Démosthène
passe pour le grand orateur incompris de la démocratie scolaire. Il est
à la fois l’homme du fanatisme démocratique et de la dégénérescence
démocratique. La démocratie est pour lui ce qu’il y a de plus beau, de
plus pur, de meilleur ; surtout la démocratie athénienne, qui pour
Thucydide ou le philosophe italien Luigi Canfora ne passe pas pour un
régime de liberté mais un régime autoritaire (voir la racine kratos).
Mais
pour Démosthène le mécontent la démocratie est aussi ce qu’il a de plus
décadent, de plus lâche, de plus dégénéré. Alors pourquoi la défendre,
alors qu’elle abaisse le citoyen et que devant elle s’élève un bel et
invincible (et non pas invisible !) empire qui permettra grâce à
Philippe et Alexandre à la civilisation hellénique de se répandre aux
quatre coins de l’Asie ?
Tout
de même, il arrive à Démosthène d’être étonnamment moderne, je dirais
même contemporain. Qu’on en juge de ces lignes que j’ai piochées dans
les fameuses Philippiques. Sur la lâcheté commune et l’indifférence de tout le troupeau :
De
toutes les fautes nombreuses et depuis longtemps accumulées qui ont
rendu notre situation mauvaise, la plus funeste, la plus embarrassante
aujourd’hui, c’est votre aversion pour les affaires. Vous y consacrez
les courts moments où, assis en ce lieu, vous écoutez les nouvelles ;
après quoi, chacun se retire sans y réfléchir, sans même en garder la
mémoire.
Sans même en regarder mémoire ! Sur le fait que l’opinion suit mais ne précède pas le danger :
Remontons
à la source du mal, et indiquons le remède. Chez vous, ô Athéniens !
Jamais de promptes dispositions, jamais de préparatifs réguliers : vous
vous traînez toujours derrière quelque événement ; venus après coup,
vous abandonnez l’oeuvre : autre événement, autres mesures prises en
tumulte.
Démosthène nous prévient contre la paresse démocratique :
Certains
politiques vous ont persuadé qu’être à la tête des Hellènes, entretenir
une armée prête à secourir tous les opprimés, était une dépense inutile
et superflue, et que vivre dans le repos, ne s’acquitter d’aucun
devoir, tout abandonner successivement, laisser le champ libre aux
usurpateurs, était un merveilleux bonheur, une parfaite quiétude.
Ensuite, il appuie sur une observation étonnante : les Athéniens n’ont plus la force, l’énergie, la volonté de se défendre.
Il régnait alors, ô Athéniens ! il régnait dans le coeur de tous les peuples un sentiment éteint
aujourd’hui, sentiment qui triompha de l’or des Perses, maintint la
Grèce libre, demeura invincible sur terre et sur mer, mais dont la perte
a tout ruiné, et bouleversé la patrie de fond en comble. Quel était-il,
ce sentiment ? Etait-ce le résultat d’une politique raffinée ? Non :
c’était une haine universelle contre les perfides payés par ceux qui voulaient asservir la Grèce ou seulement la corrompre.
Ce
sentiment éteint, une haine universelle ! Démosthène dénonce ensuite
bien sûr la corruption, les trafics et même le fait que l’on ait donné
droit de cité aux esclaves et à leurs enfants !
Aujourd’hui,
Athéniens, vous le vendez, comme vile denrée, à des misérables ; vous
faites citoyens des esclaves fils d’esclaves ! (Sur la réforme publique, Syntaxè, 24)
Plus
intéressant, et pour conclure, cette observation sur la décadence par
le théâtre et les spectacles qui annoncent le cirque romain et notre
civilisation de l’idiot visuel. Elle est de Poirson, un grand traducteur
et encyclopédiste du siècle passé (le dix-neuvième, pour moi) :
« Après
la mort d’Epaminondas, dit Justin en conservant sans doute une pensée
de Théopompe, les Athéniens n’employèrent plus, comme autrefois, les
revenus de l’Etat à l’équipement des flottes et à l’entretien des
armées : ils les dissipèrent en fêtes et en jeux publics ; et, préférant
un théâtre à un camp, un faiseur de vers à un général, ils se mêlèrent
sur la scène aux poètes et aux acteurs célèbres. Le trésor public,
destiné naguère aux troupes de terre et de mer, fut partagé à la
populace qui remplissait la ville. » Cet usage, fruit pernicieux
de la politique de Périclès, avait donc introduit dans une petite
république une profusion qui, proportion gardée, ne le cédait pas au
faste des cours les plus somptueuses.
Périclès
entre sa guerre inepte du Péloponnèse, sa ligue pillarde de Délos, sa
civilisation des loisirs avant l’heure ou sa démocratie payante et
rétribuée apparaît comme un des hommes les plus sinistres du monde. Ce
n’est pas son Parthénon célébré par les nazis ou le tourisme des
croisières qui me contredira.
« Les
Athéniens étaient d’ailleurs très paresseux. Car outre les trois oboles
qu’il prend pour son droit de présence aux assemblées et aux tribunaux,
le peuple s’alloue un salaire pour assister au théâtre, et se fait
payer pour s’amuser ; de plus, il reçoit de ses flatteurs des pensions
sur le trésor public, comme les courtisans en obtenaient de Louis XV et
de ses ministres : en sorte que cette démocratie présente tous les abus
d’une monarchie dans le temps de son plus grand désordre. »
Il
est important que l’histoire répète les mêmes erreurs. Et que faire
contre la fatigue de la civilisation finissante ? L’accompagner ?
par Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info/
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