
armées blanches de novembre 1918 à sa mort en 1920, qui instaura un
gouvernement militaire en Sibérie) sont hostiles à cette initiative et
font pression sur le bogd (prince royal) d'Ourga qui finit par
se récuser. En novembre 1919, un seigneur de la guerre chinois, le
général Hsü, arrivé à Ourga avec 10.000 hommes comme « pacificateur de
la Mongolie ». Il abolit l'autonomie mongole et signifie aux indigènes
qu'ils sont désormais soumis à l'autorité de Pékin. Ce coup de force
déchaîne par réaction un grand mouvement de nationalisme mongol.
Quelques jeunes gens dirigés par un certain Soukhé Bator, qui ont
constitué une société secrète, prennent contact avec les bolchéviks qui
les assurent de leur appui.
Entre-temps,
la Sibérie blanche de l'amiral Koltchak s'est effondrée sous les coups
de l'armée rouge et de ses propres contradictions. Ignominieusement
abandonné par les Alliés (principalement les Français et les
Britanniques), l'amiral est fusillé le 7 février 1920. Les rescapés de
son armée se sont dispersés en Mandchourie. Certains rejoindront
Vladivostok et l'Europe, d'autres resteront en Mandchourie et iront même
en Chine. Quelques-uns se joindront aux bandes de Séménov.
Placée
sous l'attention vigilante des Japonais, la Transbaïkalie échappe en
partie à l'autorité de Moscou qui accepte en avril 1920 la création d'un
« État-tampon », la République d'extrême-Orient. Les Japonais tentent
de mettre Séménov à sa tête. Mais les partisans rouges qui forment des
bandes puissantes passent à l'offensive. L’ataman est contraint de fuir Tchita vers la Mandchourie à l'automne 1920.
C'est
à ce moment qu'Ungern, prévoyant que son camarade ne pourra tenir face
aux Rouges, a pris le parti de s'enfoncer en direction de la Mongolie à
la tête de ses troupes personnelles, cette « Division de cavalerie
asiatique » initialement créée avec l'appui des Japonais. On lui impute
d'avoir exterminé en cours de route la population de plusieurs villages
réputés "rouges". Mais les confins de la Sibérie, à cette époque, ne
sont pas à un massacre près. En mars 1920, par exemple, la garnison
japonaise de Nikolaevsk, à l'embouchure de l'Amour, et une bonne partie
des civils ont été massacrés par les partisans rouges. Il y eut 700
morts parmi les Japonais et plus de 6.000 hommes, femmes et enfants
parmi les civils, abattus sur ordre de Triapitsyne, le chef des
partisans.
« L'un
de ses ordres prescrivait de tuer tout les enfants de plus de cinq ans,
qui, autrement, pourraient garder des souvenirs et nourrir des idées de
vengeance. Le chef d'état-major de Triapitsyne, qui était aussi sa
maîtresse, Nina Lebedeva, une communiste de 25 ans, était censée veiller
à ce que les partisans de Nikolaevsk agissent conformément à la
politique soviétique ; caracolant sur son cheval, armée jusqu'aux dents
et généralement habillée de cuir rouge, c'était un personnage de
mélodrame. Quand une expédition punitive japonaise apparut sur les
lieux, Triapitsyne rasa Nikolaevsk et se retira à l'intérieur du pays,
où ses partisans, écœurés, bien qu'un peu tard, par ses cruautés,
l'arrêtèrent. Lui, Nina et quelques-uns de ses acolytes les plus vils
furent exécutés, après un jugement sommaire ».
Dès
qu'ils apprennent qu'Ungern est entré en Mongolie, les bolchéviks
accentuent leur soutien aux jeunes révolutionnaires mongols de Soukhé
Bator (le « petit Staline ») qui reçoivent une instruction politique et
militaire à Irkoutsk. Ils seront bientôt envoyés à la frontière mongole
avec des armes et des conseillers soviétiques.
Ungern
lui-même est accueilli en libérateur. De nombreux princes mongols
voient en lui celui qui peut libérer le pays de l'occupation chinoise.
L'un d'eux, Tsevenn devient même le commandant en chef des troupes
mongoles d'Ungern. Celui-ci semble être partout. On signale sa présence
simultanément en plusieurs points éloignés du territoire.
À
la fin du mois d'octobre 1920, il lance une première offensive sur
Ourga pour en chasser les Chinois. Il dispose alors, semble-t-il, de
2.000 hommes de toutes origines, dont 800 cosaques. Les forces chinoises
sont cinq fois plus nombreuses et l'attaque est repoussée. Mettant
l'hiver à profit pour renforcer ses troupes, il s'empare aussi de la
personne du bogd, par un coup d'audace, et l'emmène sous bonne escorte au monastère de la Montagne Sacrée.
La
deuxième offensive d'Ungern, en janvier 1921, prend les Chinois par
surprise. Après quelques jours de combat, Ourga est prise le 2 février
dans une orgie de sang. Tout ceux qui sont soupçonnés de sympathie
bolchéviques sont exécutés. Le baron rétablit le bogd sur son
trône, et se fait accorder les pleins pouvoirs. D'autorité, il recrute
les Russes antibolchéviques réfugiés à Ourga dans son armée. Un peu
inquiet des débordements de son protecteur, le bogd finira par demander à Pékin d'être libéré du « baron fou ».
Mort du dernier général Blanc
De
leur côté, les bolchéviks tentent d'obtenir une intervention chinoise
contre Ungern. Un rapport du capitaine japonais Sassaki explique
l'inquiétude des bolchéviks :
« Bien
que les troupes d'Ungern soient insuffisantes pour renverser la
République d'extrême-Orient, leur présence obligerait cette dernière à
déployer constamment toute son armée le long de la frontière mongole.
Par ailleurs, si un important mouvement antibolchévique venait à naître
en Extrême-Orient, Ungern, avec ses troupes, pourrait créer la secousse
initiale qui préluderait à l'écroulement de la République et à
l'ébranlement des fondations de la Russie soviétique ».
C'est
bien ce que craignent Lénine et les dirigeants bolchéviques qui
décident d'intervenir en force. Au printemps 1921, les partisans de
Soukhé Bator sont moins de 500. C'est suffisant pour s'emparer de
Khiagt, une bourgade où ils fondent aussitôt un « gouvernement populaire
provisoire de Mongolie ». Suivant un schéma déjà utilisé plusieurs fois
en Ukraine et dans les Pays Baltes, ce "gouvernement" fait appel au
grand frère soviétique qui expédie ses forces armées sous une apparence
légale.
Le
21 mai, Ungern quitte Ourga à la tête de son armée. Son intention est
de passer à l'offensive vers le nord en direction de la Transbaïkalie.
Il escompte un soulèvement antibolchévique dans l'Oussouri. On signale
en effet plusieurs guérillas antibolchéviques dans les provinces
maritimes. L'armée réunie par Ungern compte semble-t-il 10.000 hommes.
Se lancer à l'assaut de la Sibérie rouge avec une telle force relève
pour le moins de la témérité.
Le
12 juin, Ungern attaque Troitskosavsk que défendent des troupes
soviétiques beaucoup plus nombreuses. À la suite d'une journée indécise,
le baron se replie en Mongolie, ayant essuyé de lourdes pertes. Les
troupes soviétiques pénètrent en Mongolie pour lui faire la chasse.
L'armée rouge d'Extrême-Orient compte 78.000 hommes. Les troupes
d'intervention sont commandées par Rokossovski, un excellent chef
militaire. Ungern disperse ses troupes en petits détachements et fait le
vide devant l'envahisseur, ne cherchant pas à défendre Ourga qui
occupée par l'armée rouge le 11 juillet. Par un vaste mouvement
tournant, il vient attaquer les arrières des Rouges. Le 24 juillet, il
pénètre en territoire soviétique. Ayant subi un nouveau revers en aôut,
il se retire vers le sud, échappant par miracle à l'encerclement,
pendant que ses poursuivants s'entretuent…
Il
reste insaisissable, toujours bouillonnant d'idées. Mais son escorte
est fourbue. Ses hommes sont démoralisés. Une nuit, ses propres cosaques
attaquent sa tente. Profitant de l'obscurité, il saute sur un cheval et
parvient à fuir. Cette fois, il est seul, ce qui ne l'effraie pas. Il
en a vu d'autres. D'ailleurs les Rouges ont perdu sa trace.
Un
prince mongol, Sundui, qui lui est resté apparemment fidèle, le
rejoint. Le baron est toujours sur ses gardes, la main sur le révolver.
Un jour, profitant d'un instant de distraction, les hommes de Sundui le
jettent à bas de son cheval et parviennent à le ligoter. Peu après,
Sundui le livrera à Rokossovski.
Sous
bonne garde, Ungern est conduit à Novonikolaïevsk (future
Novossibirsk). Condamné d'avance (1), il est fusillé le 17 septembre
1921. Ainsi disparaît le dernier général blanc, ce « baron fou » qui
croyait à un axe entre l'Extrême-Orient et l'Extrême-Occident. Ce qui
montre que, dans sa "folie", l'audacieux baron était en avance sur son
temps.
► Dominique Venner, extrait de : Les Blancs et les Rouges : histoire de la guerre civile russe, 1917-1921, Pygmalion, 1997, p. 314-320.
Notes :
- Au cours de la séance du Politburo du 27 août 1921, Lénine fit une proposition aussitôt acceptée : « Mener un procès public à une vitesse maximum et le fusiller aussitôt »
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