vendredi 14 septembre 2012

Anne Robert Turgot (1727 - 1781) Homme des Lumières et visionnaire

Né à Paris le 10 mai 1727, Anne Robert Jacques Turgot est le fils d’un prévôt des marchands auquel on doit un célèbre plan de la capitale.
L’enfant est éduqué par les jésuites du collège Louis-le-Grand puis entre à la Sorbonne en vue de la carrière ecclésiastique à laquelle le destine sa position de cadet. Il y renonce à 23 ans, sans doute après avoir perdu la foi, et se dirige vers le droit.
D’un naturel timide et cassant, il se fait évincer par une jeune fille de bonne famille, Anne-Catherine de Ligniville, surnommée «Minette», qui épousera plus tard Helvétius et que courtisera le vieux Benjamin Franklin. Lui-même restera toute sa vie célibataire et on ne lui connaît qu’une relation tardive (et platonique ?) avec la duchesse d’Enville.
Le jeune homme a plus de chance avec l’écriture et se fait remarquer par un Tableau philosophique des progrès de l’esprit humain (1750). Il entre trois ans plus tard au service de l’État en qualité de maître des requêtes, grâce à une dispense du roi en date du 22 mai 1753. Il faut en effet avoir 31 ans et six ans d’expérience pour figurer parmi les 80 maîtres de requêtes qui siègent notamment au Conseil du Roi et Turgot n’a encore que 26 ans…
Dans le même temps, il participe aux salons parisiens qui réunissent la fine fleur de France, d’Europe et d’Amérique, une pléiade de grands esprits comme jamais peut-être le monde n’en a connus.
C’est le début d’un parcours exceptionnel qui fait de Turgot l’une des figures les plus représentatives du Siècle des Lumières.
À la différence de la plupart de ses homologues, il a le privilège de ne pas seulement deviser mais aussi d’agir et de se frotter au terrain, d’abord en accompagnant l’économiste Jacques de Gournay, intendant du commerce, dans ses tournées d’inspection en province (1753-1756) puis comme intendant du Limousin (1761-1774) enfin comme contrôleur général des finances ou ministre de l’Économie (1774-1776).
André Larané

Paris : les délices de la conversation

Turgot lit et écrit toute sa vie, en français, en latin et en quelques autres langues. Très tôt, il a la passion de comprendre les ressorts de l’activité humaine. Sa bibliothèque, riche de 5000 ouvrages atteste de l’étendue de sa culture.
Il publie des mémoires sur à peu près tous les sujets à l’exception de la théologie, dont il s’est détourné à la fin de ses études, après avoir publié un traité sur la tolérance : Lettre à un grand vicaire sur la tolérance (1753).
Ami de Diderot et d’Alembert, maîtres d’œuvre de l’Encyclopédie, Turgot publie dans celle-ci cinq articles remarqués : Étymologie, Existence, Foires et Marchés, Fondations, Expansibilité des gaz. Il dialogue avec le savant Lavoisier sur la chimie mais c’est avant tout à l’économie qu’il porte le plus d’attention.
Turgot se lie avec les «physiocrates» tels Gournay, Quesnay et surtout son ami Du Pont [Sous la Révolution, ce brillant économiste, fils d’un horloger parisien, sera contraint d’émigrer aux États-Unis où son fils fondera sous son nom une entreprise qui est aujourd’hui le N°1 mondial de la chimie]. Comme eux, il pense que les règlements, même lorsqu’ils partent d’un bon sentiment, finissent par tuer l’initiative en devenant pléthoriques. Mais à leur différence, il ne croit pas que l’agriculture soit le seul fondement de la richesse des Nations. Les manufactures et le commerce lui paraissent des constituants tout aussi essentiels.
Chez le «philosophe» Helvétius, il a plusieurs fois l’occasion de s’entretenir avec Adam Smith. Cet Écossais était alors connu pour sa Théorie des sentiments moraux et pensait que l’homme était guidé par ses sentiments bien plus que par la raison. Turgot partage son opinion, à l’encontre de ses amis physiocrates qui voient en l’homme un être absolument rationnel (le précurseur de «l’homo aeconomicus»).
Aux origines de l’économie classique
Le public fait bon accueil à l’ouvrage clé de Turgot : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766).
On retrouve dans ce court traité l’essentiel des idées qui ont cours dans l’Europe des Lumières en matière d’économie et seront reprises dix ans plus tard par Adam Smith dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations (1776), un épais ouvrage dans lequel on a coutume d’y voir l’acte de baptême de l’économie politique.
Turgot décrit dans ses Réflexions une société diversifiée où l’agriculture, les manufactures et le commerce concourent ensemble à la richesse commune. Il montre comment les cultivateurs tendent à exploiter d’abord les terres les plus riches avant d’être obligés de se rabattre sur les autres, ce qui produit des inégalités de revenus entre les premiers et les seconds. Les échanges permettent aussi aux uns et aux autres de se spécialiser dans les productions les mieux adaptées à leur sol. De la même façon, dans les manufactures, la division des tâches permet d’accroître la production.
Les propriétaires les mieux dotés et les plus efficients peuvent investir leurs surplus et étendre ainsi leurs activités. À partir d’un certain niveau de revenu, ils deviennent des capitalistes en mesure de faire travailler les autres, métayers, fermiers ou salariés.
Selon une idée que reprendra Karl Marx, théoricien de la lutte des classes, le simple ouvrier, qui n’a que ses bras, doit vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher selon l’accord qu’il fait avec celui qui paie son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu’il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance.

Limoges : l’épreuve du terrain

Le 8 août 1761, à 34 ans, précédé par sa réputation d’économiste, Turgot devient intendant de la généralité de Limoges, qui inclut l’actuel Limousin mais aussi la région d’Angoulême. Pendant les 14 années à la tête de la généralité, il s’applique à faire le bonheur de ceux qu’il qualifie de «sots limousins» en mettant en pratique ses principes.
Il étend le réseau routier en recourant à un impôt paroissial et non plus à la corvée, un travail non rémunéré qui pesait sur les paysans. Il encourage les nouvelles manufactures de porcelaine destinées à exploiter les mines de kaolin locales et remplacer les importations coûteuses en provenance de Chine. Il embellit les villes, fonde une école vétérinaire, introduit le mérinos et la pomme de terre, crée des ateliers de charité… Il tente aussi de recruter la milice par engagement volontaire et non plus contraint.
Dans ces entreprises, il bénéficie du soutien de l’abbé Terray, son prédécesseur au contrôle général des Finances. Mais cela ne suffit pas pour surmonter l’inertie du peuple et de l’administration. Il ne pourra achever aucune de ses entreprises limousines, pas même le cadastre destiné à établir une imposition équitable des propriétaires terriens. À cette occasion, il tente de faire agréer une unité de mesure universelle. Cette unité, le «mètre», sera officialisée bien après sa mort par la Convention le 7 avril 1795.
Infidèle à son austère hôtel de Limoges, Turgot voyage beaucoup. Il fréquente assidûment les salons de Madame Geoffrin, veuve d’un actionnaire de Saint-Gobain, établie rue Saint-Honoré, de la comtesse de Boufflers, de la marquise du Deffand ou encore de la duchesse d’Enville à laquelle le lie un profond attachement en dépit de son célibat de vieux garçon timide.
Il retrouve dans ces salons ses amis d’Alembert, Diderot et Condorcet mais aussi les mathématiciens Lagrange et Laplace… sans compter des étrangers comme le marquis de Beccaria, qui a révolutionné la justice, le spirituel Arthur Young, David Hume ou encore Benjamin Franklin, auquel il dédie un petit vers de son invention : «Eripuit caelo fulmen sceptrumque tyrannis» [Aux dieux il a arraché la foudre (avec le paratonnerre) et aux tyrans leur sceptre (en soulevant les colons contre le roi d’Angleterre)].

Versailles : l’épreuve du feu

À son avènement, le jeune roi Louis XVI se laisse convaincre d’appeler Turgot au gouvernement pour complaire au clan «philosophique». L’homme des Lumières entre en juillet 1774 au ministère de la Marine, un poste très important compte tenu de son budget. Le mois suivant, le 24 août 1774, il est promu au contrôle général des finances à l’occasion de la «Saint-Barthélemy des ministres».
Les derniers ministres de Louis XV quittent la scène. C’est la fin du «triumvirat» Maupeou-Terray-d’Aiguillon, qui avait tenté avec mérite de consolider la monarchie, et le retour triomphal du vieux Maurepas, disgracié trente ans plus tôt en raison d’une mauvaise plaisanterie. Pour signifier le changement, celui-ci ne trouve rien de mieux que de rappeler les anciens Parlements. Ces derniers vont dès lors s’opposer de toutes leurs forces à toutes les réformes…
Aux finances, Turgot hérite de l’assainissement des comptes accompli par son prédécesseur, l’abbé Terray. Mais il reste un déficit de 22 millions de livres assez important pour que son prédécesseur ait recommandé la banqueroute.
Turgot veut éviter cette solution par laquelle l'État se reconnaît incapable de rembourser ses créanciers, car elle ruinerait la confiance du public et rendrait impossible tout nouvel emprunt.
Dès l’annonce de sa nomination, il adresse par écrit au roi sa profession de foi :
«Point de banqueroute ;
«Point d’augmentation d’impôts ;
«Point d’emprunts.
«Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées.
«Point d’augmentation d’impôts, la raison en est dans la situation de vos peuples, et encore plus dans le cœur de Votre Majesté.
«Point d’emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute, ou l’augmentation des impositions. II ne faut en temps de paix se permettre d’emprunter que pour liquider les dettes anciennes, ou pour rembourser d’autres emprunts faits à un denier plus onéreux.
«Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette. Sans cela, le premier coup de canon forcerait l’État à la banqueroute.»
Il fait quelques économies en taillant dans les dépenses de la Maison du roi et en supprimant les corps de parade. Lui-même renonce à une partie des revenus que l'usage concède au contrôleur général des finances, notamment au «pot-de-vin» (sic) versé par la Ferme générale.
 Comme cela est loin de suffire, il engage des réformes audacieuses pour faire rentrer les impôts et libérer l'économie des entraves administratives. Mais ses soutiens sont minces face à l’opposition des privilégiés - en particulier des parlementaires et de la Cour - et de la reine elle-même, qui n’hésite pas à s’immiscer dans les luttes de factions entre les prétendants au gouvernement, partisans de Choiseul, de Maurepas ou de Maupeou.
Il ne bénéficie à proprement parler que de l’indéfectible soutien du garde des sceaux Malesherbes, lequel est plein de bonnes intentions mais mauvais manœuvrier. Il peut compter aussi sur l’amitié de l’abbé de Véri, qui l’a introduit auprès de Maurepas, de Du Pont et de son disciple Condorcet, sans parler du «roi Voltaire», qui n’a de cesse de chanter ses louanges.
Parmi ses réformes figure l’abolition des «contraintes solidaires» par lesquelles les paysans devaient répartir entre eux le montant de l’impôt réclamé à leur village. Il s’ensuivait beaucoup de rancœurs et d’injustices. En remplacement de cela, Turgot commence à mettre en place des collecteurs rémunérés par la puissance publique (décret du 3 janvier 1775).
Pour cet économiste des Lumières, sensible aux réalités humaines (à la différence de bien des économistes actuels), c’est en effet moins le poids de l’impôt qui porte préjudice à l’activité que son caractère arbitraire et son injuste répartition. Les contribuables qui se sentent à tort ou à raison injustement pressurés tendent à dissimuler leurs biens, voire à se mettre en retrait de la société.
L’élan réformateur du ministre va très vite se briser sur le projet de libération du commerce des grains. Turgot abolit les règles de marché qui entravaient la circulation des grains dans le Royaume et impose la liberté de stocker, vendre et exporter.
Sa conviction est qu’en cas de pénurie dans une province, avec la hausse des prix, les commerçants et les producteurs des autres provinces n’auront rien de plus pressé que d’y expédier tous leurs surplus et, de cette façon toute naturelle, le régime de liberté assurera en permanence une répartition équilibrée des subsistances sur l’ensemble du territoire national.
Mais il oublie que, livrés à eux-mêmes, les négociants d’une province périphérique, par exemple la Flandre, pourraient trouver plus avantageux de vendre leurs surplus de l’autre côté de la frontière que de le transporter aux extrémités du Royaume.
Plus gravement, il engage la réforme sans prendre garde à la conjoncture. Or, l’on est à la veille d’une mauvaise récolte et le peuple n’allait pas manquer de mettre la pénurie sur le compte de la libération des prix. Du temps des règlements, il n’accusait de ses malheurs que les saisons. Ensuite, il en a accusé la nouvelle administration.
Au printemps 1775, dans plusieurs villes du bassin parisien, à Paris et même à Versailles, de pauvres diables prennent d’assaut les boulangeries et les moulins. Le contrôleur général des finances doit sévir et faire pendre en place de Grève deux meneurs, l’un de 28 ans, l’autre de 16. C’est à partir de là qu’il perd la confiance du roi.
La même année, désespérant de réformer les institutions, Turgot fait présenter au roi par son ami Du Pont un Mémoire sur les municipalités dans lequel il préconise que la gestion des affaires courantes aux différents étages de la société, des paroisses à la capitale, soit confiée à des assemblées élues de propriétaires. Elles se subsisteraient aux «Parlements», en fait des cours de justice pleines de privilégiés imbus de leur fonction dont il n’a pas le courage d’empêcher le retour à l’avènement de Louis XVI, après qu’ils eurent été exilés par Louis XV.
Dans le même élan, Turgot préconise le rachat des droits seigneuriaux par les paysans, le mariage civil pour les protestants, la laïcisation de l’enseignement et de l’assistance, la soumission du clergé à l’impôt. Autant de mesures proprement révolutionnaires dont on a peine à penser rétrospectivement qu’elles aient pu être émises par le ministre d’un «monarque absolu».

La chute

Le 5 janvier 1776, Turgot joue son va-tout et publie six édits dont deux vont hérisser contre lui l’opinion et causer sa perte.
Proclamant en préambule la liberté du travail, il tente en premier lieu d’abolir d’un trait de plume les jurandes et les maîtrises qui structuraient chaque secteur professionnel. Dérivées des corporations du Moyen Âge, ces institutions s’étaient gâtées avec le temps. Elles n’étaient plus l’expression de toute la profession, maîtres et compagnons confondues, mais seulement un jouet entre les mains des maîtres les plus riches et les plus influents.
Elles conservaient néanmoins une grande valeur symbolique. Turgot soulève contre lui l’immense majorité de l’opinion en tentant de les supprimer plutôt que de simplement rétablir la démocratie et le droit en leur sein. Il ne maintient que les métiers «de danger» sous contrôle policier (barbiers-chirurgiens, apothicaires, perruquiers, serruriers, imprimeurs et libraires).
En second lieu, Turgot remet en selle son projet de remplacer les corvées par un impôt sur tous les propriétaires, y compris les nobles et le clergé. C’en est trop. Il obtient du roi qu’il impose l’enregistrement des Six Édits par le lit de justice du 6 mars 1776, à Versailles, mais l’opposition ne se démonte pas. La reine Marie-Antoinette, fâchée que le ministre ait refusé une faveur à son amie la duchesse de Polignac, se joint à la curée.
Turgot a encore le temps, le 24 mars 1776, de créer la Caisse d’escompte. C’est la première banque officielle depuis l’échec de Law, un demi-siècle plus tôt.
Démis le 12 mai 1776, après vingt mois seulement au gouvernement, il écrit au roi, qui n’a encore que vingt-deux ans : «N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles 1er sur le billot… Je souhaite que le temps ne me justifie pas.» Son dernier successeur aux Finances, le banquier Jacques Necker, reprendra son programme de réformes après l’avoir critiqué quand il tentait de le mettre en œuvre contre le Parlement, la Cour, la reine Marie-Antoinette et même le peuple.
Renvoyé à ses lectures, Anne Robert Jacques Turgot s’éteint le 18 mars 1781. Il est inhumé à côté de son père, l'ancien prévôt des marchands Michel Turgot, dans la chapelle du futur hôpital Laennec, au sud de Paris.
L’intervention militaire de la France en Amérique aggrave la crise financière. Sept ans plus tard, le roi se résoudra à convoquer les états généraux et ce sera le début de la Révolution.
En deux ans, l’Assemblée nationale accomplira alors toutes les réformes dont avait rêvé Turgot et bien plus encore. Il n’avait manqué au ministre que la légitimité démocratique pour y parvenir.

Bibliographie

Turgot fait l’objet d’une excellente biographie Jean-Pierre Poirier : Turgot (Perrin, 1999) et l’on peut approfondir la période critique de son ministère avec l’ouvrage-clé d’Edgar Faure : La Disgrâce de Turgot (Gallimard, 1961), un régal pour initiés. On peut aussi lire sans difficulté l’ouvrage le plus connu de Turgot lui-même : Réflexions sur la formation et la circulation des richesses (Turgot, 1766).

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