Souvent
confondus avec les Vendéens, les Chouans hantent l’œuvre des plus
grands romanciers, de Balzac à La Varende. Mais leur histoire dépasse,
en grandeur, les meilleures œuvres d’imagination. C’est ce que démontre,
avec un beau talent, Anne Bernet.
Une historienne nous est née Voilà la bonne nouvelle apportée aux lecteurs des Grandes Heures de la Chouannerie.
Des lecteurs dont certains, jusqu’alors appréciaient - et j’en suis -
la finesse des analyses littéraires d’Anne Bernet Sans se douter que le
démon de l’Histoire allait, pour notre plus grand bonheur, la saisir.
Car c’est bien d’Histoire qu’il s’agit, et de la meilleure : celle qui
sait faire revivre avec force les émotions, les enthousiasmes, les
passions, les drames d’hommes engagés à la vie à la mort dans un grand
combat, tout en peignant avec une claire érudition la toile de fond sur
laquelle se déroulent ces tragiques destins.
Terrible
paysage : pendant quinze ans, de 1789 à 1804, la France est plongée
dans la fureur, les larmes - et le sang, le sang partout, le sang
toujours ! Tandis qu’à Paris vont s’échelonner les scènes les plus
atroces de notre histoire, les provinces subissent, par contrecoup, les
soubresauts de la folie parisienne.
Les
terres de l’Ouest vont payer un très lourd tribut. La Vendée bien sûr.
Mais aussi l’Anjou, le Maine, la Normandie, la Bretagne. Terres
d’élection de la chouannerie, née comme une réaction de survie face à la
folie meurtrière des sectateurs de la sainte Egalité, nouvelle religion
au culte sanglant desservie par des prêtres fous. A vrai dire, l’Ouest a
connu, dans les premiers temps de 1789, la tentation des idées à la
mode. Des insensés ont joué avec le feu : certains nobles, amusés par
les nouveautés dont se gargarisaient des bavards, ont contribué à saper
l’édifice sous les ruines duquel ils devaient se retrouver ensevelis…
Et, surtout, il y a ce sacré tempérament breton qu’Anne Bernet croque à
merveille en quelques mots : "les vingt-cinq mille gentilshommes
bretons étaient souvent plus gueux que leurs manants et plus à l’aise en
sabots qu’en escarpins. Leur orgueil était donc chatouilleux, leur épée
prompte à sortir du fourreau et ils regardaient volontiers les
initiatives du pouvoir central comme des affronts faits à l’antiquité de
leur sang bleu." Il était donc tentant, en 1789, d’affirmer
l’identité bretonne face à Versailles. Mais, très vite, l’aristocratie
bretonne a compris que la terrible mécanique enclenchée par les émeutes
parisiennes conduisait tout droit au précipice.
Armand
de la Rouërie a été de ceux qui n’entendaient pas subir. Ayant gardé de
sa participation aux guerres des Amériques le sens de la guérilla, il
entreprit d’organiser à travers toute la Bretagne de vastes réseaux
destinés à se mobiliser pour défendre la Croix et les Lis. Car la menace
se précisait, au fil de 1790, 1791, 1792… D’abord la constitution
civile du clergé, peu appréciée dans les provinces de l’Ouest ; puis les
humiliations successives infligées au Roi et à sa famille ; puis les
exigences de plus en plus insupportables de ce pouvoir fou qui siégeait à
Paris… Quand on apprit l’assassinat du Roi, stupeur et consternation
semblèrent assommer l'Ouest, le plonger dans une léthargie comateuse. Il
en sortit, rouge de colère, en mars 1793.
Lorsque
la République avait fait appel à des volontaires pour meubler les rangs
de ses armées, elle n’avait pas eu beaucoup de succès… En décidant la
levée en masse, par conscription obligatoire, la Convention mit le feu
aux poudres. Rennes, Vannes, Pontivy, La Roche-Bernard : de jeunes
citadins trouvent quelques pétoires, les paysans ont des faux emmanchées
à rebours, ou tout simplement le bon vieux couteau à tout faire, qui
vous saigne proprement un goret. Ou un gabelou, comme le savait bien
Jean Cottereau, grand faux-saunier devant l’éternel et connaissant comme
sa poche, grâce à cet art, les confins de Bretagne et du Maine. Et qui
avait hérité d’un aïeul le surnom de Chouan (le hululement du chat-huant
étant le cri de ralliement, le signal convenu des bandes faisant le
trafic, les nuits sans lune, du sel de contrebande).
Au
printemps 1793, les foyers d’insurrection se multiplièrent. La
République était défiée, ridiculisée : le chevalier de Boishardy
s’emparait de la berline de poste chargée d’assignats destinés à Paris.
L’argent républicain finançait la Contre-Révolution ! A Saint-Pol de
Léon, les Bleus entendaient monter des rangs de leurs adversaires de
rauques chants issus de la longue mémoire celtique : "Si c’est
querelle et bataille qu’ils cherchent, avant qu’il soit jour ils seront
satisfaits ! Avant le jour, ils auront querelle et bataille ! Nous le
jurons par la mer et la foudre ! Nous le jurons par la lune et les
astres ! Nous le jurons par le ciel et la terre !"
L’habileté
diplomatique du général républicain Canclaux désamorça la révolte dans
le nord du Finistère. Mais, au printemps 1793, toute la Mayenne vibrait
au bruit des coups de main de Jean Chouan et de ses compagnons. Grand
rêve : que les gens du Maine puissent tendre la main aux Bretons et aux
Vendéens, et les jours de la République honnie seraient comptés…
On
pouvait y croire : les hommes du prince de Talmont et de Jean Chouan
n’ont-ils pas infligé une sévère frottée aux Bleus de Westermann, en
octobre 1793, à la Croix-Bataille ? Là se sont déployées les qualités
manœuvrières de ces chouans dont les longs cheveux se confondaient au
poil de chèvre de leur veste, marquée du sacré-cœur et sur laquelle
brinquebalait le rosaire aux grains de plomb. Anne Bernet décrit
superbement la tactique de ces partisans : "Les Mainiaux avançaient
dans les ténèbres comme des chats : vieille habitude des expéditions
nocturnes aux buts pas toujours avouables. Aucun caillou ne roulait sous
leurs pas. Ils marchaient à l’oreille, se guidant sur les commandements
braillés par les Bleus, trop sûr de surprendre les royaux endormis. Pas
de chance, citoyens, à cette heure-ci, les chouettes ne dorment pas."
Familiarité avec le terrain, frappe forte et rapide, embuscades à
répétition… Lorsque les Chouans peuvent mettre en pratique ces
principes, ils sont intouchables. Mais, sortis de leurs bois, exposés à
une campagne plus classique, ils souffraient durement. L’épuisante
longue marche que fut la virée de Galerne, pendant sept semaines du
terrible automne 1793, marqua l’échec d’une coalition où Bretons,
Angevins, Vendéens étaient censés unir leurs forces, en une grande armée
catholique et royale. L’héroïsme de beaucoup ne suffit pas à donner de
véritable homogénéité à une troupe aussi farouche que disparate,
souffrant des tiraillements et dissensions de l’état-major. Après la
terrible épreuve - la fin atroce de l’armée catholique et royale,
massacrée dans les marais de Savenay - Jean Chouan et ses hommes
replongèrent dans la clandestinité des sous-bois, où étaient creusées de
véritables tanières, abris souterrains surmontés de trappes recouvertes
de mousse. Là était leur domaine.
La
fin de Jean Chouan fut, comme celle de beaucoup des siens, héroïque.
Cerné par les Bleus, il s’exposa sciemment à leurs balles pour détourner
leur attention et permettre, ainsi, à sa belle-sœur enceinte de se
sauver. Il rendit l’âme en pensant à ses deux jeunes sœurs, Perrine et
Renée, guillotinées à l’âge de dix-huit et quinze ans, mortes en
criant : "Vive le Roi ! Vive mon frère Jean Chouan !" Jean
Chouan fut placé par ses hommes en un refuge secret, creusé dans cette
terre pour laquelle il s’était bien et longtemps battu. "Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre…" Mais
la mort de Jean Chouan ne fut pas celle de la chouannerie. Il laissait
un exemple, un modèle. Ils furent suivis. Tandis que sur la guillotine
installée à Laval se succédaient, jour après jour, nobles et gueux,
hommes et femmes, jeunes et vieux, religieux et laïcs, les campagnes de
la Mayenne, au printemps 1794, bruissaient aux cris de mille chouettes.
Kléber était conscient de l’enracinement de la révolte car il était
plutôt moins obtus que la moyenne des généraux républicains : "Ces
bandes, disséminées sur un grand espace, mendient ou travaillent le
jour, la nuit se livrent au brigandage. Elles forment pour ainsi dire,
toute la population du territoire. Les hommes qui semblent travailler le
jour au labourage se réunissent la nuit aux brigands."
"Si c’est querelle et bataille qu’ils cherchent, avant qu’il soit jour ils seront satisfaits !"
Les
bandes chouannes se groupent autour de chefs improvisés. Certains sont
peu expérimentés et du coup l’affaire finit assez mal et assez vite.
Mais d’autres sont des solides. Tel ce Jean-Louis Tréton, dit Jambe
d’argent à cause d’une terrible claudication, héritée d’une enfance
particulièrement misérable. Entouré de gaillards aux noms sonores
("Va-de-bon-cœur", "Brise-bleus")… Jambe d’argent entreprend de fédérer
les groupes de chouans qui s’agitent aux quatre coins de la Mayenne.
Rude tâche. Il y parvient de son mieux et crée mille soucis aux Bleus
jusqu’en février 1795.
Dans
le Morbihan, Georges Cadoudal s’activait. Il fut de ceux qui ne crurent
pas aux folles promesses d’une paix "menteuse" - paix envisagée,
souhaitée par deux chefs de bonne volonté, le général républicain
Humbert et le chef chouan Jérôme de Boishardy. Certes, elle était belle,
l’espérance d’une paix enfin revenue, pour panser les blessures et
fermer les cruelles cicatrices de la guerre civile. Mais à quel prix !
Reconnaître la République honnie et s’incliner devant elle ? Renoncer à
la fidélité jurée aux Lis ? Mieux valait mille fois la mort ! Cette
mort, le trop crédule Boihardy la trouva, au coin d’un champ, le 17 juin
1795. Lui qu’on avait nommé le Sorcier, tant il avait de tours et de
ruses de guerre dans son sac, ne trouva ce jour-là d’autre issue que de
bien mourir.
Cependant
le débarquement d’une armée blanche à Quiberon avait fait lever les
plus folles espérances. Las ! Hoche, profitant des hésitations des chefs
blancs, sut les enfermer dans la presqu’île "comme des rats dans une ratière".
Et puis il vida la ratière et extermina les rats jusqu’au dernier… Des
garçons de seize ans aux vieillards octogénaires, tous y passèrent.
Jambe d’argent eut, lui, la bonne fortune de mourir les armes à la main,
en combattant une fois de plus un parti de Bleus, le 27 octobre 1795.
Le boiteux courait plus vite que tout le monde, ce jour-là, pour aller
sus à l’ennemi. En tête, tout seul loin devant ses hommes. Belle cible…
Avec
de tels exemples, la chouannerie ne pouvait pas mourir. Au point
d’enflammer à son tour la sage Normandie, fin 1795. Derrière Louis de
Frotté, qui avait pris pour nom de guerre Blondel. Ce Blondel a la
qualité des vrais chouans et applique leurs recettes : " Se battre
tous les jours ; se dérober plus souvent encore ; surprendre pour ne pas
être surpris et renoncer à la gloire, du moins à celle que peignent les
manuels d’Histoire".
Mais
la fatigue finit par gagner les terres chouannes : au printemps 1796,
l’Anjou, le Bas-Maine, la Bretagne, la Normandie acceptèrent de cesser
le combat. Pour la plus grande gloire du "pacificateur", Lazare Hoche…
Pourtant
des insoumis, des indomptables restaient tapis au creux des bois. Les
événements leur donnèrent raison : malgré les apaisantes promesses de la
République, celle-ci s’évertua à pourchasser et à éliminer, en 1797 et
1798, tout ce qui pouvait ressembler à un chouan. Le 12 juillet 1799, le
Loi des Otages autorisait à emprisonner les parents, grands-parents,
frères et sœurs des chouans à la place des rebelles en fuite. Et à tirer
dans le tas, en cas de "tentative d’évasion" (éternel et commode
prétexte des policiers assassins)…
Contre
le Directoire agonisant, une nouvelle levée de chouannerie se produisit
à l’automne 1799. Cette fois-ci, les Lis allaient revenir ! C’était
compter sans un certain général Bonaparte. Celui-ci, en apportant
l’apaisement religieux, désarmait moralement bien des combattants de la
Croix et des Lis. Jusqu’au bout, cependant, un dernier chouan résista,
lutta, courut au-devant de la mort. Il s’appelait Georges Cadoudal. Il
reste un symbole pour ceux qui savent que vivre dans la fidélité
implique de mourir, quand il le faut, pour la fidélité.
Anne Bernet, Les grandes heures de la chouannerie, Perrin.
Pierre Vial Le Choc du Mois – N°63 – Avril 1993
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