mardi 14 août 2012

PHILIPPE DAUDET Essai de mise au point (II)

Le professeur René Pillorget poursuit ici sa passionnante et bouleversante enquête sur la disparition de Philippe Daudet, trouvé mort en taxi en novembre 1923. Après l'exposé des faits, voici les suites rocambolesques d'une affaire ignoble qui couvre la République de honte.
Lannes, contrôleur général de la Sûreté, confère avec Delange, contrôleur général du service des recherches, et avec Marlier, directeur de la Sûreté. Marlier téléphone à ses subordonnés : « Le 24 novembre 1923. Personnalité prévenue qu'un anarchiste doit faire aujourd'hui un coup à Paris. Passera entre 3 et 4 à la librairie, 2e maison de la rue du Chemin vert, boulevard Beaumarchais. Sûreté a envoyé provisoirement inspecteurs. Corpulence moyenne, 18 à 20 ans, ayant pardessus beige, grands pieds ; est armé. » Le déploiement de policiers qui s'ensuit est imposant : le contrôleur général Delange, les commissaires Blondel, Granger, Peudepièce, les inspecteurs Braise, Fournon, Gagneux, Mansuy et Roch.
Les lacunes de l'enquête
Philippe, arrivé à la librairie entre 15 h 30 et 16 heures, serait reparti presque aussitôt. Alors que ces policiers ont procédé à la vérification des papiers de nombreux passants, ils l'auraient laissé circuler sans rien lui demander. Il aurait pu ainsi se rendre à la place de la Bastille sans être inquiété. Ce que d'aucuns trouvent étonnant, sinon parfaitement invraisemblable.
En tout cas, les anarchistes, obligés de reconnaître que l'un d'eux et non des moindres – le secrétaire général de l'un de leurs comités – est un indicateur de police, se montrent « honteux et confus ». Les communistes, qui les détestent, leur prodiguent des sarcasmes dans L'Humanité. D'autres journaux soulignent les extraordinaires lacunes de l'enquête. La voiture 7657 E n'a pas été saisie et mise sous scellés, ainsi qu'il est obligatoire en pareil cas. Le chauffeur Bajot a pu regagner son garage, la nettoyer à grande eau. Ce n'est qu'au bout de plusieurs jours que les policiers y ont ramassé une douille de cartouche. Le revolver aurait dû porter les empreintes de Philippe. Or, il n'y en a aucune. Tout cela est, pour le moins, étrange.
Dans les colonnes de L'Action Française, Léon Daudet affirme que son fils a été victime de « la racaille policière et indicatrice de la rue Louis Blanc ». Il insiste sur la collusion anarcho-policière déjà dénoncée à propos du crime de Germaine Berton. Pour lui, la Sûreté générale a interpellé Philippe à son retour du Havre, l'a séquestré jusqu'au samedi, et l'a assassiné après lui avoir fait écrire, sous la menace, la profession de foi anarchiste publiée dans le Libertaire. Le crime, dit-il, a eu lieu dans le sous-sol de la librairie, là où Le Flaouter entrepose les plus rares de ses livres érotiques. Puis, toujours selon son père, Philippe, moribond, aurait été dépouillé de ses papiers, comme de tout indice susceptible de le faire identifier, transporté jusqu'au taxi de « l'indicateur de police Bajot », à charge pour celui-ci d'affirmer avoir entendu un coup de feu lorsqu'il roulait sur le boulevard Magenta. D'ailleurs Bajot se trouve à la discrétion de la police, à cause de délits commis par son fils, qui a récemment fait un séjour en prison, et à qui l'on a suspendu sa licence de chauffeur de taxi... Il s'agit d'un crime avec préméditation, proclame Léon Daudet, ayant pour mobile la volonté de la police politique, souvent attaquée par lui, de le compromettre dans un scandale.
Bajot fait condamner Léon Daudet
Après treize mois d'instruction, le juge Barnaud laisse entendre qu'il va rendre une ordonnance de non-lieu. Alors, le 26 janvier 1926, Léon Daudet porte plainte, nommément, contre les policiers qui ont « surveillé » la librairie Le Flaouter le 24 novembre 1923, contre Lannes, Delange et Marlier devenu depuis peu préfet de la Corse. Le conseiller Laugier, chargé d'instruire cette nouvelle plainte, rend le 31 juillet une ordonnance de non-lieu. Entre temps, le chauffeur Bajot, qualifié par L'AF d'« indic » et de faux témoin, a porté plainte pour diffamation contre le directeur du journal, Léon Daudet.
Le 16 octobre, le procès s'ouvre devant la cour d'assises de la Seine. Il donne lieu à dix-neuf audiences, dont deux nocturnes, fertiles en incidents. Bajot est assisté par Me Louis Noguères, député socialiste des Pyrénées orientales, et Daudet par le bâtonnier de Roux et par Xavier Vallat, ancien député de l'Ardèche. Il n'en est pas moins condamné à cinq mois de prison ferme, à 1 500 francs d'amende, et à 25 000 francs de dommages-intérêts en faveur de Bajot. Le gérant de L'AF, Joseph Delest, est condamné à deux mois de prison. Verdict qui soulève une indignation qui s'étend bien au-delà des amis et des sympathisants de L'Action Française.
Prisionnier "libéré"
La cour de Cassation rejette le pourvoi de Daudet en février 1926 et la chambre criminelle refuse sa demande de révision pour faits nouveaux. Le 15 mai 1927, Léon Daudet refuse de se constituer prisonnier, ainsi qu'il le lui a été ordonné, et s'enferme dans la rédaction de L'AF. Un millier de ses partisans se sont assemblés rue de Rome, bien déterminés à le défendre. Le préfet de police Jean Chiappe, agissant avec autant de courtoisie que de diplomatie, réussit à convaincre Daudet qu'il vaut mieux éviter tout incident. Il le conduit lui-même en voiture jusqu'à la prison de la Santé. Douze jours plus tard, le 25 juin 1927, le directeur de cet établissement est appelé au téléphone. « Ici M. Sarraut, ministre de l'Intérieur ; le gouvernement a décidé de libérer immédiatement MM. Daudet, Delest et Sémart (un militant communiste). Pour que ces mesures de grâce ne servent pas de prétexte à des manifestations, veuillez agir sans délai. Libérez d'abord MM. Daudet et Delest, et, quelques instants plus tard, M. Sémard. »
Le directeur rappelle le cabinet du ministre pour vérification. Puis, il libère ses prisonniers. En fait, il a été victime d'une mystification – alors possible, car le téléphone n'est pas encore automatique. Daudet et Delest montent en voiture, échappent aux poursuites et passent la frontière la plus proche. Cette évasion fait, dans la France entière, la joie des journalistes et des chansonniers. De Belgique, Léon Daudet envoie ses articles à L'AF. Son exil durera trente mois : jusqu'au 2 janvier 1930.
Une mort qui reste mystérieuse
La mort de Philippe Daudet demeure mystérieuse. Plusieurs tentatives d'explication ont été formulées et discutées. Aucune n'apparaît pleinement satisfaisante. Thèse officielle : le suicide. Les anarchistes se seraient servis de Philippe, de sa naïveté d'adolescent, pour provoquer un scandale retentissant, susceptible d'atteindre son père – scandale politique ou affaire de moeurs. Le garçon, profondément sincère, aurait découvert la manoeuvre, et, de désespoir, se serait suicidé. À l'appui de cette thèse, on avance l'existence, chez Philippe, de tendances suicidaires antérieures. On a découvert, dans sa chambre de l'hôtel Bellevue, au Havre, une lettre dans laquelle, exprimant sa honte d'avoir dérobé de l'argent à ses parents, il affirme son intention de mettre fin à ses jours. Mais il a déchiré cette lettre, dont les morceaux n'ont été retrouvés que tardivement, et recollés. Thèse de certains membres de l'Action française : Philippe aurait entendu parler d'un projet d'attentat contre son père, conçu par les anarchistes. Ce qui n'était pas invraisemblable : n'oublions pas que celui de Germaine Berton est du 22 janvier précédent, que c'était Léon Daudet qu'elle voulait tuer à l'origine, et non Marius Plateau. Emporté par ses quinze ans, par sa nature généreuse, romanesque, Philippe aurait voulu, incognito, "infiltrer" le milieu anarchiste, en se faisant passer pour acquis à ses idées et faire, en quelque sorte, "le petit détective". Les "anars", ou leurs amis de la police, auraient discerné cette tentative enfantine, et se seraient débarrassés de lui, sans connaître sa véritable identité.
Bavure policière
Thèse de certains anarchistes et aussi de certains amis et conseillers de Léon Daudet : Philippe se rend chez Le Flaouter à l'heure convenue. Les policiers croient avoir affaire à un dangereux anarchiste individualiste, style Germaine Berton, « armé » – Le Flaouter ne l'a-t-il pas dit ? – et déterminé à commettre un attentat contre une personnalité. La mention « armé », alors que Philippe ne l'est pas, contient implicitement l'autorisation de tirer. Les policiers veulent arrêter le jeune homme. Un affrontement se produit, au cours duquel un coup de feu part, et Philippe, accidentellement, se trouve mortellement blessé. S'étant aperçu, après l'avoir fouillé, qu'ils ont tué le fils d'un député de Paris, directeur d'un quotidien et de surcroît polémiste redoutable, affolés à l'idée du scandale et des possibles sanctions, les policiers essaient de camoufler la mort accidentelle en suicide. Ils s'emparent des papiers d'identité du jeune homme, découpent les marques de ses vêtements, et utilisent les services de Bajot, qu'ils tiennent à leur merci.
Thèse de René Bréval : les policiers tendent un piège à Philippe chez Le Flaouter. Il y est arrêté, porteur d'une arme (qui la lui a fournie ?). Ils lui demandent son nom. Tenant entre leurs mains le fils d'un ennemi acharné de la police politique, ils ont l'idée de l'accuser de vouloir assassiner le président de la République. Ils le menacent de l'échafaud, se livrent à un chantage sentimental, lui suggèrent ou lui ordonnent de se suicider, et il obtempère. Théorie qui n'est guère convaincante. Philippe souffrait d'une maladie nerveuse, mais n'était pas un sot.
René PIllorget L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 15 avril au 5 mai 2010
RÉFÉRENCES :
✔ Pierre-Marie Le Flaouter : Comment j'ai tué Philippe Daudet ; 1925, 336 p. Un titre percutant, mais un livre qui n'apporte rien.
✔ Léon Daudet : La vie et la mort de Philippe ; Fayard, 1926, 280 p.
✔ Robert Havard de la Montagne : Histoire de l'Action française ; Amiot-Dumont, 1952, 253 p.
✔ Eugen Weber : L'Action française ; Stock, 1964, 649 p.
✔ René Bréval : Philippe Daudet a bel et bien été assassiné ; éd. du Scorpion, 1959, 189 p.
✔ Léo Malet : Boulevard Magenta ; in Guide du Paris mystérieux ; éd.Tchou, 1966, 765 p.
✔ Albert Marty : L'Action française racontée par elle-même ; Nouvelles Éditions latines, 1986, 491 p.
✔ Gilbert Legros : Le Mystère Philippe Daudet ; in Gilbert Guilleminault : Le Roman vrai de la IIIe et de la IVe République, deuxième partie, 1919-1958 ; Robert Laffont, collection Bouquins.

Aucun commentaire: