mercredi 5 septembre 2012

L'appel de la croisade

Le Figaro Magazine - 08/06/2012

Les travaux des historiens montrent que les motivations des premiers croisés, contrairement à une idée répandue, étaient d'abord religieuses et spirituelles. La part politique et trop humaine viendra ensuite.

     Jusqu'aux années 1960, les croisades étaient décrites, dans les manuels d'histoire de l'école laïque, comme une aventure héroïque qui avait fait rayonner la présence française au Moyen-Orient. L'école catholique, de son côté, vantait sans honte la geste des chevaliers chrétiens, exaltant Godefroy de Bouillon ou le roi Saint Louis. Quel contraste avec le discours d'aujourd'hui ! Sur fond de multiculturalisme et de mauvaise conscience européenne, notre époque tend à dépeindre les croisades comme une agression perpétrée par des Occidentaux violents et cupides à l'encontre d'un islam tolérant et raffiné...
     Si la vision d'autrefois, simplificatrice à l'excès, entretenait un mythe qui ne rendait pas compte de la pleine réalité, la repentance actuelle, érigée en système, ne constitue pas un meilleur guide historique. Pour être comprises, les croisades, mouvement qui s'est étalé sur plusieurs siècles et qui a recouvert des épisodes contradictoires, doivent être abordées sans idées préconçues. C'est pourquoi la réédition de deux ouvrages classiques de Jean Richard est particulièrement bienvenue. Ancien professeur à l'université de Dijon, membre de l'Institut, ce médiéviste reste un de nos meilleurs spécialistes des croisades, dans la mesure où ses travaux conservent leur validité scientifique, tout en étant dégagés des préjugés idéologiques qui pèsent de nos jours sur le sujet. Que les lecteurs se précipitent donc sur L'Esprit de la croisade (1), précieuse synthèse où l'auteur, s'appuyant sur les grands textes médiévaux et les témoignages chrétiens ou musulmans, montre comment les acteurs des croisades ont perçu et vécu l'événement, ou encore sur sa remarquable Histoire des croisades (2), reprise dans la collection Pluriel.
Rétablir l'accès aux Lieux saints

Le 27 novembre 1095, à Clermont, le pape Urbain II lance un appel à la chrétienté. En Terre sainte, explique-t-il, de nombreux chrétiens « ont été réduits en esclavage », les Turcs détruisant leurs églises. Et le souverain pontife d'inciter les évêques et abbés présents à exhorter « chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, de se rendre au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste . » A ceux qui répondront à son appel, le pape promet « la rémission de leurs péchés ». Que s'était-il passé ?
     Au VIIe siècle, les cavaliers d'Allah se sont emparés de Jérusalem et de territoires qui étaient le berceau du christianisme. Les chrétiens de la région, réduits au statut de dhimmis, ont vu leur condition évoluer dans un sens tantôt défavorable, tantôt favorable, au gré des circonstances et des souverains en place. Les califes abbassides, au IXe siècle, étaient plutôt tolérants, concédant à Charlemagne la tutelle morale sur les Lieux saints. Le pèlerinage en Terre sainte, au même moment, était devenu une pratique prisée par les Européens. En 1078, toutefois, les Turcs seldjoukides ont occupé Jérusalem, rendant les pèlerinages dangereux, au point de les interrompre. En 1073, face à la pression turque, l'empereur byzantin Michel VII avait appelé au secours le pape Grégoire VII, demande renouvelée par Alexis Ier Comnène auprès d'Urbain II en 1095.

     C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter l'appel lancé par le pape en 1095. Partir pour la croisade, pour les Latins, c'est, d'une part, partir délivrer les Lieux saints afin d'aider les chrétiens d'Orient et de rendre de nouveau possible le pèlerinage au Saint-Sépulcre, mais c'est aussi, d'autre part, se sanctifier puisque l'accomplissement de ce voeu vaut une indulgence plénière, grâce que les chrétiens de l'époque, pénétrés de la nécessité du salut de leur âme, prennent très au sérieux.
Le mot croisade n'apparaît qu'au XIIIe siècle

Tel est donc l'objectif des hommes du peuple qui se mettent en route et arrivent à Constantinople, le 1er août 1096, et se font massacrer par les Turcs après avoir franchi le Bosphore, puis des chevaliers qui les suivent et parviennent à Jérusalem, le 15 juillet 1099. Tous ceux-là se désignent comme des pèlerins-voyageurs partis mettre leurs pas dans les pas du Christ. Ils forment la première croisade, mais le mot est postérieur de deux siècles.
     L'élan mystique est attesté lors de cette première expédition. Celle-ci ne représente nullement une déclaration de guerre générale aux musulmans, rappelle Jean Richard, puisque « l'idée de l'Islam, c'est-à-dire d'un ensemble à la fois politique et religieux, était étrangère à la pensée occidentale d'alors ». Jean Flori, un autre spécialiste des croisades, étudie comment l'appel d'Urbain II a été relayé par le clergé et comment le concept de « guerre juste », élaboré au haut Moyen Age, débouchait sur celui de « guerre sainte », mis au service des « droits spirituels et temporels du Saint-Siège » (3).
     Après la prise de Jérusalem, un royaume latin sera institué. Le but de toutes les croisades postérieures à celle de 1096-1099 (huit grandes croisades en tout) ne sera d'ailleurs jamais que de secourir les Etats latins implantés en Orient. Dorénavant, des enjeux temporels seront en cause. Après l'élan mystique, une autre logique s'enclenchera : elle sera politique et militaire, avec tout ce que cela pourra entraîner d'humain, trop humain, brouillant l'inspiration initiale. Il reste que, concomitamment, l'exigence religieuse restera au coeur des croisades, que Jean Richard définit comme « des entreprises d'une étonnante ampleur, sources de sacrifices, d'épreuves, mais aussi d'un enrichissement spirituel difficilement mesurable, et qui demeurent l'un des épisodes majeurs de l'histoire européenne ».
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
(1) L'Esprit de la croisade, de Jean Richard, Cerf/Editions du CNRS, collection « Biblis ».
(2) Histoire des croisades, de Jean Richard, Pluriel.
(3) Prêcher la croisade (XIe-XIIIe siècle). Communication et propagande, de Jean Flori, Perrin.

Aucun commentaire: