L'ART MILITAIRE, LES ARMES
L'ordre profond
Tout se passe comme si au Moyen Age, sauf exceptions (Azincourt, à cause de la presse), la ligne de bataille des cavaliers était mince : un, deux, trois rangs de profondeur au maximum, ce qui donnait couramment, en dépit de la médiocrité des effectifs, des fronts de 1.000 à 2.000 m. En 1463, Jean Rodant, canonnier et portier du château de L'Ecluse, formé à l'école de François de Surienne, dit l'Aragonais (ce dernier ayant été l'un des meilleurs capitaines « anglais » de la dernière partie de la guerre de Cent ans), donne le conseil suivant à Philippe le Bon au sujet d'un corps expéditionnaire destiné à la croisade contre la Turquie : « Pour mettre vos 6.000 combattants en bataille, il faut compter 3 000 pas d'homme, c'est à entendre à chaque pas deux hommes » : en l'occurrence une seule ligne de combattants, à raison de deux par mètre.
Cependant, dès le Moyen Age, il est probable que les gens de pied (ainsi les piquiers flamands) aient été disposés de façon moins étirée. Malgré tout, le grand changement, qui s'introduit lors des guerres entre Charles le Téméraire et les Suisses, consiste en ce que ces derniers adoptèrent systématiquement une forme géométrique — en gros carrée — pour leurs « bataillons » ; 7.000, 8.000, 10.000 hommes purent ainsi constituer un seul corps, une seule phalange, hérissée de piques, les enseignes flottant au milieu, qui se déplaçaient en masse, pesamment. Or, à partir, semble-t-il, du début du XVIe siècle, en raison de sa prépondérance numérique et de son rôle stratégique, ce fut l'infanterie des piquiers qui forma l'ossature de l'ordre de bataille : la cavalerie dut s'y adapter. Au lieu de se disposer en ligne, elle eut tendance à se déplacer « en file ».
En langue française, le premier théoricien du nouvel art militaire fut Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein (1456-1528), un « Bourguignon » qui servit Maximilien de Habsbourg aussi bien que Charles VIII et Louis XII. Il résume son expérience de la guerre (dernier quart du XVe siècle, premières années du XVIe) dans son Instruction de toutes manières de guerroyer tant par terre que par mer dont il existe un assez grand nombre de manuscrits et qui fut imprimée à Paris en 1558. L'œuvre elle-même a dû être rédigée en 1516. Si l'on s'attend, écrit-il, à une « besogne », à une « rencontre », bref à une bataille rangée, il conviendra de placer en avant, à gauche et à droite, l'artillerie. Elle s'arrêtera à portée de tir de l'ennemi, les pièces seront alors retournées et les chevaux désattelés. En arrière, à environ un jet d'arc (100, 150 m), le dispositif comprendra au centre une masse de gens de pied en ordre profond et serré : les premiers et les derniers rangs, ainsi que les flancs, seront réservés aux piquiers, le cœur aux hallebardiers. Cette masse de piétons sera précédée par quelques dizaines de « compagnons perdus ». A gauche, on disposera les gens de trait à pied, « en quatre de front tout le long de vos avant-dits piétons jusques aux derniers » : ainsi une sorte de colonne profonde et assez étroite pour que les piquiers puis- sent les soutenir, se porter à leur secours, en cas de choc de l'adversaire. A droite, parallèlement à la masse des gens de pied, sur une largeur de 20 chevaux seulement, les « chevaucheurs » : hommes d'armes en tête, puis coutiliers et demi-lances, enfin deux rangs d'hommes d'armes, pour fermer la marche. Quant aux gens de trait à cheval, ils seront placés derrière l'artillerie.
Si
les effectifs le permettent, il y aura à gauche et à droite du corps de
bataille principal une « avant-garde » et une « arrière-garde », mais
ayant la même disposition que le corps de bataille et destinées à être
engagées simultanément.Tout se passe comme si au Moyen Age, sauf exceptions (Azincourt, à cause de la presse), la ligne de bataille des cavaliers était mince : un, deux, trois rangs de profondeur au maximum, ce qui donnait couramment, en dépit de la médiocrité des effectifs, des fronts de 1.000 à 2.000 m. En 1463, Jean Rodant, canonnier et portier du château de L'Ecluse, formé à l'école de François de Surienne, dit l'Aragonais (ce dernier ayant été l'un des meilleurs capitaines « anglais » de la dernière partie de la guerre de Cent ans), donne le conseil suivant à Philippe le Bon au sujet d'un corps expéditionnaire destiné à la croisade contre la Turquie : « Pour mettre vos 6.000 combattants en bataille, il faut compter 3 000 pas d'homme, c'est à entendre à chaque pas deux hommes » : en l'occurrence une seule ligne de combattants, à raison de deux par mètre.
Cependant, dès le Moyen Age, il est probable que les gens de pied (ainsi les piquiers flamands) aient été disposés de façon moins étirée. Malgré tout, le grand changement, qui s'introduit lors des guerres entre Charles le Téméraire et les Suisses, consiste en ce que ces derniers adoptèrent systématiquement une forme géométrique — en gros carrée — pour leurs « bataillons » ; 7.000, 8.000, 10.000 hommes purent ainsi constituer un seul corps, une seule phalange, hérissée de piques, les enseignes flottant au milieu, qui se déplaçaient en masse, pesamment. Or, à partir, semble-t-il, du début du XVIe siècle, en raison de sa prépondérance numérique et de son rôle stratégique, ce fut l'infanterie des piquiers qui forma l'ossature de l'ordre de bataille : la cavalerie dut s'y adapter. Au lieu de se disposer en ligne, elle eut tendance à se déplacer « en file ».
En langue française, le premier théoricien du nouvel art militaire fut Philippe de Clèves, seigneur de Ravenstein (1456-1528), un « Bourguignon » qui servit Maximilien de Habsbourg aussi bien que Charles VIII et Louis XII. Il résume son expérience de la guerre (dernier quart du XVe siècle, premières années du XVIe) dans son Instruction de toutes manières de guerroyer tant par terre que par mer dont il existe un assez grand nombre de manuscrits et qui fut imprimée à Paris en 1558. L'œuvre elle-même a dû être rédigée en 1516. Si l'on s'attend, écrit-il, à une « besogne », à une « rencontre », bref à une bataille rangée, il conviendra de placer en avant, à gauche et à droite, l'artillerie. Elle s'arrêtera à portée de tir de l'ennemi, les pièces seront alors retournées et les chevaux désattelés. En arrière, à environ un jet d'arc (100, 150 m), le dispositif comprendra au centre une masse de gens de pied en ordre profond et serré : les premiers et les derniers rangs, ainsi que les flancs, seront réservés aux piquiers, le cœur aux hallebardiers. Cette masse de piétons sera précédée par quelques dizaines de « compagnons perdus ». A gauche, on disposera les gens de trait à pied, « en quatre de front tout le long de vos avant-dits piétons jusques aux derniers » : ainsi une sorte de colonne profonde et assez étroite pour que les piquiers puis- sent les soutenir, se porter à leur secours, en cas de choc de l'adversaire. A droite, parallèlement à la masse des gens de pied, sur une largeur de 20 chevaux seulement, les « chevaucheurs » : hommes d'armes en tête, puis coutiliers et demi-lances, enfin deux rangs d'hommes d'armes, pour fermer la marche. Quant aux gens de trait à cheval, ils seront placés derrière l'artillerie.
Philippe de Clèves ne manque pas de remarquer que la pratique moderne est différente de l'usage ancien, où l'ordre mince était de rigueur : les gens de cheval « sengles », c'est-à-dire sur un seul rang, les gens de pied « de trois à quatre d'épais » seulement. Autrefois, poursuit-il, les combats voyaient l'engagement successif de l'avant-garde, puis de la bataille centrale, enfin de l'arrière-garde, d'où des rencontres qui duraient trois ou quatre heures, parfois une demi-journée. Aujourd'hui tout se règle beaucoup plus rapidement. C'est pourquoi il est inutile de respecter ce précepte de l'art militaire, classique au moins depuis Végèce : avoir l'avantage du soleil et du vent. A cause de la brièveté des batailles, peu importe désormais d'avoir le soleil dans l’œil, ou d'être face au vent. De même Végèce recommandait d'avoir pour soi la pente du terrain, de dominer l'ennemi, même de peu. Or Philippe de Clèves préconise le choix inverse et estime préférable d'avoir le « pied montant » que le « pied pendant », et cela « pour l'amour de l'artillerie car jamais artillerie qui tire de haut en bas ne fait tant de meurtre aux ennemis que celle qui vient de bas en haut ».
Même lorsqu'il ne se montre pas aussi novateur, le seigneur de Ravenstein cherche à favoriser à tout prix l'ordre et la discipline : ainsi, conformément à la tradition médiévale, il admet que l'un des buts essentiels de la guerre, pour les combattants, soit de faire du butin. Mais il insiste sur le fait que la recherche du butin ne doit jamais mettre en péril la cohésion des troupes : aussi, avec plus de force qu'on ne l'avait fait avant lui, prescrit-il, au cours d'une opération donnée, la mise en commun scrupuleuse de tout le butin qui sera ensuite rassemblé et dont le profit sera réparti, conformément au rang de chacun, sous la responsabilité du seul « maréchal de l'ost » et sous le contrôle des capitaines de compagnie.
Artillerie
De la fin du XVe au milieu du XVIe siècle, l'artillerie connaît un accroissement régulier, d'autant plus impressionnant que déjà vers 1500 c'était une arme importante, absorbant entre 6 et 8 % des dépenses militaires. Datant du début de 1544, une estimation des ressources entreposées dans quinze places couvrant la frontière nord de la France parle de 279 pièces (canons, couleuvrines et faucons), plus 733 « hacquebutes » à croc : le poids-métal de toute cette artillerie pouvait correspondre à 300 t actuelles. Elle disposait de 25.000 boulets de fer et de près de 200.000 livres de poudre. Or, les responsables militaires estiment que, face à la menace conjointe de Charles Quint et de Henri VIII, cette dotation est largement insuffisante : ils demandent donc 170 autres pièces, plus 10 mousquets — une quasi-nouveauté, à l'époque, en France — et 842 hacquebutes à croc : disons 140 de nos tonnes. Pour ces nouvelles pièces, 24.000 boulets sont prévus, et 312.000 livres de poudre.
Plus encore qu'au XVe siècle, l'une des principales préoccupations était la recherche du salpêtre. En 1538, en même temps qu'il levait sur les villes une taxe pour la solde de l'infanterie, François 1er leur intima l'ordre d'une part d'entretenir un certain nombre de salpêtriers (2, 3, 4 par localité), d'autre part de rassembler une certaine quantité de salpêtre, devant être ensuite livrée aux trois trésoriers des salpêtres. C'est ainsi qu'en deux ans Paris devait se procurer 80.000 livres ; Angers, 10.000 ; Dijon, 10.000 ; Reims, 12 000 ; Rouen, 50.000 ; Toulouse, 40.000 ; Lyon, 25.000; La Rochelle, 36.000; Albi, 8.000 ; Alençon, 4.000 ; Nîmes, 8.000 ; Riom, 6.000. Une nouvelle étape fut franchie en 1544. Cette fois l'imposition totale s'élevait pour deux ans à 803.700 livres. Ce qui devait permettre la confection de 250.000 kg de poudre par an. Parallèlement, le nombre des salpêtriers du roi, libres d'impôts, était porté à 300, chacun d'eux devant recevoir du maître général de l'artillerie de France une commission qui lui indiquerait les quantités exigées. Ce salpêtre serait acheté au taux de 9 livres tournois les 100 livres ; une fois raffiné et mis en caque, il devait être transporté dans l'un des quatorze greniers existant dans quatorze villes. Une somme de 36.000 livres tournois était prévue chaque année pour l'achat du salpêtre. Ce qui revenait à confier à chaque salpêtrier le ramassage et l'affinage d'une quantité comprise entre 1.000 et 1.500 livres.
Le salpêtre : denrée éminemment stratégique. Des mesures furent prises pour interdire son exportation hors du royaume et même pour prohiber sa détention et son commerce par des particuliers. Les sujets du roi devaient obligatoirement le livrer contre paiement aux greniers d'Etat.
Il était parfois difficile de se procurer rapidement le charbon de bois nécessaire en 1525, à cette fin, des « commissions à abattre des bois de saule » furent délivrées aux canonniers ordinaires de l'artillerie. Dans l'une d'elles, il est mentionné la volonté du conseil du roi, présidé par la régente Louise de Savoie (nous sommes après Pavie), de procéder à la fabrication de 300.000 livres de poudre, à raison d'un tiers à Paris, un tiers à Lyon et un tiers à Tours. D'où la nécessité de disposer rapidement de quantité de bois « bons à faire charbon » : aussi le canonnier en question reçoit-il plein pouvoir pour abattre en Touraine les arbres les meilleurs, moyennant une juste compensation financière au bénéfice des propriétaires.
Pour le soufre, venu essentiellement d'Italie, pas de problème particulier, en apparence. Il est significatif que, face aux nombreuses mentions de salpêtre contenues dans les actes de François Jr le soufre doive se contenter d'une seule : l'achat par le roi en 1518 auprès de Bernard Fortia, marchand de Tours, d'origine italienne ou espagnole, d'une grosse quantité de soufre pour une somme de 3.075 écus d'or.
Les boulets de fer étaient fabriqués assez aisément dans les nombreuses forges qui existaient à l'époque à travers la campagne française. En 1525, le conseil royal décida de commander de toute urgence 30.000 boulets de fer « pour servir à l'exécution d'une bande d'artillerie ». Aussi un commissaire fut-il dépêché pour se rendre dans les forges de Bourgogne. Le prix offert par l'Etat devait être raisonnable, la marchandise franche de tout péage, les chevaux pouvaient être réquisitionnés pour le transport. Quant aux ouvriers, il leur fallait obtempérer : « Et contraignez les maîtres des dites forges, forgeurs ouvriers d'icelles, à vous aider et faire fondre les dits boulets incontinent. »
De grands seigneurs, des villes, pouvaient mettre à la disposition du roi leurs canons. Mais la plupart des pièces, au XVIe siècle, appartiennent en propre à la monarchie, qui charge de les fondre (le métal étant fait d'un alliage de cuivre et d'étain, tandis que les pièces de fer forgé disparaissent et que celles de fer fondu sont exceptionnelles) ses « canonniers et fondeurs ». Il s'agissait de spécialistes d'une rare compétence : citons les noms de Marin Bouin, de Guérin Maugué (d'une famille rat- tachée à l'artillerie du roi pendant un siècle), d'Etienne Tanneguy qui, en 1533-1534 fut responsable à lui seul de la fonte d'une centaine de pièces ayant englouti au moins 132.500 livres de cuivre.
Un dernier indice de la croissance de l'artillerie : une liste de 1469, qui paraît presque exhaustive, énumère 40 canonniers ordinaires du roi. En 1491, ils dépassent déjà largement la centaine. Mais en 1541, on n'en compte pas moins de 275.
Cavalerie
A travers la première moitié du XVIe siècle, la gendarmerie de l'ordonnance conserva sensiblement l'organisation qui était la sienne vers 1500. En 1534, toutefois, le nombre des archers fut réduit à 150 pour 100 hommes d'armes. Dix ans plus tard, selon Blaise de Monluc, on comptait 100 archers pour 100 hommes d'armes. L'ordonnance de 1549 rétablit le rapport traditionnel de deux « archers » pour un homme d'armes, mais, à cette époque, les « archers », on l'a vu, jouent en fait le rôle d'une cavalerie légère. La même ordonnance de 1549 fixe l'âge minimum du recrutement à 19-20 ans pour un homme d'armes, à 17-18 ans pour un archer. Il était rappelé qu'archers et hommes d'armes devaient être d'origine noble. Pendant longtemps, les gages demeurèrent stables : 180 livres tournois pour un homme d'armes, 90 pour un archer. Puis il fallut tenir compte de l'inflation : en 1549, la solde mensuelle fut portée respectivement à 400 et 200 livres tournois. A cette fin, un impôt supplémentaire fut décidé : le taillon. Les effectifs tournaient autour de 3.000-3.500 lances. En 1559, après la paix de Cateau-Cambrésis, ils furent ramenés de 3.520 à 2.400 lances, le nombre des compagnies étant alors de 60-70.
Même stabilité auprès de la cavalerie de la maison du roi. Sous François 1er, les 200 gentilshommes de l'hôtel touchent 20 écus par mois. Troupe prestigieuse, composée, censément, « de gens expérimentés qui ont bien servi ès bandes ». En temps de guerre les rejoignaient, sans solde, de jeunes gentilshommes sans emploi désireux de se faire remarquer, ce qui portait l'effectif jusqu'à 1.500 hommes. En 1545, nous savons qu'il y avait quatre compagnies d'archers français. Quant aux archers dits Ecossais, les uns sont dits « archers du corps », les autres « archers de la garde » : en leur sein, le nombre des Français n'est pas négligeable, jusqu'à atteindre la moitié de l'effectif.
Dès la seconde moitié du XVe siècle, figurent quelques troupes de cavalerie légère : ce sont les genétaires, d'origine italienne ou espagnole, employés par Louis XI en Champagne et ailleurs. Lors des premières guerres d'Italie, les Français se heurtèrent (ainsi à Fornoue) aux stradiots, ou estradiots, originaires des Balkans, dont les armes étaient l' « estradiote » (un épieu) mais aussi le cimeterre et le couteau. Commynes les compare aux genétaires, mais avec le turban sur la tête ; il les qualifie de « dures gens », « couchant dehors tout l'an et leurs chevaux ». A leur tour les rois de France en eurent à leur service. Puis le terme de « chevau-légers » s'introduit dans la langue (on le relève déjà, vers 1500, chez Olivier de La Marche). En 1553, on en comptait près de 3.000 dans l'armée de Henri II, payés 16 livres 13 sous 4 deniers tournois par mois. La même année furent institués un colonel et un maître de camp de la cavalerie légère. Autres corps : les arquebusiers à cheval, que les textes rapprochent des argoulets, et les reîtres allemands, appelés également pistoliers.
La monarchie française, avec obstination, prétendit utiliser les ressources nobiliaires du ban et arrière-ban. Un traité politique de 1492-1493, dû sans doute à la plume de Robert de Balsac, de surcroît auteur, nous l'avons vu, d'un traité d'art militaire, souligne qu'il n'est pas possible d'admettre qu'une province fournissant naguère 400 hommes d'armes n'en procure plus que 100. Il préconise le retour aux quatre capitaines généraux et aux capitaines particuliers du temps de Louis XI et montre l'intérêt qu'il y aurait à doter l'arrière-ban d'un uniforme (livrée). En 1503, le maréchal de Gyé voulut relancer la question. Il récupéra divers documents datant des règnes passés que détenaient de vieux serviteurs de la couronne, Jean Bourré, Etienne Petit, consulta un rapport écrit à ce sujet par le même Robert de Balsac, et parvint à convaincre Louis XII d'entreprendre une nouvelle enquête générale : à travers tout le royaume (nous en avons la preuve grâce aux documents assez nombreux, publiés ou inédits, qui subsistent à ce sujet), des registres de fiefs et d'arrière-fiefs furent soigneusement établis, contenant les noms de leurs possesseurs et les services auxquels ils étaient tenus « pour les bans et arrière-bans » du roi. Un double de chacun de ces registres fut transmis au souverain, en même temps que les anciens rôles de montre, depuis la réorganisation de Charles VII.
On a la trace d'au moins 11 levées générales de l'arrière-ban durant la première moitié du XVe siècle. A partir de François 1er, un tarif fut établi, à l'échelle du royaume, qui prévoyait qu'à tel revenu féodal devait correspondre tel service. Ainsi sous Henri II, en 1548, un fief de 500 à 600 livres de revenu devait fournir un homme d'armes accompagné d'un piquier et d'un arquebusier, un fief de 300 à 400 livres, un archer à cheval accompagné d'un arquebusier ou d'un piquier. Le but était que l'arrière-ban procurât les mêmes types de combattants que l'armée régulière : lances traditionnelles, certes, mais aussi cavalerie légère et infanterie. En 1542, il y eut un capitaine général de l'arrière-ban (Jean de Montgomery). François 1er limita la durée du service (normalement rétribué) à quarante jours en dehors du royaume (non compris l'aller et le retour) et à trois mois dans le royaume.
Se sont conservées de nombreuses montres du ban et arrière-ban, par bailliage et sénéchaussée, spécialement pour le règne de Henri II. Elles sont évidemment d'un incomparable intérêt pour l'histoire de la noblesse. Le « rôle des chevau-légers retenus et reçus à la montre générale du ban et arrière-ban du pays de Poitou », commencée à Poitiers le 31 mai 1557, recense une petite centaine de nobles qui, le cas échéant, s'engageaient à servir comme tels. Mais figure à la suite, dans le même document, une liste de quelque 240 gentilshommes qui se prétendaient exempts de l'arrière-ban. Sur ce total, nombreux sont ceux qui se rattachent à la maison du roi : panetiers ordinaires, gentilshommes de la Vénerie, gentilshommes de l'Hôtel, archers de la garde du corps... Des nobles étaient en garnison dans des places de la région : à Nantes, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, à Blaye, à Lusignan. Plusieurs capitaines de 100 chevau-légers ordinaires. Mais le gros contingent des exemptés était formé par le service dans la gendarmerie : en tant que lieutenants, enseignes, guidons, maréchaux des logis, et plus encore hommes d'armes (40) et archers (25). Le service du roi dans ses armées constituait la raison des exemptions dans 60% des cas environ.
Dans une armée donnée, l'arrière-ban du royaume pouvait fournir, au milieu du xvi siècle, quelque 2.000 à 3.000 combattants, la plupart à cheval. Le contraste est frappant entre les multiples efforts de l'administration royale pour contraindre la noblesse à servir et la médiocrité des résultats. Henri II le déplore en 1553 : on en tire le sixième de ce qu'on en obtenait auparavant. Raymond de Fourquevaux fournit l'explication : « C'est une dérision de les voir, tant ils sont pauvrement équipés », si l'arrière-ban est venu si bas, c'est que chacun veut être des ordonnances, pour s'en exempter. A la même époque, François de Rabutin confirme ce jugement : dans les « rièrebans », appelés aussi « bandes des nobles », on trouve surtout des « roturiers anoblis de l'an et jour » ou bien « quelques valets que les vieils seigneurs, femmes veuves ou orphelins y envoient ».
Infanterie
Le recours massif aux mercenaires étrangers — Suisses et lansquenets — était pour le royaume une lourde sujétion : ils coûtaient cher, ils n'étaient pas nécessairement disponibles, et, en tout cas pour les lansquenets, leur efficacité militaire était inégale, leur ivrognerie et leur amour du jeu proverbiaux, leur indiscipline coutumière. Bien des fois, on les avait vus se « mutiner » — le mot fait alors son apparition dans la langue française. Aussi assistons-nous, à travers toute la période, à un effort persévérant de la part de la monarchie pour recourir à une infanterie nationale.
L'une des tentatives les plus originales fut la création par François 1er en 1534 des légions. Sept légions furent instituées, de 6.000 hommes chacune, dont le recrutement devait être régional : 1 / le pays et duché de Bretagne ; 2 / le pays et duché de Normandie ; 3 / le pays de Picardie ; 4 / le comté de Champagne, le comté de Nivernais, le pays et duché de Bourgogne ; 5 / le pays de Dauphiné, la Provence, le Lyonnais et l'Auvergne ; 6/ le pays de Languedoc ; 7 / le pays et duché de Guyenne. Ainsi, selon un usage qui avait commencé à se dessiner à la fin du règne de Louis XI et qui n'avait fait que se renforcer par la suite, le cœur protégé de la France ne se trouvait pas concerné : ni Poitiers, ni Bourges, ni Angers, ni Paris. Il s'agissait en somme de mobiliser les régions qui pouvaient être éventuellement menacées et dont les populations, précisément, se sentaient en danger, ou du moins exposées. Sur ces 42.000 hommes, chiffre d'autant plus impressionnant qu'ils devaient être recrutés dans les deux tiers seulement, environ, du royaume de France, il y aurait 12.000 « hacquebutiers », mais en proportion variable selon les régions par rapport aux autres combattants : 10 % seulement d'arquebusiers en Bretagne contre 50 % par exemple en Guyenne et en Languedoc — reflet probable de l'inégale diffusion de cette arme au sein des populations régnicoles. Pour les 30.000 autres combattants, il s'agirait de hallebardiers et surtout de piquiers, selon une proportion qu'a soin de préciser la Familière institution pour les légionnaires en suivant les ordonnances faites sur ce par le roi composée nouvellement (Lyon, 1536) : « En mille hommes (selon l'ordonnance), il doit y avoir 603 piques, 80 hallebardes et 300 arquebuses, n'y étant comptés le capitaine, ses lieutenants, enseignes, fourriers, sergents, tambourins et fifres, qui sont en tout 17. »
La franchise fiscale existe pour les légionnaires, mais limitée à une livre tournois, ce qui est peu. La discipline, comme toujours, parait des plus rigoureuses. L'armement et l'équipement des différents combattants sont soigneusement prévus. Et sur- tout on est frappé par l'importance de l'encadrement : pour les 42.000 hommes, on comptera un total de 7 colonels (le terme, d'origine italienne ou espagnole, fait alors son apparition officielle dans la langue française), 35 capitaines, 84 lieutenants, 84 enseignes, 84 centeniers, 1.640 « chefs d'escadre » (ou d'escouade), 164 fourriers, 420 sergents de bataille, 7 prévôts et 28 sergents pour faire exécuter les décisions de la justice militaire (ce qui est peu, compte tenu de l'immensité présumée de la tâche), enfin 164 tambourins et 84 fifres, puisque, comme le dit la Familière institution, le tambourin est « la vraie réjouissance de l'homme de pied avec la flûte d'allemand ». Sur ces 2.801 hommes, le roi nomme les 7 colonels et les 35 capitaines, qui, à leur tour, ont le droit de choisir librement leurs « officiers » (le mot fait alors son apparition en français dans son sens militaire). Or, cet encadrement fourni, représentant à soi seul une petite armée, bénéficie de gages mensuels en temps de paix comme en temps de guerre. Ces gages, dans la première des hypothèses, s'élèvent à 370.596 livres tournois. Quant aux légionnaires du rang, il est versé à chacun d'eux 4 livres tournois par an pour leur permettre de couvrir leurs frais de déplacement lorsqu'ils se rendent aux deux montres obligatoires. Autrement dit, la dépense minimale annuelle est de 527.396 livres tournois. En temps de guerre, les piquiers et les hallebardiers devaient percevoir 5 livres tournois par mois, les arquebusiers 6 livres tournois (contre 7 livres tournois aux mercenaires suisses, et 6 livres tournois aux lansquenets). Enfin, des manœuvres étaient régulièrement prévues, soigneusement décrites dans la Familière Institution.
En une première phase, le résultat fut satisfaisant. « Au premier remuement de guerre, écrit Monluc, le roi François dressa les légionnaires, qui fut une très belle invention, si elle avait été bien suivie. Pour quelque temps nos ordonnances et nos lois sont gardées, mais après tout s'abâtardit. »
A l'occasion de la « grande et triomphale montre et bataillon » des 6.000 légionnaires de Picardie, qui eut lieu à Amiens le 20 juin 1535, des chansons furent composées, qui reflètent l'esprit présidant à cette institution. Et d'abord l'émulation, la riva- lité entre les légions, c'est-à-dire entre les provinces. Ensuite l'expérience d'ores et déjà acquise, en Italie ou ailleurs, par les légionnaires. En troisième lieu le zèle qu'espèrent leur insuffler la présence et la participation du roi en personne. Enfin la qualité sociale et la valeur professionnelle des capitaines, nommément cités.
Ne déplaise aux Normands ni à leur compagnie
Si on donne l'honneur à ceux de Picardie :
Ce sont tous gens de mise ayant barbe au menton
Dont la plus grand'partie ont tous passé les monts.
Nous servirons le roi, comme promis avons ;
En toutes ses affaires jamais ne lui faudrons.
François roi, notre sire, (et) tout plein de prouesse,
Lui-même à beau pied leur a montré l'adresse :
C'était une noblesse de le voir ainsi marcher.
(...)
En la ville d'Amiens a été cette assemblée
De six mille piétons natifs d'une contrée,
Tous gentils compagnons, ne quérant que combat.
(...)
N'est-ce pas grand honneur à ceux qui ont la conduite
D'avoir si bien instruit en peu de temps leur suite ?
Ce sont tous gens de titres et de noble façon
Qui en telles poursuites savent bien leur leçon.
En écho à cette première chanson, une autre vient confirmer que François 1er, pour la plus grande joie de l'assistance et sous le regard admiratif des dames de la cour, se mêla « en pourpoint » aux légionnaires et conduisit leur « bataillon ». Après quoi il monta à cheval et, suivi de toute une troupe, fit mine d'assaillir les gens de pied, qui se montrèrent naturellement impavides.
A ces deux chansons en l'honneur des Picards, une troisième vient donner « la réplique des Normands ». Son intérêt est en particulier de faire un sort à chacun des six capitaines de légion. Le morceau s'achève ainsi :
De par le roi sont faits légionnaires
Qui sont six mille, tous ses pensionnaires,
Pour le servir quand il aura besoin
Tous bons suppôts ayant cure et grand soin
De lui aider en tous ses gros affaires.
Capitaines, colonels, commissaires,
Prêts à choquer contre les adversaires,
S'il est requis soit aller près ou loin
De par le roi.
L'année suivante (1536), fut levée pour servir en Italie une force de 12 000 légionnaires. A leur tête, le sire de Montjean, un Angevin, chevalier de l'ordre de Saint-Michel et futur maréchal de France. En 1537, Montjean, là encore pour faire campagne en Italie, et, plus précisément, en Piémont, reçut la charge de « dix mille hommes de pied français ». Or, une source inédite vient nous renseigner sur leur ordre de bataille. Il s'agit du Miroir des armes militaires et instruction des gens de pied composé en 1540 par Jacques Chantereau, un ancien militaire blessé au combat, présent à Ravenne en 1512 et devenu officier domestique du dauphin. Cherchant à occuper ses loisirs forcés, il s'adresse aux « capitaines, sergents de bataille, sergents de bandes, chefs d'escouade et autres qui ont charge et conduite des soudards ». Relevons les conseils destinés à l'un des personnages clés du dispositif militaire, autrement dit le sergent de bataille. C'est à lui qu'il appartenait en effet de mettre en ordre les gens de pied le jour de la bataille. Mission d'une singulière complexité qui consistait à transformer une masse confuse, remuante, hétérogène, de gens de pied, en une figure géométrique rigoureuse et parfaitement définie, cette figure pouvant être soit le carré, soit le « limaçon », dont parlait déjà, en 1521, Clément Marot :
De jour en jour une campagne verte
Voit-on ici de gens toute couverte,
La pique au poing, les tranchantes épées
Ceintes à droit, chaussures découpées,
Plumes au vent et hauts fifres sonner
Sur gros tambours qui font l'air résonner,
Au son desquels d'une fière façon
Marchent en ordre et font le limaçon
Comme en bataille, afin de ne faillir
Quand leur faudra défendre et assaillir.
La marche au pas, au rythme des tambours : l'une des grandes innovations de la guerre de la Renaissance, commençant à être attestée, chez les lansquenets de Maximilien, dans les années 1488-1490.
Dans le traité de Jacques Chantereau figurent des modèles théoriques mais aussi un ordre de bataille qui a été réellement mis en œuvre, précisément par le maréchal de Montjean, lors de sa campagne piémontaise de 1537, à Moncalieri, à 8 km de Turin. Un dessin permet de voir l'emplacement exact de chaque arquebusier, de chaque piquier, de chaque hallebardier, de repérer l'existence d'un grand rectangle et d’un petit rectangle juxtaposés pour former deux « fronts » et deux « flancs ». Au centre du bataillon, 20 enseignes, réparties en trois lignes.
Encore qu'elle ait duré un certain temps, l'institution des légionnaires, à l'expérience, fut loin de donner toute satisfaction. En 1542, l'ambassadeur vénitien Matteo Dandolo déclare qu'on ne peut pas parler en France de véritable infanterie, pour la raison essentielle que le peuple est depuis longtemps sujet aux gentilshommes et aux seigneurs auxquels il appartient de porter les armes. Certes, ajoute-t-il, le roi a créé il y a peu « quelques ordonnances de légionnaires », car il dispose de beaucoup de monde, mais le résultat n'a rien d'enthousiasmant. Seuls les fantassins gascons, déjà appréciés par Paul Giove comme « très durs à la fatigue, pleins de cœur et d'adresse », trouvent grâce aux yeux de Dandolo.
Pour répondre au relatif échec des légions, Raymond de Beccarie de Pavie, sieur de Fourquevaux, publia en 1548 ses Instructions sur le fait de la guerre (longtemps attribuées à Guillaume du Bellay). Les principaux éléments de sa démonstration sont les suivants.
I / Une regrettable constatation s'impose : nous méprisons régulièrement, en France, le service des nôtres « pour devenir tributaires et sujets de nos voisins ». Cela a commencé avec Louis XI, qui entretenait « d'ordinaire » (entendons : en permanence) 6.000 Suisses à ses gages. De même Charles VIII « en emmena une grosse bande en Naples ». Quant à Louis XII, il « se servit longtemps d'eux et des Allemands et d'autres étrangers ». Pendant plusieurs années, dans la première partie de son règne, François I" n'agit pas différemment, « tant il y a que sur la fin il s'est aperçu que les siens étaient pour le servir aussi bien que les étrangers pourraient le faire, mais qu'ils fussent aguerris ». Tout se passe en tout cas comme s'il avait voulu tenter l'essai. D'où la levée en grand nombre des légionnaires, « lequel nombre, s'il avait été levé selon la vraie élection, était pour résister à tous nos ennemis ». Il convient de persévérer dans cette voie et de ne recruter d'étrangers que pour des motifs politiques, « comme j'estime que le roi fait des Italiens, en soudoyant lesquels il pense gagner le cœur de l'Italie, et en soudoyant les Suisses les entretenir, et après ôter la force des Allemands à ceux qui s'en pourraient servir contre lui s'il n'en retenait un grand nombre ». Dans le système actuel, les Français ont la moins bonne part : si l'armée royale est victorieuse, l'honneur est pour les étrangers ; si elle est battue, la honte est pour les Français qui, au surplus, sont chargés de l'avant-garde, de l'arrière-garde, des corvées (le mot, en son sens militaire, est déjà en usage au début du XVIe siècle). Bref, les Français « ont toute la peine et le danger et les étrangers le profit et la réputation ».
2 / Il est vrai que les légions n'ont pas donné entière satisfaction. Aussi le roi a-t-il, à côté d'elles, recruté « quelques bandes d'aventuriers » pour se prémunir dans tous les cas. Bref, même après 1534, François 1er, prudemment, a dû recourir à un système composite : des mercenaires étrangers, des bandes de piétons français, plus quelques légions.
3 / Le projet de Fourquevaux repose fondamentalement sur l'aménagement du principe des légions. Son idée géopolitique, qu'il partage assurément avec la plupart de ses contemporains, est que la France est un quadrilatère menacé de tous côtés. Dès lors il convient de mettre en état de défense potentielle ses quatre frontières, quitte à ne procéder à une mobilisation que là où la menace existe vraiment. Pour cela, Fourquevaux propose de reprendre le principe des francs-archers mais en l'infléchissant de façon substantielle. Dans une première phase en effet, pour mettre en route le mécanisme, on ne se contentera ni d'enrôler des volontaires ni d'incorporer des hommes désignés par les villes, les paroisses et les communautés du royaume. L'essentiel est de procéder à une « élection » — nous dirions une sélection — des meilleurs physique- ment, économiquement, socialement : choisir « les plus idoines ayant quelque patri- moine » pour ensuite les enrôler « au livre du roi ». En effet, « la coutume d'aujourd'hui est que ceux qui se présentent de leur bon gré sont communément les pires de tout le pays car à grand'peine s'enrôle un bon ménager ou un homme paisible craignant Dieu et justice et aimant son prochain ».
On ne retiendra même pas des soldats ayant déjà servi sous les enseignes royales. Il s'agira d'une « nouvelle élection » de recrues n'ayant pas encore le pli militaire. Pour lever « les plus gens de bien et de bonne vie » des terres du roi, à raison d'un pour dix, vingt ou soixante feux, « il faudrait au commencement un peu de force et les contraindre à s'enrôler, ou bien l'élection ne serait pas vraie ». Mais aussi les attirer « sur une espérance de quelque bien et honneur à venir et de quelques privilèges que l'on promettrait à ceux qui feraient leur devoir et que, pendant le temps qu'ils serviraient, ils eussent honnêtement de quoi s'entretenir ». On les entraînerait alors de façon intensive et collective, on les instruirait diligemment « en l'art militaire » (l'expression apparaît dès la fin du xv` siècle, à côté de l'expression « discipline mili- taire », modernisation de la vieille « discipline de chevalerie »). Et cela pendant trois années consécutives, en leur délivrant des gages dont Fourquevaux ne précise pas le montant mais qu'il imagine en tout état de cause largement supérieurs aux 4 livres tournois prévues pour les légionnaires.
La différence par rapport aux francs-archers provient aussi de l'importance des effectifs prévus. Pour les francs-archers, on parlait, dans le premier quart du XVIe siècle, de 20.000 ou 24.000. Mais ici chacune des quatre zones fournirait 25.000 jeunes gens âgés de dix-sept à trente-cinq ans. Soit au total 100.000 hommes astreints à un « service » de trois ans. Au bout de ce laps de temps, 100.000 nouveaux jeunes hommes seraient recrutés, à l'intérieur de la même tranche d'âge. Ainsi, au bout de six ans, dans les quatre zones frontalières, le roi disposerait d'une réserve exercée et équipée de 200.000 hommes. Soit, pour chacun des quatre théâtres d'opérations, 30.000 hommes dont le roi pourrait ne mobiliser, en cas de besoin, que la moitié.
4 / Cette milice ne présenterait aucun danger, ni social ni politique. En effet, les hommes, justiciables de la justice ordinaire, seraient bien tenus en main, et s'ils se rebellaient, le peuple lui-même aurait le droit de les poursuivre. Simplement, pour éviter que leurs chefs, en l'occurrence les colonels, prennent trop d'autorité sur eux, ces chefs seront souvent changés. Au reste, le risque est faible, on est loin des temps féodaux : « Ceux qui donnaient jadis hardiesse au peuple de s'élever sont éteints et leurs duchés et pays conjoints à la couronne. »
5 / Grâce à cet harmonieux mélange de contrainte, de persuasion et d'espérance, la qualité du recrutement s'améliorera du tout au tout. Les jeunes gens ainsi sélection- nés seront satisfaits et fiers de leur nouvel état, « car tout ainsi qu'à ceux qui regardent c'est un bel ébat de voir manier les armes, tout ainsi serait-il grandement délectable aux jeunes gens de les pouvoir tenir en la main ». Quant à l’encadrement, il conviendra à chaque capitaine de le choisir, normalement parmi les gentilshommes, lesquels seront des volontaires, mais, une fois inscrits sur le rôle du roi, ils ne pourront plus se dérober, sinon au bout de quinze ans de service.
Quantité de détails sont fournis sur la nature des exercices, et aussi sur l'équipement. Relevons seulement l'importance de la musique, des sons et des cris. Le but est à la limite de discipliner les gens de pied selon le modèle d'une chiourme de galériens. « Apprendre tous les sons, tous les signes et tous les cris par lesquels l'on commande en une bataille (...), ni plus ni moins que les forçats des galères entendent ce qu'il leur faut faire par le seul sifflet du comite. » Les armes seront fournies par le roi, enregistrées, distribuées. Un uniforme est prévu : « Je voudrais pareillement que les soudards se vêtissent de la couleur des enseignes pour s'en reconnaître mieux, et qu'ils eussent quelque devise ou quelque connaissance en leurs chausses par laquelle l'on pût discerner les soudards des différents bandes. » De même des signes serviront à reconnaître les « officiers ». L'exercice se fera de la façon suivante : les gens d'une chambrée (10 hommes) se rassembleront à chaque fête ; les gens d'une escadre (25 hommes) chaque dimanche ; les gens soumis à un caporal (100 hommes) une fois par mois ; chacune des bandes (500 hommes) une fois par trimestre ; chacune des légions (6.000 hommes) deux fois par an. Enfin, les capitaines veilleront « à ce que les caporaux, chefs d'escadre et chefs de chambre ne montent jamais à cheval, encore moins les simples compagnons ». Les capitaines eux-mêmes monteront à cheval le moins possible : « Puisqu'ils ont entrepris de faire l'état de gens à pied, il est nécessaire qu'ils le fassent entièrement. »
Ainsi se manifeste clairement la triple origine du projet de Fourquevaux : l'exemple des légionnaires de l'Antiquité, le modèle suisse, la tradition nationale des francs-archers, eux-mêmes dernier avatar des communes médiévales. Ambitieux, exhaustif, utopique, révélateur aussi par ce qu'il laisse entendre, en creux, de la réalité, ce projet ne déboucha apparemment sur rien. Sans doute supposait-il une transformation trop radicale des rapports des Français avec leur armée. Ce qui l'emporte, dans les années 1550-1560, c'est la notion de bande ou d'enseigne d'infanterie française (le terme de régiment étant, encore à cette date, réservé aux lansquenets), à l'existence aussi durable que possible, recrutée dans un cadre régional parmi les seuls volontaires. De toute façon, ces bandes, même aguerries, sont incapables de soutenir la comparaison avec les tercios espagnols, victorieux, entre autres, à la bataille de Saint-Quentin, en 1557.
Cliquer ICI pour accéder à la 1ère partie.
Philippe CONTAMINE http://www.theatrum-belli.com
In Histoire militaire de la France
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