Nous
reproduisons ci-dessous le texte de la conférence prononcée à Biarritz
le 30 août par Stéphane Blanchonnet, président du Comité directeur de
l’Action française.
Il n'est pas inutile
de remettre de temps en temps en question nos certitudes en matière
philosophique et politique afin de nous prémunir contre un
engourdissement dogmatique qui nuit autant à notre propre réflexion qu'à
notre capacité à convaincre nos interlocuteurs sur le terrain du
militantisme.
Je suis
personnellement devenu maurrassien au début des années quatre-vingt-dix
en même temps que je faisais mes premières armes de militant politique. À
l'époque, j'ai été séduit par le prestige de l'homme Maurras,
académicien, chef de file d'une école de pensée prestigieuse, figure
parfaite du maître jusque dans sa physionomie, mais surtout par les
réponses que sa doctrine apportait à mes interrogations de patriote :
qu'est-ce que la France ? Par qui a-t-elle été faite ? Quelle est la
formule de l'ordre qui lui correspond le mieux et lui appartient en
propre ? Comment établir un pouvoir fort et prestigieux sans tomber dans
l'embrigadement idéologique des totalitarismes ? Qu'est-ce que la
légitimité ?
À toutes ces
questions Maurras m'a apporté des réponses que j'ai jugé satisfaisantes :
la France est le fruit de l'histoire, l'oeuvre de la monarchie et non
le résultat d'un contrat social ou de quelque autre forme de
volontarisme abstrait ou juridique ; la formule de l'ordre qui lui
correspond n'est pas une forme quelconque de césarisme mais la royauté
traditionnelle dont elle est justement le fruit ; un État régalien,
recentré sur l'essentiel, et dont le chef n'est pas la créature de
l'opinion peut exercer son autorité sans craindre l'existence d'une
société organisée, hérissée de libertés locales et de contre-pouvoirs ;
la légitimité ne se crée pas ex nihilo, elle procède du passé et s'exprime par des symboles forts dont la monarchie est l'un des plus puissants.
Mais d'autres
questions ont depuis attiré mon attention. Des questions que je ne suis
pas le premier à découvrir et qui ont ébranlé les convictions de
nombreux maurrassiens de ma génération. Je vous propose ici un parcours
en trois temps à travers les raisons à mes yeux les plus sérieuses de
choisir Maurras comme maître, à travers les raisons de mettre ce choix
en question, de le passer au crible d'une critique sans concession ni
complaisance et à travers les raisons qui me font penser que, malgré
tout, ce choix reste le meilleur, celui qui peut encore aujourd’hui le
mieux servir de règle à notre réflexion et à notre action dans la Cité.
Les raisons du choix de Maurras
On fait d'abord le
choix de Maurras pour les fondements philosophiques solides de sa
pensée. Contrairement à Rousseau, Maurras ne répudie pas les faits. Il
n’a pas recours à un hypothétique état de nature pré-social pour fonder
les droits d’un citoyen imaginaire. Il constate simplement avec Aristote
la nature sociale de l’homme d’où découle la nécessité de reconnaître
les autorités naturelles qui s’exercent le plus souvent dans l’intérêt
du gouverné. L’amour gratuit et sans contrepartie des parents pour le
nouveau-né en est l’exemple le plus universel. C'est le fond même de la
philosophie politique moderne qui oppose systématiquement l'individu à
l'État, la liberté à l'autorité que Maurras réfute et contre lequel il
nous vaccine en quelque sorte.
Critique efficace des Lumières
Sa critique des faux
principes des Lumières est efficace car les idées du libéralisme
politique n'y sont pas attaquées en raison de leur caractère abstrait
comme chez d'autres contre-révolutionnaires mais tout simplement parce
qu'elles sont fausses, y compris sur le terrain de la logique qu'elles
prétendent occuper. Prenons l’exemple de l’article II de La Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen. Son énoncé n’est pas seulement
contestable parce que, voulant fonder la cité sur des principes
universels, il en oublie que la politique s’occupe d’hommes concrets qui
vivent dans une société réelle, mais surtout parce que, sur le plan
même des idées pures, son raisonnement est faux. Relisons cet article : «
Le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la
liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression.
» Maurras remarque que ce texte définit la société comme la conséquence
d'une “association” volontaire (proposition irrationnelle puisque la
société préexiste à l'individu et à son éventuelle volonté de
s’associer) et lui assigne pour but non le bien commun (l'intérêt du
tout étant nécessairement supérieur à celui des parties) mais la
conservation de “droits”, en particulier du droit de propriété.
Par ailleurs, selon
Maurras la politique doit avoir pour maîtresse la science historique et
non le nombre ou l’opinion. Cette méthode de pur bon sens est à
l'origine d'une longue et fructueuse école historique avec des auteurs
comme Jacques Bainville, Pierre Gaxotte mais aussi Michel Mourre ou
Philippe Ariès, dont les oeuvres, qui éclairent si bien les enjeux de
notre histoire, sont nées de ce concept maurrassien. Aymeric Chauprade
n'hésite pas d'ailleurs dans ses ouvrages à faire de Maurras un maître
de la géopolitique, cette science si appréciée aujourd’hui pour sa
capacité à mettre l'histoire et la géographie au service du politique.
De plus, la réflexion
de Maurras ne se situe pas dans les nuées, elle procède d'une réflexion
sur les conditions actuelles du salut de la nation, elle-même conçue
comme le cadre actuel du plein épanouissement de la nature sociale de
l'homme. J'ai toujours été frappé par l'humilité d'une pensée qui ne
prétend pas faire le salut de l'humanité ni trouver la formule politique
valable en tout temps ou en tout lieu comme la plupart des idéologies.
Maurras enfin n'est
ni un rêveur, ni un bâtisseur d'utopie. Il a participé à la fondation
d'un mouvement politique et d'un journal quotidien et s'est préoccupé de
la question de la prise du pouvoir. Dans ce domaine, on lui fait
souvent un faux procès (en lui imputant l'échec du 6 février 1934).
Bernanos par exemple n'a jamais compris que Maurras ne croyait pas à une
prise du pouvoir dans la rue mais à un coup de force depuis le coeur
même de l'État.
Des problèmes et des enjeux nouveaux
Malgré toutes ces
raisons de suivre Maurras, notre modernité nous pose un certain nombre
de problèmes que le maître n'a pas connus et qui paraissent parfois
menacer la validité de nos analyses. Nous assistons depuis cinquante ans
à une transformation radicale de la société. Tous les repères de ce que
Maurras appelait le « pays réel », c'est-à-dire la France dans son
patrimoine moral et matériel, indépendamment de l'État républicain et de
son idéologie, semblent voués à disparaître. La France rurale a
quasiment disparu alors que les paysans représentaient jadis et depuis
l'origine l'essentiel de la population du pays, les terroirs comme
facteurs d'enracinement ont vécu, le catholicisme lui-même, pilier
principal de la civilisation française, s'est brutalement effondré. Par
ailleurs, l'explosion des flux migratoires pendant la même période a
bouleversé plus rapidement qu'à aucune autre époque la composition de la
population. Comment dans ces conditions espérer que la seule chute du
pays légal (la République) pourrait entraîner la reconstitution d'un
ordre traditionnel ?
Changement profond
Autre changement
profond survenu dans ces dernières décennies : un certain effacement de
l'histoire et du politique comme transcendances. L'individu postmoderne,
notre contemporain, est décrit par les sociologues comme un être sans
attache avec le passé, qui ne se définit plus comme un héritier mais se
réalise comme un consommateur, un jouisseur, dans le meilleur des cas
“un citoyen du monde”. Quant à la politique, elle cesse d'être au
service de la grandeur de la nation pour se limiter à la fameuse
gouvernance chère à M. Raffarin, c'est-à-dire à une gestion purement
économique et financière à laquelle on ajoute à titre de supplément
d'âme, un vague humanitarisme. Comment dans ces conditions espérer
restaurer une forme aussi emblématique de la transcendance du politique
par rapport aux individus que la monarchie traditionnelle ?
Dernier sujet
d'inquiétude pour le nationaliste intégral : des principes faux en
eux-mêmes comme ceux du libéralisme politique semblent toutefois réussir
à façonner un monde qui pour être contre-nature n'en est pas moins
parfaitement cohérent comme le fait remarquer très justement Maxence
Hecquard dans sa thèse sur la démocratie. Quoi de plus absurde par
exemple - et je parle d'un point de vue strictement politique - que le
“mariage” homosexuel ? Et pourtant, il finira très vraisemblablement par
s'imposer en France comme il s'est imposé dans de nombreuses autres
démocraties. La démocratie ne connaît que la volonté libre des individus
et aucune norme transcendante, aucune loi naturelle, ne saurait être
pour elle un obstacle à son travail de sape égalitariste. Comment dans
ces conditions restaurer la primauté du tout sur les parties ? Du bien
commun sur les intérêts ou les passions des particuliers ? En bref,
comment refaire de la politique classique ?
Maurras malgré tout
Toutes ces
considérations ne doivent cependant pas nous désespérer. L'effacement
apparent du politique ne doit pas en effet cacher la permanence des
problèmes politiques, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs (« les
faits sont têtus » comme aimait à le rappeler Maurras). Que les Français
le veuillent ou non, leur qualité de vie et même leur vie tout court
dépendent de réalités politiques, de rapports de force politiques. Il
n'y a jamais de fin de l'histoire et donc pas plus de fin définitive du
politique. Si nos concitoyens ne s'intéressent plus à la politique, si
nos gouvernants se bornent à être des gestionnaires, ce n'est pas
forcément que le politique a disparu mais que les décisions sont prises
ailleurs et par d'autres à Bruxelles, à Moscou ou à Washington par
exemple. Or, si les enjeux demeurent politiques, les leçons du Politique
d'abord de Maurras ne sont pas vaines et sa manière justement politique
d'envisager la réalité non plus.
Même affaiblie, même
en partie défigurée, la nation demeure pour nous Français l'échelon
politique principal pour ne pas dire unique. C'est un héritage de
l'histoire, qu'elle soit ancienne ou récente et c'est surtout un fait
qui s'impose de lui-même. Il suffit pour s'en convaincre de considérer
le peu d'enthousiasme produit par l'idée européenne malgré la propagande
que l'on déverse en permanence dans les écoles, les collèges et les
lycées pour faire éclore une hypothétique conscience européenne. On
aurait sans doute moins de mal à tenter de ranimer la conscience
française dont les bruyantes manifestations de patriotisme sportif
montrent de temps en temps qu'elle existe encore au moins à l'état
latent. Or, si la nation est encore le lieu du politique, la question de
la forme politique qui convient à cette nation n'est pas dépassée et
Maurras non plus.
Actualité métaphysique
Sur le terrain
métaphysique aussi Maurras est étonnamment “moderne”, ou plutôt
“actuel”. Maurras nous ressemble par son agnosticisme, par sa quête
presque désespérée d'un ordre du monde dont il voudrait trouver le
reflet dans les lois de la physique sociale. Avec lui, nul besoin de
prendre comme point de départ une foi, une révélation, un dogme admis
par principe. D'ailleurs combien de maurrassiens depuis les débuts de
l'Action française et jusqu'à aujourd’hui sont passés de l'admiration
pour l'ordre politique à la recherche puis à la contemplation d'un ordre
supérieur ? Maurras est bien de ce point de vue un penseur de la
redécouverte de l'ordre dans un monde qui en est privé.
Maurras n’est pas
bien entendu l’alpha et l’oméga de la pensée et il faut se prémunir
contre toute tentation hagiographique. Par ailleurs, il écrivait en un
temps où, à bien des égards, il était plus facile d'espérer dans la
France et dans le combat politique qu'aujourd'hui. Il reste toutefois un
penseur majeur et sans conteste le plus important philosophe politique
contre-révolutionnaire du XXe siècle et, de même qu’une étude objective
de la pensée politique ne peut faire l’économie de sa doctrine, de même
les royalistes et les nationalistes auraient tout à perdre à négliger
une oeuvre qui leur fournit la plus complète théorie de la France qui
puisse être, une fois rejetée l'identification de notre pays à la
République et à son idéologie.
STÉPHANE BLANCHONNET L’Action Française 2000 du 4 au 17 septembre 2008
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