Par Bertrand Rouziès-Léonardi
C’est durant le Moyen Âge, du VIIIe au XVe siècle, que s’élabore la notion de travail dans sa signification moderne d’« association de l’homme et de l’outil » (Jacques Le Goff). L’ancien français réserve cependant le mot travail au tourment en général (latin tripalium, “instrument de torture ”), plutôt celui qu’on inflige, d’ailleurs, que celui qu’on endure, et appelle notre travail labor, labeur, pénibilité incluse, ce labeur-là étant surtout celui du retourneur de glèbe.
Ce bref voyage dans le temps montre une chose : il y a toujours une alternative au système, quelque verrouillé et coercitif qu’il soit en apparence, endogène au système.
On distingue alors trois types dans la classe des travailleurs : le type du laborator proprement dit, le paysan, celui qui peine (l’écrasante majorité de la population), le type de l’artifex, l’artisan, celui qui exerce un métier (ars), l’operarius, le type de l’ouvrier, celui qui crée une œuvre (opus).
Le travail, jamais tout à fait délesté de son substrat pénitentiel,
étayé en partie par l’étymologie [1], est réhabilité au XIe siècle par Adalbéron, évêque de Laon, dans son Poème au roi Robert, qui décompose la société en trois ordres fonctionnels ou ordines (voir les fonctions tripartites indo-européennes étudiées par Georges Dumézil) : celui des oratores (ceux qui prient), celui des pugnatores ou bellatores (ceux qui combattent), celui des laboratores
(ceux qui travaillent). Pénétrés que nous sommes de l’idéal
républicain, qui nous fait voir la société féodale comme un régime
d’abus de pouvoir, un regnum impitoyable aux plus faibles, nous
nous représentons les échanges symboliques entre les trois ordres sous
l’aspect d’un triangle dont l’angle sommital serait occupé par les oratores et les bellatores, forcément d’infâmes exploiteurs, et la base, par les laboratores, un
ramas d’esclaves et de demi-esclaves cassés en deux sur leurs outils.
Ce triangle illustre une rupture de contrat qui s’est effectivement
produite (pas partout ni automatiquement), la faute aux tribulations
antiques de la dette [2], mais qui s’est peu à peu résorbée par la
suite, pour revenir aux formes contractuelles initiales, le roi
s’instituant en recours en cas de litige.
Plutôt
que de projeter sur la société d’ordres médiévale une imagerie d’Épinal
héritée des élucubrations philosophiques (celles de Montesquieu, par
exemple, dans L’esprit des lois, 1748) et de l’historiographie prérévolutionnaire (voir les Essais historiques sur Paris
de Germain-François Poullain de Sainte-Foix, 1754-1757), et fixée pour
plusieurs siècles, à l’occasion du grand déballage de pratiques
fantaisistes auquel donna lieu la fameuse nuit du 4 août 1789 [3],
analysons l’image que s’en faisaient les contemporains. Il s’agit d’une lettre ornée d’une copie du Livres dou santé d’Aldobrandino de Sienne (Londres, Bristish Library, Sloane 2435) datée de la fin du XIIIe
siècle. De triangle, point. Plutôt un cercle, celui de la panse de la
lettre, qui délimite une sorte de vignette. Le cercle symbolise la
perfection de la loi divine, cadre ultime de toute organisation. Que
nous montre la vignette ? Un chevalier en tenue de campagne (heaume,
haubert et surcot) encadré par un clerc (robe et tonsure) et un
laboureur (tunique et bêche). Le clerc lui donne des règles de bonne
conduite, le laboureur lui donne une part de son revenu en échange de sa
protection. Les trois sont alignés et de même taille, ce qui suppose
entre eux des liens de réciprocité (horizontalité) plutôt que des liens
de servitude (verticalité). Le chevalier n’a pas d’épée visible ; sa
jambe gauche passée devant la jambe droite du laboureur ne témoigne pas
d’une précellence ou d’un empiètement, mais confirme le rôle protecteur
signifié par l’écu. C’est le rôle défensif du bellator, sa
vocation première pour ainsi dire, qui est valorisé. Son écu ne protège
pas le clerc, dont le bouclier le plus efficace reste la foi, mais le
motif de la croix qui est peint dessus suggère que l’Église peut compter
sur son secours. Le clerc lève l’index de sa main droite, comme s’il
rappelait le chevalier à ses devoirs. Le seul outil visible est la bêche
sur laquelle s’appuie un laboureur. L’homme est conscient de sa force
et de son importance ; sa pose est fière, à des lieues de l’abattement
de la condition servile. Sa bêche est l’axe véritable de la société
féodale. Normal. Les fortunes des deux autres en dépendent. (…)
Ce
bref voyage dans le temps montre une chose : il y a toujours une
alternative au système, quelque verrouillé et coercitif qu’il soit en
apparence, endogène au système. Il aura fallu cinq siècles pour que le dévoiement du contrat d’association du petit propriétaire et du « patron »
soit rectifié en faveur du premier. Notre société est encore une
société d’ordres, mais dans sa version primitive, déséquilibrée. Les
contre-poussées peinent à s’y manifester. Le garde-fou clérical a été
élagué et on lui a substitué le garde-fou médiatique, sans qu’aucune
amélioration notable de la surveillance ait été constatée. Les laboratores modernes, pourtant
beaucoup plus instruits et mieux dotés que leurs homologues médiévaux,
en sont encore à méconnaître leur force plus de deux siècles après la
Révolution. On leur serine que la croissance repose sur leurs épaules et
ils n’en tirent aucun argument pour exiger de ceux qu’ils soulagent du
soin de produire l’abolition de la servitude et son remplacement par le
service réciproque. Tant que cette première étape dans la
conscientisation n’aura pas été franchie, les initiatives développées
hors cadre n’auront pas de prise sur les publics qu’elles visent. En
affirmant que « les rois et les pontifes eux-mêmes sont […] les véritables esclaves des serfs »,
Adalbéron faisait plus que réhabiliter une classe, il ouvrait la porte à
l’éclatement du système qu’il venait de poser. Et de fait, la
contre-poussée vigoureuse du peuple, 750 ans plus tard, assujettirait un
roi-citoyen à la loi commune.
Nietzsche, commentant la phraséologie socialiste, affirmait que l’ouvrier serait libre dès lors qu’il cesserait de se considérer comme membre d’une classe. C’est la deuxième étape. Après avoir découvert sa force, le laborator renonce à en user pour s’arroger le pouvoir d’asservir à son tour son prochain. Je suis conscient que c’est l’étape la plus difficile à concevoir, car la passer revient à abdiquer le peu de pouvoir que nous avons, à liquider notre rêve d’ascension sociale, à rendre fluide ce qui était visqueux et nous laissait le temps d’apprécier la distance qui nous sépare d’autrui. Pourtant, c’est à ce niveau-là que l’alternative endogène et l’alternative exogène peuvent se rencontrer et s’épauler l’une l’autre, dans la recherche d’un nouveau régime d’association. Nous en sommes loin. Troubadours et trouvères sont parvenus à rendre accros au service d’amour des barons incultes habitués à se servir. Ce qu’ils ont obtenu de leurs maîtres, arriverons-nous à l’obtenir des nôtres ?
Notes :
[1] J’ai dit ailleurs sur ce blog qu’on saute un peu vite par-dessus l’autre sens de tripalium, le « travail » des éleveurs, outil de contention.
[2] Voir le billet de Cédric Mas.
[3] La palme de l’inventivité revient au député de la Constituante Le Guen de Kerengal, qui se dit « paysan breton » alors qu’il est négociant en toiles, lequel évoque, avec les trémolos d’indignation idoines qu’on imagine, « ce
bizarre droit établi dans quelques-unes de nos provinces, par lequel
les vassaux sont obligés de battre l’eau des marais quand la dame du
lieu est en couches, pour la délivrer du bruit importun des grenouilles […] ». Et l’imposteur de lancer un défi d’ivrogne à l’assemblée : « Qu’on
nous apporte ces titres qui obligent les hommes à passer des nuits
entières à battre les étangs pour empêcher les grenouilles de troubler
le sommeil de leurs voluptueux seigneurs ». Voir Patrick Kessel, La nuit du 4 août 1789,
Paris, Arthaud, 1969, pp. 142-143. Cette fable des grenouilles devait
faire florès dans les manuels d’histoire de la République.
(…)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire