Ce
qui est frappant dans l'histoire de la littérature anglaise de ce
siècle, c'est la part prépondérante qu'y ont prise les étrangers — je ne
citerai que Conrad, Henry James, Shaw, Joyce, Yeats, Pound
et Eliot. Toutefois, si l'on en fait une affaire de prestige national
et si l'on se penche sur ce que nous avons apporté aux différents genres
littéraires, on s'aperçoit que l'Angleterre ne fait pas trop mauvaise
figure tant qu'on laisse de côté tout ce qu'on petit grossièrement
étiqueter comme “littérature de combat”. Je pense notamment à ce type
d'écrits qu'a suscités la lutte politique européenne depuis l'émergence
du fascisme. On peut regrouper sous cette rubrique des romans, des
mémoires, des livres de “reportage”, des études sociologiques et de purs
et simples pamphlets, tous ayant une origine commune et participant
pour l'essentiel du même climat psychologique.
Parmi
les figures les plus marquantes de ce genre littéraire, on peut citer
Silone, Malraux, Salvemini, Borkenau, Victor Serge et Koestler lui-même.
Certains écrivent des œuvres de fiction, d'autres non, mais tous ont
ceci en commun qu'ils essaient de relater l'histoire contemporaine —
plus précisément, l'histoire non officielle, celle qu'on
chercherait en vain dans les manuels scolaires et que les journaux
déforment à loisir. Tous ont aussi en commun d'être originaires d'Europe
continentale. Il serait peut-être exagéré — mais à peine — de dire que
chaque fois que paraît dans ce pays un livre traitant du totalitarisme
(j'entends un livre qui soit encore lisible 6 mois après sa parution),
il s'agit d'un livre traduit d'une langue étrangère. Au cours des 12
dernières années, les auteurs anglais nous ont gratifiés d'une avalanche
de textes politiques, mais à peu près rien dans tout cela qui ait un
intérêt esthétique, et vraiment fort peu de choses de quelque valeur du
point de vue historique. Le Left Book Club, par ex., existe
depuis 1936. Parmi tous les livres qu’il a diffusés, combien y en a-t-il
dont vous vous rappeliez ne serait-ce que le titre ? L'Allemagne
nazie, la Russie Soviétique, l'Espagne, l'Éthiopie, l'Autriche, la
Tchécoslovaquie, etc. — autant de sujets qui n'ont inspiré aux auteurs
anglais que de l'habile journalisme, des pamphlets malhonnêtes où la
propagande, avalée tout rond, est aussitôt régurgitée à moitié digérée,
et de très rares guides et manuels à peu près dignes de foi. Rien qui
puisse se comparer à, disons, Fontamara ou Darkness at Noon, parce
qu’il n'est pratiquement pas un écrivain anglais qui ait eu l'occasion
de connaître le totalitarisme de l'intérieur. En Europe, au cours de la
dernière décennie et même avant, les individus originaires de la classe
moyenne ont traversé des épreuves auxquelles en Angleterre les ouvriers
eux-mêmes n'ont jamais été confrontés. La plupart des écrivains
européens que j'ai cités, et des dizaines d'autres qui leur ressemblent,
se sont vus contraints d'enfreindre la loi pour avoir la moindre
activité politique : certains d’entre eux ont lancé des bombes ou
participé à des combats de rues, beaucoup ont connu la prison ou les
camps de concentration, ou ont dû passer des frontières sous de faux
noms, avec de faux passeports. On ne saurait imaginer le professeur
Laski, par ex., s'adonnant à des activités de ce genre. C'est pourquoi
il n'existe pas en Angleterre ce qu'on pourrait appeler une “littérature
des camps de concentration”. Cet univers particulier créé par les
polices secrètes, la censure de l'opinion, la torture, les procès
truqués, tout cela est, bien sûr, connu et plus ou moins réprouvé, mais
sans qu'on s'en émeuve outre mesure. Si bien qu'en Angleterre il
n'existe pratiquement pas d’ouvrages traitant de façon désabusée de
l'Union soviétique. Il y a d'un côté ceux qui réprouvent a priori et
de l'autre ceux qui admirent béatement, mais aucune attitude
intermédiaire. Lors des procès de Moscou, par ex., l'opinion était
divisée, mais uniquement sur le fait de savoir si les accusés étaient
coupables ou non. Très rares furent ceux qui comprirent que, justifiés
ou non, ces procès étaient une horreur sans nom. De même, la réprobation
des crimes nazis par l'Angleterre a également été quelque chose de tout
à fait abstrait : un robinet qu'on ouvre ou qu'on ferme selon les
nécessités politiques du moment. Pour comprendre ces choses-là, il faut
pouvoir se mettre dans la peau de la victime, et qu'un Anglais puisse
écrire Darkness at Noon est aussi peu vraisemblable qu'un trafiquant d'esclaves écrivant La Case de l'oncle Tom.
Les
écrits publiés de Koestler tournent en fait tous autour des procès de
Moscou. Leur thème principal est celui de la décadence des révolutions
due aux effets corrupteurs du pouvoir ; mais la nature particulière de
la dictature exercée par Staline a conduit Koestler à adopter une
position finalement assez peu éloignée du conservatisme pessimiste. Je
ne sais pas exactement combien il a écrit de livres en tout. De
nationalité hongroise, il a écrit ses premiers livres en allemand ; 5
titres sont parus en Angleterre : Spanish Testament, The Gladiators, Darkness at Noon, Scum of the Earth et Arrival and Departure.
Tous ces ouvrages traitent du même sujet et il n'en est aucun où l'on
échappe pendant plus de quelques pages à une atmosphère de cauchemar.
Sur les 5 livres cités, 3 se déroulent entièrement ou presque
entièrement en prison.
Dans les premiers mois de la guerre civile espagnole, Koestler était le correspondant en Espagne du News Chronicle.
Fait prisonnier au début de 1937, quand les fascistes se sont emparés
de Malaga, il faillit être fusillé sans autre forme de procès, puis
passa plusieurs mois emprisonné dans une forteresse, entendant chaque
nuit le bruit des salves lorsqu'une nouvelle fournée de détenus
républicains était exécutée et se trouvant â tout moment en grand danger
d'y passer lui-même. Ce n'était pas une aventure fortuite qui “aurait
pu arriver à n'importe qui”, mais la conséquence obligée d'un mode de
vie. Un individu indifférent à la politique ne se serait jamais trouvé
en Espagne à ce moment-là, un observateur plus prudent aurait quitté
Malaga avant l'arrivée des fascistes et un journaliste anglais ou
américain aurait été traité avec plus d'égards. Le livre que Koestler a
consacré à cet épisode, Spanish Testament, contient des
passages remarquables mais, indépendamment du caractère décousu inhérent
à tout reportage, il est par endroits résolument mensonger. Évoquant la
prison, Koestler dépeint fort bien son atmosphère de cauchemar — ce
genre de description étant devenu, en quelque sorte, sa marque de
fabrique — mais le reste du livre est trop empreint de l'orthodoxie
Front populaire de l'époque. Un ou 2 passages semblent même avoir été
fabriqués pour les besoins du Left Book Club (1). À l'époque,
Koestler était membre du parti communiste, ou l'avait quitté depuis
peu, et les problèmes politiques posés par la guerre civile étaient si
complexes qu'il était impossible à un communiste d'écrire honnêtement
sur la lutte qui se déroulait au sein du camp gouvernemental. La grande
faute de la quasi-totalité des auteurs de gauche depuis 1933 est
d'avoir voulu être antifascistes sans être en même temps
antitotalitaires. En 1937, Koestler l'avait compris mais il ne se
sentait pas libre de le dire. Il fut à 2 doigts de le dire — il le dit,
en fait, bien qu'ayant mis un masque pour cela — dans son livre suivant,
The Gladiators, qui fut publié un an avant la guerre et qui, bizarrement, n'attira guère l'attention.
The Gladiators
est un ouvrage qui, d'une manière, laisse le lecteur insatisfait. C'est
l'histoire de Spartacus, le gladiateur thrace qui, vers 65 avant JC,
prit la tête d'une révolte d'esclaves en Italie. Tout livre écrit sur un
tel sujet est immédiatement desservi par la comparaison, écrasante,
avec Salammbô. De nos jours, il serait pratiquement impossible d'écrire un livre comme Salammbô, à supposer même qu'on ait le talent nécessaire. Car ce qu'il y a d'admirable dans Salammbô, plus encore que la minutie des descriptions, c'est son caractère impitoyable. Flaubert
pouvait se transporter par la pensée dans le climat de cruauté,
implacable de l'Antiquité parce que, vers le milieu du XIXe siècle, on
avait encore la sérénité d'esprit nécessaire. On avait le temps de
voyager dans le passé. Aujourd'hui, le présent et l'avenir sont trop
terrifiants pour qu'on puisse s'en abstraire, et quand on s'intéresse à
l'histoire, pour en tirer des enseignements sur notre époque. Koestler
fait de Spartacus une figure allégorique, une version primitive du
dictateur prolétarien. Alors que Flaubert avait su, par un patient
effort d'imagination, rendre ses mercenaires authentiquement
préchrétiens, sous son travestissement, son Spartacus n'est qu'un homme
d'aujourd'hui. Mais cela n'aurait aucune importance si Koestler était
pleinement conscient de tout ce qu'implique son allégorie. Les
révolutions finissent toujours par mal tourner — voilà la thèse centrale
du livre. C'est lorsqu'il s'agit d'expliquer le pourquoi de ce
phénomène que l'auteur hésite, et cette incertitude s'insinue dans le
récit, rendant les principaux personnages énigmatiques et irréels.
Pendant plusieurs années, les esclaves révoltés ne remportent que des
victoires. Leur nombre atteint 100.000, ils ravagent de vastes
territoires dans le sud de l'Italie, certains mettent en déroute les
unes après les autres les troupes envoyées contre eux, ils font alliance
avec les pirates, qui raient alors les maîtres de la Méditerranée, et
pour finir entreprennent d'édifier une ville à eux, la Cité du Soleil.
Dans cette ville, les êtres humains seront libres et égaux, et surtout
heureux : plus d'esclavage, ni d'injustice, de famine, de châtiments
corporels, d'exécutions. On retrouve là le rêve d'une société juste qui
semble hanter depuis la nuit des temps l'imagination humaine : tantôt il
s'agit du royaume des cieux ou d'une société sans classes, tantôt d'un
âge d'or qui a jadis existé et que nous avons laissé se perdre.
Naturellement, ce grand projet échoue. À peine ont-ils formé une
communauté que leur vie se révèle tout aussi injuste, laborieuse et
marquée par la peur que toute autre. Jusqu'à la croix, symbole de
l'esclavage, qui doit être remise en usage pour châtier les malfaiteurs.
Le tournant décisif est pris quand Spartacus se voit contraint de
crucifier 20 de ses plus vieux et fidèles partisans. Après quoi, la Cité
du Soleil est condamnée, les esclaves se divisent en petits groupes
vaincus l'un après l'autre, les 15.000 derniers révoltés étant faits
prisonniers et tous crucifiés en même temps.
La
principale faiblesse de ce livre réside dans le fait que les mobiles de
Spartacus ne sont jamais clairement exposés. Le juriste romain Fulvius,
qui se joint à la révolte et s'en fait le chroniqueur, évoque le
dilemme bien connu de la fin et des moyens. On n'arrive à rien si l'on
n'est pas résolu à faire usage de la force et de la ruse, mais on
dénature ainsi les buts qu'on s'était fixés. Spartacus, toutefois,
n'est pas décrit comme un homme avide de pouvoir, ni d'ailleurs non plus
comme un visionnaire. Il est mû par une force obscure qui reste pour
lui mystérieuse, et il lui arrive souvent de se demander s'il ne ferait
pas mieux d’abandonner toute cette aventure pour aller se réfugier à
Alexandrie pendant qu'il en est encore temps. Quoi qu'il en soit, la
république des esclaves est davantage minée par l'hédonisme que par la
lutte pour le pouvoir. Les esclaves ne sont pas satisfaits de leur
liberté parce qu'ils doivent encore travailler, et la rupture finale est
provoquée par les esclaves les plus turbulents et les moins civilisés,
pour la plupart des Gaulois et des Germains, qui continuent à se
conduire en bandits après que la république a été établie. Il se peut
que les choses se soient réellement passées ainsi — nous en savons
évidemment très peu sur les révoltes d'esclaves de l'Antiquité — mais en
attribuant la destruction de la Cité du Soleil à l'impossibilité
d'empêcher Crixus le Gaulois de piller et de violer, Koestler a hésité
entre l'allégorie et le récit historique. Si Spartacus avait été le
prototype du révolutionnaire moderne — et c'est manifestement ce qu'il
est censé être —, il aurait dû se heurter à l'impossibilité de concilier
le pouvoir et la justice. Or, tel qu'on nous le présente, il apparaît
plutôt comme un personnage passif, qui subit plus qu'il n'agit, et par
moments peu convaincant. Si le récit est en partie raté, c'est parce que
la question centrale de la révolution a été éludée, ou du moins laissée
sans solution.
Cette question est à nouveau éludée, de manière plus subtile, dans le livre suivant de Koestler, son chef-d'œuvre, Darkness at Noon.
Ici, toutefois, l'intérêt du récit n'en pâtit pas, parce que l'on a
affaire à des individus de chair et de sang, et que les ressorts sont
avant tout psychologiques. L'épisode relaté se réfère à des faits
connus et avérés. Darkness at Noon nous raconte l'incarcération
et la mort d'un vieux bolchevik, Roubachof, qui commence par nier puis
finit par avouer des crimes qu'il sait pertinemment ne pas avoir
commis. La maturité, l'absence de coup de théâtre et de vaine
dénonciation, la pitié et l'ironie qui caractérisent ce récit montrent
bien l'avantage qu'il y a, lorsqu'on s'attaque à un sujet de ce genre, à
être né sur le continent. L'ouvrage se hausse au niveau de la tragédie,
alors qu'un auteur anglais ou américain en aurait fait tout au plus un
libelle polémique. Koestler a totalement assimilé son sujet, il peut
donc faire œuvre esthétique. Mais en même temps, ce traitement
esthétique n'est pas sans avoir une portée politique, ici peu gênante,
mais susceptible de le devenir dans des ouvrages ultérieurs.
Naturellement,
le livre est tout entier construit autour d'une seule et unique
question : pourquoi Roubachof avoue-t-il ? Il n'est pas coupable — il
n'a commis aucun crime, sauf celui, capital, d'abhorrer le régime
instauré par Staline. Les actes concrets de trahison qu'on lui impute
sont tous parfaitement fictifs. Roubachof n'a même pas été torturé, en
tout cas pas très durement. Il est simplement usé, vidé de sa substance
par la solitude, le mal aux dents, la privation de tabac, les lumières
aveuglantes braquées sur lui et les interrogatoires incessants, mais
tout cela ne serait pas, en soi, suffisant pour venir à bout d'un
révolutionnaire aguerri. Les nazis lui ont fait auparavant des choses
bien pires sans parvenir à le briser. Les aveux faits lors des procès de
Moscou peuvent s'expliquer de 3 manières :
- 1. Les accusés étaient coupables.
- 2. Ces aveux ont été extorqués sous la torture, ou par un chantage visant les amis et les proches de l'accusé.
- 3. Les accusés ont avoué sous l'effet du désespoir, d'un effondrement mental, et pour ne pas trahir leur vieil attachement au Parti.
Dans
son livre, Koestler écarte d'emblée la première explication et, bien
que ce ne soit pas ici mon propos de parler en détail des purges russes,
j'ajouterai que les rares éléments vérifiables dont nous disposons
tendent à montrer que les procès de la vieille garde bolchevique étaient
bien des mascarades. Si l'on considère que les accusés n'étaient pas
coupables — ou, du moins, pas coupables des crimes qu'ils ont avoués —
l'explication numéro 2 parait la plus sensée : Koestler, quant à lui,
choisit sans hésiter l'explication numéro 3, choix qui est également
celui que fait, dans sa brochure intitulée Cauchemar en URSS,
le trotskiste Boris Souvarine. Roubachof avoue, en fin de compte, parce
qu'il ne trouve plus en lui aucun motif de ne pas le faire. Il y a
longtemps que les notions de justice et de vérité objective ont perdu
tout sens pour lui. Des années durant, il a été l'instrument aveugle du
Parti, et le Parti exige à présent qu'il avoue des crimes qui n'ont
jamais existé. Finalement, quoiqu'il ait fallu tout d'abord le malmener
et l'affaiblir, il est d'une certaine façon fier de la décision qu'il a
prise de passer aux aveux. Il se sent supérieur au pauvre officier
tsariste qui occupe la cellule voisine de la sienne et qui communique
avec lui en frappant contre le mur. L'officier tsariste est choqué
quand il apprend que Roubachof a l'intention de capituler. Du point de
vue “bourgeois” qui est le sien, il est impensable, même pour un
bolchevik, de ne pas se défendre jusqu'à la dernière cartouche.
L'honneur, dit-il, consiste à faire ce que l'on pense être juste. «
L'honneur, c'est se rendre utile sans vanité », lui répond Roubachof ;
et il éprouve une certaine satisfaction à se dire qu'il tape sur le mur
avec son lorgnon, alors que l'autre, vestige du passé, se sert pour cela
d'un monocle. Comme Boukharine, Roubachof « fixe la noire obscurité ».
Où trouverait-il un code moral, un attachement à quoi que ce soit, une
idée du bien et du mal au nom de laquelle il pourrait défier le Parti et
endurer de nouvelles souffrances ? Il n'est pas seulement seul, il est
aussi vide, creux. Il a de son côté commis des crimes pires que celui
dont il est maintenant victime. Ainsi, émissaire secret du Parti en
Allemagne nazie, il s'est débarrassé de militants peu disciplinés en les
livrant à la Gestapo. Bizarrement, la seule force intérieure qu'il
puisse mobiliser, c'est dans son enfance de fils de grand propriétaire
terrien qu'il va la puiser. La dernière image qui lui vient à l'esprit
au moment où on lui tire une balle dans la nuque, c'est celle des
feuilles des peupliers qui bordaient l'avenue du domaine paternel.
Roubachof appartient à cette vieille garde bolchevique décimée par les
purges. Il apprécie l'art et la littérature, il connaît d'autres pays
que la Russie. Il est d'une tout autre trempe que Gletkine, l'homme de
la Guépéou qui conduit son interrogatoire et qui est, lui,
l'incarnation du “bon militant”, aussi dénué de scrupules que de
curiosité d'esprit — un phonographe pensant. À la différence de
Gletkine, Roubachof a connu le monde d'avant la révolution. Son
cerveau n'était pas une page blanche quand le Parti s'en est emparé.
S'il est supérieur à Gletkine, c'est en dernier ressort à son origine
bourgeoise qu'il le doit.
Il n'est pas possible, à mon avis, de soutenir que Darkness at Noon
n'est qu'un roman relatant les tribulations d'un personnage de fiction.
C'est, de toute évidence, un livre politique, inspiré par l'histoire
contemporaine et proposant une certaine interprétation d'événements
controversés. Roubachof pourrait être Trotski, Boukharine, Rakovski ou
tout autre vieux bolchevik un tant soit peu civilisé. Dès lors qu'on
écrit sur les procès de Moscou, on se doit de répondre à la question «
Pourquoi les accusés ont-ils avoué ? », et la réponse qu'on donne a une
portée politique. Koestler répond « parce que ces hommes ont été
corrompus par la révolution qu'ils servaient » et, ce faisant, il n'est
pas loin d'affirmer que toute révolution est, par nature, mauvaise. Si
l'on considère que les aveux des accusés des procès de Moscou leur ont
été arrachés par quelque procédé terroriste, cela revient à incriminer
l'abandon de leurs idéaux par un nombre restreint de chefs
révolutionnaires. Ce sont les individus qui sont en cause, et non la
situation générale. Koestler donne toutefois à entendre que Roubachof au
pouvoir ne vaudrait pas mieux que Gletkine ; ou, plus exactement,
vaudrait un peu mieux dans la mesure où sa mentalité est demeurée en
partie prérévolutionnaire. La révolution, semble dire Koestler, est par
essence corruptrice. Vouez-vous à elle, et vous finirez soit comme
Roubachof, soit comme Gletkine. Il ne s'agit pas seulement du “pouvoir
qui corrompt” : les moyens mis en œuvre pour arriver au pouvoir sont eux
aussi corrupteurs. De sorte que toutes les tentatives de régénération
de la société par la violence conduisent droit aux geôles de la
Guépéou. Lénine conduit à Staline, et il aurait fini par ressembler à
Staline s'il avait vécu plus longtemps.
Naturellement,
tout cela Koestler ne le dit pas explicitement, peut-être n'en a-t-il
même pas clairement conscience. Il parle des ténèbres, mais des ténèbres
alors qu'il devrait être plein midi [NDT : Darkness at Noon
signifie littéralement “Ténèbres en plein midi”]. Il lui arrive de se
dire que les choses auraient pu tourner autrement. L'idée que tel ou tel
a “trahi”, que si tout a mal tourné c'est à cause de la méchanceté de
certains, est omniprésente dans la pensée de gauche. Par la suite, dans Arrival and Departure, Koestler prend des positions encore plus antirévolutionnaires, mais, entre Darkness at Noon et Arrival and Departure, il y a un autre livre, Scum of the Earth, qui, lui, est purement autobiographique et n'aborde que de manière indirecte les problèmes soulevés par Darkness at Noon.
Fidèle à son style de vie, Koestler n'avait pas quitté la France quand
la guerre éclata ; sa qualité d'étranger et sa réputation d'antifasciste
lui valurent d'être très vite arrêté et interné par le gouvernement
Daladier. Il passa la majeure partie des 9 premiers mois de la guerre
dans un camp de prisonniers, puis, alors que la France s'effondrait, il
s'évada et, par des chemins détournés, réussit à rejoindre l'Angleterre
où on s'empressa de l'incarcérer à nouveau en tant que ressortissant
d'une nation ennemie. Cette fois, cependant, il fut rapidement libéré. Scum of the Earth
est un précieux témoignage qui, avec d'autres textes honnêtes écrits au
moment de la débâcle, a le mérite de nous rappeler jusqu'où peut
s'abaisser la démocratie bourgeoise. En ce moment, alors que la France
vient tout juste d'être libérée et que la chasse aux collaborateurs bat
son plein, nous avons tendance à oublier qu'en 1940, d'après divers
observateurs qui se trouvaient sur place, 40% des Français environ
étaient soit activement pro-allemands, soit totalement apathiques. Les
livres qui disent la vérité sur une guerre ne sont jamais très bien
accueillis par les non-combattants, et l'ouvrage de Koestler n'a pas
fait exception à cette règle. Tout le monde en prend pour son grade —
les politiciens bourgeois, pour qui faire la guerre au fascisme
signifiait jeter en prison tous les hommes de gauche sur lesquels ils
pouvaient mettre la main, les communistes français, qui étaient en fait
pro-nazis et faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour saboter l'effort
de guerre français, et aussi l'homme de la rue, tout disposé à faire
confiance à des charlatans tels que Doriot. Koestler rapporte des
conversations ahurissantes qu'il a eues avec d'autres prisonniers
internés dans le même camp que lui, et note que jusqu'alors, comme la
plupart des socialistes et des communistes issus de la classe moyenne,
il n'avait jamais eu de contact avec de véritables prolétaires mais
seulement avec la minorité instruite. Et il en arrive à cette conclusion
pessimiste : « Sans éducation des masses, pas de progrès social ; sans
progrès social, pas d'éducation des masses ». Dans Scum of the Earth,
Koestler ne se fait plus une image idéalisée des gens ordinaires. S'il a
répudié le stalinisme, il n'est pas pour autant trotskiste. C'est ici
que se situe le véritable lien avec Arrival and Departure, livre dans lequel Koestler abandonne — peut-être à jamais — ce qu'il est convenu d'appeler le point de vue révolutionnaire.
Arrival and Departure
est une œuvre décevante qui ne peut guère prétendre à l'appellation de
roman. Il s'agit plutôt d'un pamphlet visant à démontrer que les credos
révolutionnaires ne sont en fait que la rationalisation de pulsions
névrotiques. Avec une symétrie un peu trop parfaite, l'ouvrage commence
et s'achève sur une même action : une arrivée en terre étrangère. Un
jeune ex-communiste qui a fui la Hongrie débarque au Portugal, où il
espère se mettre au service de la Grande-Bretagne, seule puissance à
lutter alors contre l'Allemagne. Son enthousiasme est toutefois quelque
peu refroidi par le fait que le consulat britannique ne s'intéresse
absolument pas à lui et le laisse moisir dans un coin plusieurs mois
pendant lesquels son pécule s'épuise, tandis que d'autres réfugiés, plus
avisés que lui, en profitent pour gagner l'Amérique. Notre héros
connaît tour à tour la tentation du Monde, incarnée par un propagandiste
nazi, de la Chair, en la personne d'une jeune Française, et c'est
finalement — après une dépression nerveuse — le Diable qui lui apparaît
sous la forme d'une psychanalyste. Cette psychanalyste parvient à lui
arracher l'aveu que son enthousiasme révolutionnaire n'est pas fondé sur
une véritable croyance en la nécessité historique mais sur un complexe
de culpabilité lié au fait qu'il a tenté, dans sa petite enfance, de
crever les yeux de son jeune frère. Au moment où il peut enfin se mettre
au service de la cause alliée, il a perdu tout motif pour le faire et
il est sur le point de s'embarquer pour l'Amérique quand ses pulsions
irrationnelles reprennent le dessus. En fait, il ne peut pas abandonner
la lutte. À la fin du livre, il descend en parachute vers le sol noyé
dans les ténèbres de son pays natal où il est envoyé comme agent secret
par la Grande-Bretagne.
En
tant qu'exposé politique (et le livre n'est pas grand chose d'autre),
c'est très insuffisant. Il est; bien sûr, vrai dans de nombreux cas —
peut-être même dans tous les cas — que l'activité révolutionnaire est le
fait d'individus inadaptés à ce monde. Ceux qui se battent contre la
société sont, pour la plupart, des gens qui ont des raisons
personnelles de ne pas aimer cette société, et les individus normaux
et sains d'esprit ne sont pas plus attirés par la violence et la
clandestinité que par la guerre. Le jeune nazi d'Arrival and Departure
note fort à propos qu'on comprend ce qui ne va pas dans le mouvement
révolutionnaire en voyant la laideur des femmes qui y participent. Mais
cela ne suffit pas, après tout, à disqualifier définitivement le
socialisme. Les actions ont certains résultats, quels que soient les
motifs qui les ont inspirées. Il se peut que Marx ait été principalement
mû par l'envie et la jalousie, mais cela ne prouve nullement la
fausseté de ses théories. En faisant reposer la décision finale du héros
d'Arrival and Departure sur un instinct irraisonné qui le
pousse vers le danger, Koestler refuse soudain à son personnage toute
espèce d'intelligence. Avec un passé tel que le sien, il devrait être en
mesure de comprendre que certaines choses doivent être faites, que nos
raisons de les faire soient “bonnes” ou “mauvaises”. L'histoire doit
aller dans une certaine direction, faudrait-il des névrosés pour l'y
aider. Dans Arrival and Departure, les idoles de Peter sont
renversées les unes après les autres. La révolution russe a dégénéré,
la Grande-Bretagne, symbolisée par le vieux consul aux doigts déformés
par la goutte, ne vaut guère mieux, le prolétariat international armé de
sa conscience de classe n'est qu'un mythe. Mais la conclusion finale
(puisque après tout Koestler et son héros sont “pour” la guerre) devrait
être que se débarrasser de Hitler reste un objectif valable, une
entreprise de salubrité publique dans laquelle les mobiles personnels
n'entrent pratiquement pas en ligne de compte.
Pour
prendre une décision politique rationnelle, il faut avoir déjà une
certaine conception de l'avenir. Koestler semble aujourd'hui ne pas en
avoir, ou plutôt en avoir deux qui se neutralisent l'une l'autre. Comme
objectif ultime, il aspire à la réalisation du paradis terrestre, à la
Cité du Soleil que les gladiateurs tentent d'organiser et qui, pendant
des centaines d'années, a hanté les rêves des socialistes, des
anarchistes et des hérétiques. Mais son intelligence lui dit que ce
paradis terrestre s'éloigne tous les jours un peu plus et que ce qui
nous attend dans l'immédiat, c'est le carnage, la tyrannie et les
privations. Koestler s'est récemment défini comme un « pessimiste à
court terme ». Toutes sortes d'horreurs s'accumulent à l'horizon, mais,
d'une manière ou d'une autre, tout finira par s'arranger. Cette
conception des choses est sans doute en train de gagner du terrain parmi
les gens qui réfléchissent : elle découle d'une part de la très grande
difficulté qu'il y a, une fois qu'on a répudié toute croyance
religieuse orthodoxe, à accepter une vie terrestre essentiellement
misérable, et d'autre part de la prise de conscience que rendre la vie
vivable est une tâche autrement ardue qu'il n'y paraissait récemment.
Depuis 1930 environ, le monde ne nous a guère fourni d'occasions d'être
optimistes. On ne voit rien venir, si ce n'est un amas chaotique de
mensonges, de haine, de barbarie et d'ignorance, et derrière nos
misères actuelles se profilent d'autres misères, encore plus terribles,
qui commencent seulement à être perçues par la conscience européenne. Il
est fort possible que les problèmes majeurs de l'humanité ne soient jamais
résolus. Mais cela est en même temps inconcevable ! Qui pourrait
regarder le monde d'aujourd'hui et se dire : « Il en sera toujours
ainsi, et même d'ici un million d'années cela n'ira guère mieux » ? On
aboutit donc à ce sentiment quasi mystique qu'il n'existe pour le moment
aucun remède, que toute action politique est vaine, mais qu'en un point
donné de l'espace et du temps la vie humaine cessera d'être bestiale et
misérable, comme elle l'est aujourd'hui.
Le
seul moyen simple d'échapper à ce dilemme est d'adopter l'attitude du
croyant religieux, pour qui cette vie n'est que l'antichambre d'une
autre vie. Mais rares sont les gens qui réfléchissent pour croire encore
en une vie dans l'au-delà, et leur nombre est très probablement en
constante diminution. Les diverses Églises chrétiennes ne survivraient
sans doute pas par elles-mêmes si leurs fondements économiques venaient à
être détruits. Le véritable problème, c'est de savoir comment
restaurer l'attitude religieuse tout en acceptant la mort pour terme
absolu. Les hommes ne seront heureux que le jour où ils ne
considéreront plus que le bonheur est le but de la vie. Il est
toutefois très improbable que Koestler partage ce point de vue. Il y a
dans ses écrits une tendance hédoniste très prononcée, qui explique son
incapacité à adopter une position. politique après avoir rompu avec le
stalinisme.
La
révolution russe, événement central de la vie de Koestler, était à son
début porteuse d'immenses espérances. Nous l'avons aujourd'hui quelque
peu oublié, mais il y a un quart de siècle, on attendait avec confiance
que cette révolution débouche sur l'Utopie. De toute évidence, il n'en a
pas été ainsi : Koestler est trop perspicace pour ne pas s'en rendre
compte, et trop sensible pour avoir oublié quel était l'objectif de
départ. De plus, son point de vue d'Européen lui permet de ne pas être
dupe sur le sens des purges et des déportations massives : il lui est
impossible de les considérer à la manière d'un Shaw ou d'un Laski, par
le gros bout de la lorgnette. Et c'est pour cela qu'il en arrive â dire :
« Voilà où conduisent fatalement les révolutions. » Il n'y a rien
d'autre à faire que d'être un « pessimiste à court terme », c'est-à-dire
se tenir à l'écart de la politique, créer une sorte d'oasis où l'on
puisse, avec ses amis, garder la tête claire et espérer que dans une
centaine d'années les choses s'arrangeront de quelque façon. À la base
de cette position se trouve l'hédonisme de Koestler, qui le conduit à
considérer le paradis terrestre comme une chose souhaitable. Mais il se
peut que, souhaitable ou non, ce paradis ne soit pas possible. Il se
peut qu'une certaine quantité de souffrance soit inhérente à la
condition humaine, il se peut que l'homme n'ait jamais, entre 2 maux,
qu'à choisir le moindre, il se peut même que le socialisme ne vise pas à
rendre le monde parfait mais seulement meilleur. Toutes les révolutions
sont des échecs, mais il y a différentes sortes d'échecs. C'est parce
qu'il refuse de reconnaître cela que Koestler s'est provisoirement
engagé dans une impasse, et c'est pour cette même raison qu'Arrival and Departure semble superficiel comparé à ses précédents ouvrages.
► George Orwell, in : Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949), Ivréa / Encyclopédie des Nuisances, 2005. http://vouloir.hautetfort.com
• Note :
1 :
Les chapitres de pure propagande, qui occupaient une première partie de
l'édition anglaise dont parle ici Orwell, furent ensuite supprimés par
Koestler, et ne figurent déjà plus clans la première traduction
française, parue en 1939 sous le titre Un testament espagnol. (NdT)
1 commentaire:
merci d'avoir publié cet article, pour le talent d'Orwell même s'il a mal fini lui aussi, comme Koestler, comme Silone au service de leurs Etats (bourgeois)respectifs.
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