LA STRATEGIE DU POSITIONNEMENT EVITE LA REALITE ET FAVORISE L’ILLUSION (III)
MEMOIRE – CC/1999
1.3. Les indices linguistiques de la manipulation
O. Ducrot (Les mots du discours, 1980) a montré
qu’il existe en français des expressions ni marginales, ni
exceptionnelles, sans valeur informative marquante mais induisant des
contraintes sur le type de conclusion possible.
Ainsi, la manipulation peut offrir la
caractéristique d’un jalonnement serré de «marqueur de tendancieusité».
Ces marqueurs sont là pour orienter vers certaines conclusions
«calculées». Le manipulateur cherche à intervenir sur les
représentations ou les convictions d’autrui en vue de les renforcer ou
de les modifier.
Des mots comme « à peine, encore, presque,
jamais, pourtant, mieux, toujours, même, quoique… » canalisent
l’attention de l’interlocuteur vers un effet conclusif recherché.
Exemples :
« On pourrait aller au théâtre, mais il est un peu tard… Il vaut mieux réserver. Il est presque vingt heures… On va encore aller au cinéma… Quoiqu’un mardi, on peut toujours essayer quand même ; il faut bien changer un peu.
Dans ce texte, les marqueurs de tendancieusité
indiquent ouvertement que celui qui est l’énonciateur voit les choses
sous un certain angle que l’interlocuteur doit rechercher s’il ne le
perçoit pas immédiatement.
Pour provoquer l’évidence qui contraint, forcer
l’accord, «en imposer», les verbes présuppositionnels contribuent ainsi
à «doper» le discours et donc renforcer la tendancieusité. C’est le cas
de : «prétendre», «imaginer», «s’efforcer», «espérer»…
La valeur persuasive d’un énoncé de se situe
pas seulement dans le choix des mots. Elle peut tenir à la valeur
logique de l’enchaînement des idées. Dans le domaine de la consistance
apparente, le « connecteurs » («marqueurs de coordination» que la
grammaire courante appelle conjonctions de coordination et de
subordination) déterminent, comme la montré C. Bailly, des indices
d’intentionnalité persuasive. «Mais», «parce que», «à cause de»,
«malgré», «en dépit de», «toutefois» sont fréquents à l’oral. Placés en
attaque de phrase, ils permettent de situer u énoncé par rapport é celui
qu’il précède. En conséquence, ils indiquent la valeur à accorder à ce
qui vient d’être dit.
En outre, l’expression « parce que » n’a pas
une valeur strictement explicative : «parce que» cherche à marquer un
enchaînement confirmatif. Il faut voir là la preuve, au minimum, d’une
volonté persuasive («quoi qu’il arrive» et «de toute façon» témoigne de
la même intention).
Les épithètes classent un fait, ils font d’un
fait un jugement de valeur. Bentham résume le rôle de l’épithète en une
formule : «C’est la pétition de principe en un seul mot.» On parle d’une
«manifestation sanglante, d’une décision scandaleuse, d’un échec
mérité, d’une victoire honteuse…»
L’épithète devient le « performatif » de l’idée
; c’est le cas dans les énoncés : «le problème essentiel, la question
fondamentale, le souci majeur»… Tous les qualificatifs jouent sur les
mots le rôle du marteau qui s’abat sur un clou. L’épithète est le propre
de l’esprit qui critique, qui juge, qui fait ses choix, qui cherche à
«transférer» une conclusion en direction d’autrui. L’épithète dans
certain cas polarise tout le fond des arrière-pensées. C’est le cas dans
l’énoncé «nous sommes pour une négociation sérieuse». Décapons le mot «
sérieuse » : nous trouvons derrière plus qu’une idée, un souhait. Il
faut lire : «une négociation qui va être différente de ce à quoi on est
habitué, une négociation dans laquelle nos adversaires feront des
concessions réelles, auront une attitude conséquente…»
Quand le discours manipulateur est parsemé
d’ajouts et de reprises phatiques, on a la preuve d’une volonté
d’influence, de «capture» rationnelle de l’interlocuteur. Les «tu vois,
tu comprends, tu es d’accord, hein, tu crois, c’est ça…» délimitent les
contours d’une métacommunication. Cette sollicitation
émotivo-relationnelle d’autrui matérialise la bonne volonté pour se
mettre à la disposition, à la portée de l’autre et sceller l’accord,
l’entente. Manipulateur à son insu, ce métalangage crée de fait, sinon
de force, un climat de connivence et annonce la manipulation en tant
qu’art du détour : d’abord établir une complicité, ensuite…
On voit que la manipulation se construit
volontairement ou non parfois subrepticement au sein même du langage. La
parole manipulatrice apparaît comme un montage complexe d’indices plus
ou moins camouflés calculés ou inconscients visant à «charger» le
discours afin qu’il produise un effet recherché sur l’interlocuteur ou
l’auditoire.
Il est clair que la lucidité sur ces moyens est
peu répandue. Le plus souvent, les «manipulateurs» méconnaissent
comment ils «fonctionnent» et donc se comment se traduisent dans leur
langage le désir d’influencer autrui.
Être conscient de l’effet de son propre
discours, maîtriser le dosage d’influence qu’il véhicule, mieux saisir
les risques du conditionnement psycholinguistique constituent un atout
indéniable dans le développement personnel de l’adulte.
S’interroger sur la manipulation c’est admettre
de réfléchir sur le statut social du libre-arbitre d’autrui. Et
l’affaire est d’envergure. Les travaux de chercheurs comme P. Watzlawick
sur la pragmatique de la communication ont contribué à montrer que même
plus grand pouvait être l’accord sur le contenu, plus dure pouvait être
l’oeuvre de la manipulation. Cette constatation trouve sa vérification
dans la réflexion faite à un conducteur ne portant pas sa ceinture de
sécurité et soumis à l’argumentation de son entourage sur la nécessité
de s’attacher en voiture : « Je le sais, je suis pas con à ce point ! » http://www.mecanopolis.org
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