Cette
année-là, la dix-huitième de son règne, Philippe le Bel, trente-cinq
ans, était le premier souverain d'Europe. Avec l'aide de légistes
nourris de la notion romaine de souveraineté, il proclamait à toute
occasion et non sans une certaine impétuosité l'indépendance de la
couronne qu'il savait recevoir de Dieu seul.
Le malheur avait voulu que régnât à Rome depuis 1295 un pape de haute culture mais obtus. Ayant succédé au pauvre et éphémère Célestin V dont il avait hâté la fin, le cardinal Caetani, devenu Boniface VIII, se faisait de la fonction papale une idée certes haute mais quelque peu totalitaire, prétendant imposer sa volonté aux rois non seulement dans les domaines de la foi et de la morale (cela ne se discutait pas) mais aussi dans les affaires politiques.
Certes, la Chrétienté, que Maurras devait admirer comme la « grande fraternité des peuples baptisés » existait encore, mais les États s'affirmaient, s'organisaient, entraient dans l'histoire, devenant de réelles communautés de destin. S'ils pouvaient accepter l'arbitrage pontifical pour régler leurs différends entre eux, ils ne pouvaient admettre un impérialisme papal. Le grand-père du roi Philippe le Bel, Louis IX, que Boniface VIII avait lui-même canonisé en 1297, ne pensait pas autrement.
Tout avait commencé entre Boniface et Philippe par une basse question d'argent. En principe, étant chargé de l'assistance publique, le clergé ne payait pas d'impôt, mais pour mener la guerre contre les Flamands, le roi, ayant besoin de beaucoup d'argent, leva en 1295, la "décime" que, bon gré mal gré, le clergé accepta. Puis il voulut percevoir un impôt général du "cinquantième", ce dont les évêques allèrent se plaindre à Rome. Le pape publia la bulle Clericis laïcos précisant d'un ton très dur que les rois ne pouvaient lever un impôt sans l'autorisation du Saint-Siège, tandis que le roi interdisait tout passage de monnaie à l'étranger. Suivirent moult bulles papales et déclarations royales, véhiculant menaces et défis avec exagérations des deux côtés, jusqu'au jubilé de 1300 où l'on put croire à un apaisement. Dès l'année suivante Boniface VIII arbora une tiare avec une seconde couronne manifestant son autorité au-dessus des rois. Les positions restaient aussi fermes et les tempéraments tout aussi entiers.
Pour envenimer les choses, surgit un agité, Bernard Saisset, évêque de Pamiers, qui, fâché avec tout le monde sauf avec le pape, parlait de soulever le Languedoc. Le roi le fit arrêter, le pape le réclama, puis se fâcha et publia la bulle Ausculta filii, affirmant que le pape est au-dessus des rois même au temporel et intimant au roi l'ordre de se débarrasser de ses conseillers. À quoi Philippe répondit en convoquant le dimanche des Rameaux 1302 à Notre-Dame une vaste assemblée d'évêques de clercs, de princes et de barons, et de représentants des communes (une sorte d'embryon d'états généraux) qui marqua l'union intime du roi et de ses sujets sur la grave question de la liberté du royaume. Le garde des Sceaux, Pierre Flotte, affirma que « le roi n'a pas de supérieur au temporel ». Une députation envoyée à Boniface s'entendit dire par celui-ci que si Philippe ne venait pas à résipiscence, « nous le déposerions comme un varlet ». Et sur ce fait de fulminer l'excommunication et de convoquer un concile avec obligation pour les évêques français d'y venir...
Philippe le Bel, qui venait de subir à Courtrai une défaite contre les Flamands, ne voulait plus tergiverser. Désormais, il allait demander ce qu'aucun roi n'avait jamais osé : la déposition du pape ! Comme le montre Jacques Bainville, ce n'est qu'en voyant que l'intransigeance pontificale pouvait ébrécher son autorité et l'unité morale du royaume que Philippe le Bel frappa le grand coup : il envoya avec une petite troupe et dans le plus grand secret son conseiller Guillaume de Nogaret à Anagni pour qu'il se saisît de la personne du pape et l'amenât à comparaître devant un concile général en vue de sa destitution. La nuit du 7 septembre 1303 eut lieu la rencontre. Le pape fut enlevé, mais plus aucun historien sérieux ne dit qu'il aurait été giflé. Deux jours après, la foule le libérait ; quinze jours plus tard, Boniface VIII mourait d'émotion, assez peu regretté même de son entourage romain.
Ledit "attentat d'Anagni" ne fut qu'une démonstration audacieuse et risquée d'une juste exaspération. En octobre, le nouveau pape Benoît XI levait les sanctions contre Philippe le Bel et lui consentait la "décime" pour deux ans. Puis l'année suivante, son successeur Clément V allait être le premier pape à s'installer à Avignon, sous protection française.
Philippe le Bel, que l'on sait par ailleurs extrêmement pieux n'avait point agi par "laïcisme". Il voulait seulement affirmer avec la fougue de la jeunesse d'une nation en pleine éclosion que pour le bien de l'un et de l'autre le pape et le roi devaient être pleinement souverains chacun dans son domaine et que spirituel et temporel ne devaient pas empiéter l'un sur l'autre. On aimerait voir la République agir aujourd'hui de la sorte à l'égard de tous les papes de la pensée unique...
MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 1 er au 14 mai 2008
Le malheur avait voulu que régnât à Rome depuis 1295 un pape de haute culture mais obtus. Ayant succédé au pauvre et éphémère Célestin V dont il avait hâté la fin, le cardinal Caetani, devenu Boniface VIII, se faisait de la fonction papale une idée certes haute mais quelque peu totalitaire, prétendant imposer sa volonté aux rois non seulement dans les domaines de la foi et de la morale (cela ne se discutait pas) mais aussi dans les affaires politiques.
Certes, la Chrétienté, que Maurras devait admirer comme la « grande fraternité des peuples baptisés » existait encore, mais les États s'affirmaient, s'organisaient, entraient dans l'histoire, devenant de réelles communautés de destin. S'ils pouvaient accepter l'arbitrage pontifical pour régler leurs différends entre eux, ils ne pouvaient admettre un impérialisme papal. Le grand-père du roi Philippe le Bel, Louis IX, que Boniface VIII avait lui-même canonisé en 1297, ne pensait pas autrement.
Tout avait commencé entre Boniface et Philippe par une basse question d'argent. En principe, étant chargé de l'assistance publique, le clergé ne payait pas d'impôt, mais pour mener la guerre contre les Flamands, le roi, ayant besoin de beaucoup d'argent, leva en 1295, la "décime" que, bon gré mal gré, le clergé accepta. Puis il voulut percevoir un impôt général du "cinquantième", ce dont les évêques allèrent se plaindre à Rome. Le pape publia la bulle Clericis laïcos précisant d'un ton très dur que les rois ne pouvaient lever un impôt sans l'autorisation du Saint-Siège, tandis que le roi interdisait tout passage de monnaie à l'étranger. Suivirent moult bulles papales et déclarations royales, véhiculant menaces et défis avec exagérations des deux côtés, jusqu'au jubilé de 1300 où l'on put croire à un apaisement. Dès l'année suivante Boniface VIII arbora une tiare avec une seconde couronne manifestant son autorité au-dessus des rois. Les positions restaient aussi fermes et les tempéraments tout aussi entiers.
Pour envenimer les choses, surgit un agité, Bernard Saisset, évêque de Pamiers, qui, fâché avec tout le monde sauf avec le pape, parlait de soulever le Languedoc. Le roi le fit arrêter, le pape le réclama, puis se fâcha et publia la bulle Ausculta filii, affirmant que le pape est au-dessus des rois même au temporel et intimant au roi l'ordre de se débarrasser de ses conseillers. À quoi Philippe répondit en convoquant le dimanche des Rameaux 1302 à Notre-Dame une vaste assemblée d'évêques de clercs, de princes et de barons, et de représentants des communes (une sorte d'embryon d'états généraux) qui marqua l'union intime du roi et de ses sujets sur la grave question de la liberté du royaume. Le garde des Sceaux, Pierre Flotte, affirma que « le roi n'a pas de supérieur au temporel ». Une députation envoyée à Boniface s'entendit dire par celui-ci que si Philippe ne venait pas à résipiscence, « nous le déposerions comme un varlet ». Et sur ce fait de fulminer l'excommunication et de convoquer un concile avec obligation pour les évêques français d'y venir...
Philippe le Bel, qui venait de subir à Courtrai une défaite contre les Flamands, ne voulait plus tergiverser. Désormais, il allait demander ce qu'aucun roi n'avait jamais osé : la déposition du pape ! Comme le montre Jacques Bainville, ce n'est qu'en voyant que l'intransigeance pontificale pouvait ébrécher son autorité et l'unité morale du royaume que Philippe le Bel frappa le grand coup : il envoya avec une petite troupe et dans le plus grand secret son conseiller Guillaume de Nogaret à Anagni pour qu'il se saisît de la personne du pape et l'amenât à comparaître devant un concile général en vue de sa destitution. La nuit du 7 septembre 1303 eut lieu la rencontre. Le pape fut enlevé, mais plus aucun historien sérieux ne dit qu'il aurait été giflé. Deux jours après, la foule le libérait ; quinze jours plus tard, Boniface VIII mourait d'émotion, assez peu regretté même de son entourage romain.
Ledit "attentat d'Anagni" ne fut qu'une démonstration audacieuse et risquée d'une juste exaspération. En octobre, le nouveau pape Benoît XI levait les sanctions contre Philippe le Bel et lui consentait la "décime" pour deux ans. Puis l'année suivante, son successeur Clément V allait être le premier pape à s'installer à Avignon, sous protection française.
Philippe le Bel, que l'on sait par ailleurs extrêmement pieux n'avait point agi par "laïcisme". Il voulait seulement affirmer avec la fougue de la jeunesse d'une nation en pleine éclosion que pour le bien de l'un et de l'autre le pape et le roi devaient être pleinement souverains chacun dans son domaine et que spirituel et temporel ne devaient pas empiéter l'un sur l'autre. On aimerait voir la République agir aujourd'hui de la sorte à l'égard de tous les papes de la pensée unique...
MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 1 er au 14 mai 2008
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire