La
bataille pour la domination en Méditerranée, qui avait si souvent
opposé Grecs et Perses, Phéniciens, Étrusques et Carthaginois, s'acheva
pour longtemps après les guerres puniques. Désormais Rome se trouvait
en quelque sorte seule au monde à gouverner. Mais il y avait bien plus :
en cette année 146, qui marquait la fin des conflits, c'était une
ville tout entière qui disparaissait dans les flammes, comme jadis
Troie sous l'assaut des Grecs. Carthage, l'ancienne colonie de Tyr,
fondée, selon la légende, sept siècles auparavant dans le grand
mouvement migratoire qui avait conduit tant de peuples d'Orient en
Occident, Carthage venait de succomber, et, dans ce saccage, ses
archives étaient anéanties, sa belle bibliothèque dévastée et
dispersée. Ainsi vécut-elle le sort des vaincus : celui de ne survivre
que dans - et selon - la mémoire et la langue des autres.
Sur les trois guerres qui opposèrent Carthage et Rome de 264 à 146, ces guerres dites puniques, du nom latin Poeni
par lequel les Romains désignaient leurs rivaux, les sources sont en
effet ou grecques ou romaines. C'est d'abord le Grec Polybe qui nous
renseigne le plus : arrivé comme otage à Rome en 167 et présent lors du
sac de Carthage en 146, il porte un témoignage exceptionnel sur toute
la période. Avec lui, l'histoire politique se fait réflexive et
universelle - à la mesure de son projet : raconter les étapes de
l'unification du monde par la conquête romaine. Il y a aussi Tite-Live,
historien latin (64 av.-17 apr. J.-C.), dont nous est parvenu le récit
détaillé de la guerre d'Hannibal. Il y a encore Appien d'Alexandrie,
qui vécut au IIe siècle de notre ère et dont la narration suit une
tradition assez différente de ses prédécesseurs. Entre Polybe et Appien,
avant et après, de nombreuses pages furent écrites sur le sujet dans
les histoires de Rome ou les histoires universelles, dans les
monographies sur l'Afrique ou les biographies d'hommes illustres. Mais
de cette abondante littérature ne nous sont parvenus le plus souvent que
des fragments ou de simples allusions: : tel est le cas des Annales de Q. Fabius Pictor ou de L. Cincius Alimentus, qui prirent part à la guerre d'Hannibal, des Histoires
du Lacédémonien Sosylos d'Élis, qui fut le professeur de grec
d'Hannibal, de l'ouvrage de Philinos d'Agrigente, qui vécut lors de la
première guerre punique, du Siciliote Silenos de Kalè Aktè, qui fut l'un
des compagnons d'armes d'Hannibal, ou enfin de Chairéas, dont on ne
connaît que le nom.
Tous les
auteurs ne s'accordent pas sur les responsabilités des belligérants,
tous ne suivent pas les mêmes versions des conflits, mais tous
manifestent une grande admiration aussi bien pour Rome que pour
Carthage. Ce qui frappe leur imagination, c'est l'ampleur des opérations
militaires, le prestige des généraux - les Scipions du côté romain,
et, du côté carthaginois, Hamilcar Barca et son fils Hannibal, "le plus grand général qui ait jamais existé" ;
c'est aussi l'acharnement avec lequel Carthage refit chaque fois ses
forces, avant d'être définitivement anéantie. Un choc de Titans, tel
fut, à leurs yeux, ce triple conflit qui allait entraîner dans le fracas
des armes tant d'autres Etats, tant d'autres cités et qui allait
changer la face du monde : désormais, non seulement l'Occident prenait
place dans une histoire jusque-là dominée par l'hellénisme, mais il le
dominerait.
Le monde méditerranéen avant les guerres puniques
Au début du
IIIe siècle avant notre ère, le bassin méditerranéen était donc loin
d'être unifié. À l'Est s'imposaient quatre grandes monarchies
territoriales héritières de l'empire d'Alexandre: la Macédoine
contrôlait plus ou moins les cités grecques; le grand royaume de Syrie
englobait aussi bien l'Anatolie méridionale que l'Asie centrale et
touchait à l'Inde, l'Égypte avait étendu son influence sur Chypre,
Cyrène et la Syrie méridionale (Coelé-Syrie, Palestine et Phénicie),
enfin le petit royaume de Pergame formait comme une enclave en Asie
Mineure. Près de ces puissances, les royaumes du Pont, de la Bithynie,
de la Cappadoce et de l'Arménie restaient au second plan. En Grèce
proprement dite, coexistaient de manière conflictuelle des
confédérations de cités et de peuples (principalement la ligue
étolienne, dont le centre religieux était Delphes, et la ligue achéenne,
qui regroupait une grande partie des cités du Péloponnèse) et des
cités indépendantes, comme la république de Rhodes ou Délos. Et entre
cités, entre royaumes, entre royaumes et cités les luttes étaient
incessantes, les cités revendiquant leur autonomie, les royaumes
cherchant à étendre leur domination territoriale.
À l'Ouest,
Carthage, fondation phénicienne dont les sources grecques soulignent le
caractère oriental, avait multiplié les "échelles" tout au long de la
côte nord-africaine, et constitué une véritable zone d'influence
(épicratie, disent les textes grecs) dans le bassin occidental de la
Méditerranée, où elle exerçait son monopole marchand: au sud et sud-est
de l'Espagne (Gadès, Malaga, Abdère, Baria), à Malte, et en Sardaigne
depuis le vie siècle, dès le Ve aux Baléares sur l'île d'Ibiza. En
Corse, la cité avait peu à peu repris son pouvoir, après avoir chassé
les Phocéens, dont la piraterie menaçait les côtes italiennes et sardes
(bataille d'Alalia vers 540/535). En Sicile, enfin, les Carthaginois
avaient été en conflit permanent avec les cités grecques du Centre et de
l'Est (Agrigente et Syracuse notamment), un conflit comparable, selon
Diodore de Sicile (XI, 20 suiv.), à celui que Grecs et Perses connurent
en Méditerranée orientale. Après une cuisante défaite infligée à
Himère en 480 par Gélon, tyran de Syracuse, ils étaient intervenus à
nouveau en 408-405, à la faveur de luttes intestines entre les Grecs,
et avaient rasé Himère, pillé Agrigente, assiégé Géla. Ce "retour" en
force des Carthaginois avait favorisé la réapparition de tyrans dans de
nombreuses cités, notamment à Syracuse : ainsi Denys l'Ancien,
s'érigeant en libérateur de la Sicile et en protecteur de l'hellénisme
en Italie du Sud, cherchant peut-être à construire un vaste empire
occidental, avait constitué une armée de mercenaires, composée
d'Ibères, de Celtes et de Campaniens, et mené trois guerres contre
Carthage, pour signer finalement un traité, en 374, par lequel les deux
puissances reconnaissaient leur zone d'influence respective, délimitée
par le fleuve Halykos. À la mort de Denys, d'autres chefs avaient
repris la lutte et tenté de construire l'unité des Grecs en Sicile pour
expulser les Carthaginois : à la suite de Timoléon de Corinthe
(344-337), Agathocle (317-289) conçut même le projet de porter la
guerre en Afrique - mais après trois ans de ravages il signa en 306 un
nouveau traité avec Carthage. Enfin, en 280 encore, Pyrrhus, roi
d'Épire, qui avait débarqué en Italie du Sud à l'appel de Tarente pour
tenter à son tour de sauver l'hellénisme contre Rome cette fois,
s'était aventuré en Sicile à l'appel des Grecs; malgré quelques
victoires non négligeables, il avait dû lui aussi renoncer à abattre la
puissance carthaginoise.
Dans le reste
du bassin occidental de la Méditerranée, les Phocéens avaient également
accru leur présence. Ils étaient installés depuis le VIe siècle en
Corse, en Espagne et en Gaule du Sud, où ils avaient fondé Marseille.
Au Lue siècle, cette cité indépendante, en luttes continuelles avec les
indigènes, était devenue le centre des forces phocéennes d'Occident.
Elle avait étendu son influence en Gaule du Sud, en créant des relais
économiques à l'est et à l'ouest du Rhône (Agde, Olbia, Arles,
Antipolis, Nikaia...), et formé un vaste empire commercial en Gaule et
en Espagne où elle avait par deux fois vaincu les Carthaginois, dans la
seconde moitié du VIe siècle et en 490.
Enfin, autre
puissance, la République romaine, qui saluait en Marseille son alliée,
avait, par la prise de Tarente, en 272, achevé la soumission de presque
toute l'Italie. Dans la péninsule, véritable mosaïque de peuples, de
cultures, de langues (étrusque, grecque, latine, osque, etc.)
coexistaient désormais des statuts différents: il y avait ceux que Rome
avait fait rentrer dans la citoyenneté romaine et les "alliés", qui
avaient dû signer avec elle des traités souvent inégaux et parmi
lesquels les Latins jouissaient d'un statut privilégié. Rome avait par
ailleurs jalonné sa progression militaire par la création de colonies -
autant de foyers de romanisation et de têtes de pont sur le territoire
péninsulaire.
Sur le plan intérieur
À la veille de
son affrontement avec Rome, Carthage connaissait des transformations
politiques majeures : selon Polybe, suivi par Diodore de Sicile, son
régime politique, dont Aristote avait loué le caractère équilibré,
tendait vers une forme plus populaire sous l'influence de la famille
des Barca, sans aucun doute très ouverte aux influences helléniques.
Certains historiens modernes n'ont pas hésité même à parler d'une
"révolution sociale" animée par les Barca et rappelé leurs relations
conflictuelles avec les Hannonides, famille dominante depuis le IVe
siècle. Il reste toutefois difficile de mesurer très précisément la
nature des institutions carthaginoises (le peuple avait-il vraiment
part au gouvernement de la cité, comme le laisse croire Aristote ?) et
le projet politique d'Hamilcar. Tout au plus peut-on, avec les sources,
souligner l'affrontement entre les deux familles, ainsi que le poids
souvent considérable de l'opinion populaire dans cette cité punique. Un
poids dont l'historien grec Appien montre à plusieurs reprises les
effets catastrophiques sur l'évolution des conflits.
Les sources
s'entendent en revanche à décrire Carthage comme l'une des villes les
plus riches - ce qu'elle demeura jusqu'à l'époque de sa destruction en
146 - et les plus puissantes du monde. Son empire, écrit Appien, "devint,
par sa puissance militaire, capable de contrebalancer celui des Grecs,
et par ses ressources financières, il venait juste après celui des
Perses" (Livre africain, 6). Fondée sur l'agriculture et surtout
sur l'arboriculture - célèbres étaient les vergers de Carthage -, sa
vitalité économique était due surtout au commerce et au dynamisme de sa
politique de colonisation, qui bénéficiait en retour aux régions sous
contrôle punique : des fouilles entreprises à Kerkouane (ou Dar es
Safi) ont révélé les splendeurs d'une ville ancienne, véritable "Pompéi
africaine"...
En Italie, au
contraire, à l'exception de la Campanie dont les intérêts commerciaux
sont même, pour certains historiens modernes, à l'origine de la
première guerre punique, l'économie rurale domine, fondée sur la petite
propriété d'autosubsistance, base du recrutement militaire. C'est de
là que la République romaine tire sa force, dans cette armée recrutée à
la fois parmi les citoyens (4 légions de 300 cavaliers et 4.200
fantassins chacune environ) et les alliés italiens, tous propriétaires.
Une situation qui tranche avec celle de Carthage, comme de l'ensemble
du monde grec occidental qui connaît un déclin des années civiques :
avec ses sujets, ses alliés et surtout ses mercenaires pour soldats,
l'armée carthaginoise, bien qu'encadrée par des citoyens, est
inférieure à sa rivale; en revanche elle possède une flotte nombreuse et
rapide, ainsi qu'une tactique efficace - celle des grands royaumes
hellénistiques, qui fait un usage redoutable de la cavalerie et des
éléphants.
Les origines de la guerre
Rien ne
semblait disposer Rome et Carthage à entrer en conflit. Entre ces deux
États existaient de longue date des relations d'alliance militaire et de
commerce, sanctionnées par plusieurs traités. En 264, pourtant, les
Romains, passant en Sicile à l'appel des gens de Messine, déclenchent un
conflit de plus de vingt ans avec les Carthaginois, ce qu'on a appelé
la première guerre romano-punique. En agissant ainsi, enfreignaient-ils
les traités ? Les Romains étaient-ils responsables de cette guerre de
Sicile ?
Les textes
antiques divergent sur la date et le nombre de ces traités, ce qui a
suscité, jusqu'à nos jours, de nombreux débats, mais nous suivrons ici
la tradition la plus largement acceptée, qui place le premier traité en
509, au début de la République romaine, et d'autres ensuite en 348, en
306 et enfin en 279-278, lors de l'intervention de Pyrrhus.
Par les
traités, deux zones d'influence s'étaient clairement dessinées en
Méditerranée occidentale, celle de Carthage sur l'Afrique et la
Sardaigne et celle de Rome sur l'Italie, d'où les Romains avaient sans
doute quelques raisons d'éloigner les Carthaginois : ceux-ci y avaient, à
plusieurs reprises, noué des liens, en recourant à des alliances
(comme en 383 contre Denys) ou en recrutant des mercenaires campaniens.
Le point
obscur de ces relations diplomatiques, c'est la Sicile. On ne sait avec
certitude si une clause reconnaissait l'autorité punique sur l'île tout
entière ou sur la partie occidentale de l'île - auquel cas les
Romains, en entrant à Messine, ne rompaient pas leur serment -, et
surtout si elle interdisait explicitement à Rome d'y intervenir, comme
l'Italie, du moins la partie où Rome avait étendu son hégémonie, était
interdite aux Carthaginois. Si l'on en croit l'historien Philinos
d'Agrigente, ces deux derniers points étaient contenus dans le traité
de 306, signé alors que Rome combattait les Étrusques et que les
Carthaginois étaient en guerre contre Agathocle de Syracuse, allié à la
ligue étrusque : mais Polybe, qui cherchait à disculper les Romains,
contestait cette version des faits et allait jusqu'à nier l'existence
de ce traité (III, 26 ; 28). Quant aux historiens romains (Tite-Live,
mais aussi Dion Cassius, Orose), ils ne contestaient pas le traité,
mais ils rappelaient que Carthage avait la première bafoué les accords
lorsqu'en 272, elle avait fait avancer sa flotte dans les eaux de
Tarente, peut-être pour soutenir les Tarentins au moment même où les
Romains assiégeaient la ville : un épisode probablement inventé pour
disculper Rome.
Aujourd'hui,
les historiens ont tendance à se rallier à la position de Philinos. Il
semble bien que, par le traité de 306, les Carthaginois trouvaient en
Rome une alliée susceptible de reconnaître leur autorité sur la Sicile,
tandis qu'eux-mêmes lui en reconnaissaient une sur l'Italie. Carthage
poursuivait ainsi la politique de délimitation des aires d'influence
qu'elle avait menée, entre le VIe et le IVe siècle avec Marseille en
Espagne et avec les Grecs en Sicile et en Italie du Sud. Quant à Rome,
elle entrait dès lors vraiment dans l'histoire du bassin méditerranéen.
La guerre de la Sicile
Messine était
occupée par d'anciens mercenaires campaniens d'Agathocle, tyran de
Syracuse. À la mort de ce dernier (en 289), suite à un violent conflit
avec les citoyens de cette cité, ils avaient reçu l'ordre de quitter la
Sicile, maisavaient été accueillis comme amis et alliés par les gens de
Messine. Après avoir massacré ou expulsé leurs hôtes, ils s'étaient
emparés de la ville et avaient pris le nom de Mamertins (« les hommes de
Mamers » (Diodore de Sicile, 21, 18). Un nouvel État s'était donc
imposé dans l'île, auquel tous les Grecs étaient hostiles. Les Mamertins
avaient ensuite étendu leur domination sur le nord-est de la Sicile,
collaboré même avec Carthage contre Pyrrhus et mené des actions de
brigandage jusque sur le territoire de Syracuse. En 274, les
Syracusains, dirigés par leurs stratèges Hiéron et Artémidore, signèrent
un traité avec les Carthaginois, au terme duquel ces derniers devaient
les assister dans leur lutte contre les Mamertins et en 264, ils
assaillirent les Mamertins, qui sollicitèrent l'aide des Romains. Les
Romains auraient hésité : quelques années auparavant, en 270, ils
avaient, pour apparaître comme les protecteurs des Grecs d'Italie, mené
une dure répression contre les Campaniens qui s'étaient emparés de
force de la cité de Réghion. Toutefois, le Sénat romain dépêcha une
troupe d'inspection au sud de la péninsule et confia au consul Appius
Claudius Caudex le soin de juger sur place.
Après de vains
échanges diplomatiques, Appius Claudius décida d'engager le combat et
débarqua à Messine. Sorti vainqueur de la bataille, il poursuivit les
ennemis et mit le siège devant Syracuse. L'année suivante, Hiéron dut
signer la paix, mais la guerre ne cessa pas pour autant ; et tandis que
les Carthaginois renforçaient leur présence en Sicile, les Romains
s'emparèrent en 261 d'Agrigente. Dès lors, ce fut l'escalade. Après
avoir simplement voulu aider les Mamertins, les Romains cherchèrent à
chasser les Carthaginois de l'île tout entière. Étaient-ils pris soudain
d'une soif effrénée de domination et cette décision marquait-elle,
comme le croit Polybe, le début de l'impérialisme romain ? Ou bien
étaient-ils attirés par la perspective du butin et les bénéfices
économiques de la conquête? Ou plutôt se rendirent-ils compte du rôle
stratégique de cette île dans la défense de l'Italie ? Sans doute
valait-il mieux menacer Carthage qu'être menacé par elle et, dans ce
jeu, la Sicile jouait un rôle considérable. Si tel fut le cas, la guerre
de Sicile (ou première guerre punique) fut bien une guerre défensive
ou préventive, non une guerre de conquête.
Ce nouveau
dessein modifia rapidement leur stratégie. Pour porter un coup
définitif à la puissance carthaginoise, ils déplacèrent le front de
guerre de la terre à la mer et construisirent une flotte gigantesque :
100 quinquérèmes et 20 trirèmes. Une nouvelle tactique, dite du
"corbeau", résolvait par ailleurs les difficultés rencontrées dans la
manœuvre des navires. Le corbeau était une sorte de grappin muni de
passerelles qu'on plantait dans le bateau ennemi ; à la différence de
l'éperon utilisé par les Carthaginois, comme en témoignent les épaves
puniques découvertes au large de Marsala, il permettait l'abordage: l'on
combattait ainsi sur les ponts des navires... comme sur terre.
Désormais les
combats décisifs eurent lieu sur mer : en 260 à Mylae, en 258 à Sulci,
en 257 à Tyndaris, et surtout, coup de grâce pour les Carthaginois, en
241 aux îles Égates. Rome, qui avant la guerre contre Carthage ne
disposait que d'une petite flotte, devient la plus grande puissance
navale de l'Antiquité et elle le demeurera longtemps. Ce n'est pas un
hasard si Hannibal en 218 choisit la route terrestre pour attaquer
l'Italie
La guerre d'Afrique
Les batailles
navales n'eurent cependant pas immédiatement le succès escompté et les
pertes humaines furent importantes sans compter les naufrages, causés
par les tempêtes. D'où la décision des Romains, dès 256, de passer en
Afrique, croyant, comme jadis Agathocle de Syracuse, porter là le coup
décisif. En 256, la victoire du cap Ecnomos sembla leur en ouvrir la
voie. Mais l'épisode africain, qui débuta de manière favorable,
s'acheva par la défaite du consul Marcus Atilius Regulus contre le
spartiate Xanthippe, qui dirigeait les troupes carthaginoises.
Suivirent pour les Romains succès (prise de Palerme en 250) et revers
(désastre de Drépane en 249), tandis qu'à partir de 247 Hamilcar Barca
organisait en Sicile une résistance efficace. C'est seulement parce que
la bataille des îles Égates en 241 détruisit la flotte carthaginoise
que Carthage, épuisée par vingt années de guerre, accepta de signer la
paix avec C. Lutatius Catulus, mais Hamilcar, lui, ne s'avouera jamais
vaincu.
Au terme du
traité, Carthage restait indépendante, mais devait évacuer la Sicile et
les petites îles voisines, libérer les prisonniers romains et payer
une indemnité de deux mille deux cents talents. En Sicile, désormais,
trois statuts coexistent : à côté du royaume de Syracuse, allié aux
Romains, et de quelques cités libres (Messine, par exemple), les Romains
prennent la place des Carthaginois et créent bientôt leur première
province, avec un gouverneur militaire à sa tête.
La défaite
provoqua en Afrique une véritable "révolution" que Flaubert a racontée
dans Salammbô. Aux mercenaires, qui réclamaient leur solde non payée,
s'associèrent bientôt les Libyens, paysans asservis, poussés au
désespoir par l'énormité des tributs et la cruauté des Carthaginois. Il
fallut quatre ans aux généraux Hannon et Hamilcar pour mettre fin à la
révolte. Cependant Rome, répondant à l'appel d'autres mercenaires de
Carthage, s'emparait par ruse de la Corse et de la Sardaigne et imposait
à Carthage un tribut supplémentaire de mille deux cents talents. Une
félonie, dont toutes les sources soulignent le caractère honteux.
Au terme de ce
conflit, Carthage avait perdu ses principales possessions en
Méditerranée occidentale. Il ne lui restait qu'une voie d'expansion :
l'Espagne. Depuis Gadès, elle contrôlait depuis longtemps le sud du
pays, exploitant notamment les mines d'Andalousie. C'est au renforcement
de la présence carthaginoise dans cette province que, dès 237, va
s'attacher Hamilcar, suivi de son gendre Hasdrubal et de son fils
Hannibal, âgé de 9 ans, à qui il avait fait jurer, dit-on, une haine
éternelle aux Romains.
Le déclenchement de la deuxième guerre punique
L'activité
d'Hamilcar en Espagne avait dès 231 alerté les Romains, mais à sa mort,
en 226, Hasdrubal, qui venait de fonder la colonie de Carthago Nova,
adopta une politique plus prudente et signa avec eux un accord,
unilatéral selon Polybe, qui fixait au sud de l'Èbre l'influence
carthaginoise : Rome se préservait ainsi d'une éventuelle alliance entre
Carthaginois et Gaulois. À la mort de son beau-frère en 221, Hannibal
se montra plus intransigeant et en 219 assiégea Sagonte, ville qui
bénéficiait sans doute d'un traité d'alliance avec Rome. Les Romains
étaient alors occupés sur le front illyrien où, après avoir vaincu en
229 la reine Teuta, protectrice des pirates en Méditerranée, ils
combattaient Demetrios de Pharos qui gouvernait le royaume et pillait
les possessions romaines d'Illyrie. Ainsi, pris par ces affaires, les
Romains se contentèrent dans un premier temps d'envoyer à Carthage un
ultimatum et ils attendirent plusieurs mois avant d'organiser une
intervention en Espagne. Pendant ce temps, en mai 218, Hannibal
s'emparait de Sagonte, franchissait l'Èbre et prenait la route des
Pyrénées en direction de l'Italie avec 50.000 fantassins, 9.000
cavaliers et 37 éléphants.
L'épopée d'Hannibal
En engageant le conflit contre Rome au départ de l'Hispanie, la stratégie d'Hannibal fut à la fois italienne et internationale.
Hannibal
comptait surprendre les Romains par les Alpes, les forcer à engager très
vite le combat, s'allier aux Gaulois de Cisalpine et "libérer"
l'Italie de Rome, afin de rendre à sa propre cité la suprématie perdue
et de dissoudre la confédération romano-italique. Comme le souligne
Polybe, pour la première fois dans l'histoire, la péninsule italienne
devenait un enjeu pour la domination en Méditerranée. Ce qui étonne le
plus dans cette stratégie, c'est qu'elle suppose une connaissance
précise de la situation italienne : d'une part l'hostilité de ces
Gaulois de Cisalpine, dont Rome avait refoulé l'invasion à partir de
225 et qu'elle contrôlait grâce à la fondation en 218 de deux colonies,
Crémone et Plaisance (mais la Gaule Cisalpine ne sera pacifiée que
vers 170) ; et d'autre part les rapports ambigus, parfois difficiles,
que les Romains entretenaient avec leurs alliés de la péninsule, les
régions samnites et la Grande-Grèce notamment.
Après avoir
franchi les Alpes par le col du Clapier, entre le mont Genèvre et le
mont Cenis - quinze jours de marche dans une bousculade effrénée
d'hommes et de bêtes, à subir le harcèlement des montagnards, à suivre
des chemins impraticables, à lutter contre le froid et la faim -,
Hannibal parvient vers la mi-octobre à Turin avec seulement 20.000
soldats, 6.000 cavaliers et 21 éléphants. Selon les informations données
par Polybe, les forces romaines, elles, dépassaient 700.000 fantassins
et 70.000 cavaliers. Une supériorité numérique, donc, qu'Hannibal
allait compenser par son génie militaire. Le général carthaginois est
reçu en libérateur par la majorité des Cisalpins. Profitant de la
surprise des Romains, il remporte un premier succès au Tessin en 218,
puis une série de victoires qui jalonnent sa descente vers le sud de
l'Italie : en 217 à la Trébie et au lac Trasimène et, en 216, à Cannes
en Apulie - le plus grand désastre subi par les Romains : non seulement
la cavalerie carthaginoise leur inflige des pertes énormes (sur les
80.000 soldats romains et alliés, seuls 14.500 survécurent ou
échappèrent à la captivité), mais ils perdent une ville essentielle à
leur propre ravitaillement. Hannibal aurait alors pu marcher sur Rome;
il y renonce pour mener à bien sa politique d'alliance avec les
Italiens : une partie des Samnites passe dans son camp, mais surtout
plusieurs cités campaniennes, dont la plus importante, Capoue, en 216, à
qui il a promis de devenir la capitale d'une Italie délivrée de Rome
et qui l'accueille avec allégresse.
Hannibal
n'avait pas eu de mal à entraîner les Romains dans des batailles
successives. À Rome, le commandement était annuel et les consuls, avides
de gloire, cherchaient à achever les guerres avant la fin de leur
mandat. C'est seulement après une série de défaites et des pertes
gigantesques qu'ils finirent par adopter la stratégie du général Q.
Fabius Maximus : éviter tout affrontement avec Hannibal, le priver de
ses sources d'approvisionnement en pratiquant la politique de la "terre
brûlée", afin de reprendre des forces, bref temporiser - d'où le surnom
de cunctator, le "temporisateur", qui revint au général romain.
Cette
stratégie, qui avait aussi pour but de récupérer les villes transfuges,
permit à Rome de se relever rapidement : de 8 légions en 216 l'armée
romaine passa à 25 en 212-211. Pour Hannibal, qui combattait en pays
hostile, la guerre fut au contraire de plus en plus dure. Sa politique
d'alliance n'eut pas le succès prévu : la présence dans ses rangs de
tribus gauloises, du reste insuffisante, inquiétait les Italiens qui, de
manière générale, restèrent plutôt fidèles à Rome. Contraint par
ailleurs de maintenir des troupes en Espagne, il se trouvait dans
l'impossibilité de recevoir du renfort en raison de la domination
maritime de Rome. Enfin, se présentant en libérateur, il ne pouvait pas
trop exiger de ses alliés et, pour financer ses campagnes, il dut
attaquer les villes qui refusaient de trahir et sa cruauté à l'égard de
celles qui lui résistaient, comme ce fut le cas à Nucérie ou Herdona,
devint légendaire. Aussi, de nombreuses communautés d'Apulie, de
Grande-Grèce et de Campanie le rejoignirent davantage par obligation que
par conviction. La guerre d'alliances fut catastrophique pour l'Italie
du Centre et du Sud, les deux partis se livrant à des actes d'une
violence extrême: déportations, exécution des dirigeants, destruction de
récoltes, tel était aussi le sort que les Romains réservaient à ceux
qui avaient choisi le camp adverse, comme la cité de Télésia. Ce fut
aussi le sort de Capoue quand elle fut reprise par les Romains en 211 ;
mais la cité rebelle subit en plus le dernier des outrages : elle fut
privée de tout son territoire et réduite au simple rang de ville.
La prise de
Tarente en 212 fut un des derniers grands succès d'Hannibal. À partir
de cette époque, la situation se détériora pour lui, Rome regagnant peu
à peu ses alliés. La défaite d'Hasdrubal en 207 sur le Métaure, en
Ombrie, marque un autre tournant: n'ayant pas réussi à rejoindre l'armée
de son frère qui arrivait par le nord de l'Italie, Hannibal dut
reculer vers l'extrême sud, dans le Bruttium, puis en 203 fut rappelé
en Afrique.
Une guerre "mondiale"
Pendant qu'il
ravageait l'Italie, Hannibal maintenait des troupes en Sardaigne et
dans la péninsule Ibérique, où les Romains finirent par l'emporter en
206 grâce aux succès de P. Cornelius Scipio, le futur "Africain", alors
âgé de 28 ans. Par ailleurs, il négociait l'ouverture d'autres fronts
en vue d'affaiblir Rome : en 215 (peut-être dès 217-216), il sollicita
le roi Philippe V de Macédoine, lequel voyait ainsi naître l'occasion de
repousser les Romains hors d'Illyrie : cette intervention eut
toutefois peu d'effets. En 215 encore, il décida les Syracusains à
passer dans le camp carthaginois ; mais trois ans plus tard, malgré les
géniales inventions balistiques d'Archimède, Syracuse succombait.
L'ancien royaume de Hiéron fut intégré à la province de Sicile et
Pacifiée par M. Valerius Laevinas. Enfin, à partir de 204, la guerre
fut portée en Afrique, selon les plans de Scipion, le vainqueur
d'Espagne.
L'Afrique du
Nord était alors divisée en trois parties à l'ouest du territoire de
Carthage : le royaume des Maures, qui dans cette guerre ne jouera aucun
rôle, et les deux royaumes numides rivaux, celui des Masaesyles, alors
le plus puissant, dirigé par Syphax, et celui des Massyles, dont le roi
Gaia, mort en 206, laissait un successeur, son fils Masinissa. Depuis
l'Espagne, déjà, Scipion avait recherché l'alliance des Numides. Mais
Syphax avait finalement choisi en 206 le camp de Carthage, scellant ce
choix par son mariage avec Sophonisbe, la fille d'Hasdrubal. Masinissa,
en revanche, dont le territoire était menacé par son puissant voisin,
devint pour longtemps l'allié des Romains. C'est lui qui fit pression
pour une invasion en Afrique et c'est en partie à son appui que Scipion
dut ses succès lorsqu'il débarqua à Utique : Masinissa mettait à la
disposition des Romains sa connaissance des lieux, ses alliances et sa
redoutable cavalerie. C'était un atout d'autant plus précieux que
Scipion avait inventé une nouvelle technique de combat, qui allait
servir plus tard dans les affrontements avec les monarchies
hellénistiques: mettant à profit la formation de combat des légions en
trois rangs de manipules (hastati, principes et triarii),
il avait eu l'idée de donner à chaque rang une autonomie, ce qui lui
permettait de porter plusieurs coups en même temps à l'adversaire ; dans
ce contexte, les cavaliers berbères de Masinissa augmentaient
considérablement sa force de harcèlement.
Arrivé en
Afrique, Scipion remporta donc une série de victoires jusqu'à la
bataille de Zama en 202, où il écrasa Hannibal. L'entrevue des deux
chefs, à la veille de l'affrontement, constitue un morceau de bravoure
chez Tite-Live (XXX, 30-31, 9) et Polybe (XV, 1, 6-8). Appien se
contente de quelques lignes expéditives (Livre africain, 39, 163) : plus
importants sont pour lui les dispositifs préalables, les mouvements
des éléphants, de la cavalerie et le choc interminable des armées et de
leurs chefs, jusqu'à la fuite d'Hannibal à la faveur de la nuit.
La paix imposa
cette fois à Carthage de livrer presque toutes ses quinquérèmes et
tous ses éléphants, d'évacuer l'Espagne, les territoires non puniques
d'Afrique et de payer un tribut de dix mille talents. Il lui était en
outre interdit de faire la guerre sans le consentement de Romains.
Scipion permettait donc à Carthage de maintenir son indépendance, mais
il la mettait à la merci de son voisin Masinissa, sorti grandi de la
guerre à la suite de l'anéantissement du royaume de Syphax. De son côté,
Hannibal rechercha un temps l'alliance d'Antiochos de Syrie, puis
celle du roi de Bithynie, qui le trahit, le contraignant au suicide.
Les effets de la deuxième guerre punique
La deuxième
guerre punique avait provoqué une peur extraordinaire et marqué les
esprits par la longueur des opérations, l'énormité des sacrifices,
l'étendue des dégâts, et ses conséquences sur la société romaine furent
tout aussi considérables. Si le consensus autour du sénat s'était
renforcé, la guerre avait révélé l'existence d'une opinion publique
capable de s'imposer - de donner, par exemple, en 210 le commandement
des troupes d'Espagne au jeune Scipion âgé de 24 ans seulement -, mais
aussi l'inadaptation relative des institutions à la politique
impérialiste, qui avait conduit à de nombreuses entorses à la légalité
institutionnelle, dans l'attribution des commandements militaires
notamment. La guerre avait révélé aussi l'état de la confédération
italique: sans doute les alliés avaient-ils pour la plupart fourni une
aide militaire et financière considérable en hommes, argent, matières
premières et ils avaient, indéniablement, subi les plus grands dommages;
mais certains avaient trahi et le climat psychologique se détériora.
Plus graves
encore furent les effets démographiques et économiques du conflit. Les
pertes et les ravages causés par l'occupation de l'Italie, la
multiplication des campagnes militaires provoquèrent une crise de la
petite paysannerie, qui s'accompagna d'un exode rural vers les villes et
surtout vers Rome, désormais la ville la plus peuplée de la péninsule.
Sans doute cette crise a-t-elle été parfois surévaluée par les
modernes, mais on ne peut nier sa réalité, notamment en Italie du Sud,
où le phénomène fut amplifié par les confiscations de terres imposées
par les Romains aux cités qui avaient fait défection. Ces terres
confisquées passèrent dans le patrimoine foncier romain, l'ager publicus,
et furent progressivement accaparées par de riches propriétaires.
L'afflux de la main-d'œuvre servile, autre conséquence des conquêtes,
leur permit d'y développer l'élevage ou de constituer de grandes
propriétés fondées sur la monoculture, ce qu'on appellera sous l'Empire
des latifundia. Ainsi, les guerres puniques et la politique
impérialiste qui s'ensuivit avaient en partie modifié les structures
économiques de l'Italie traditionnelle.
Claudia MOATTI (à suivre) http://www.theatrum-belli.com/
1 commentaire:
"Après avoir franchi les Alpes par le col du Clapier, entre le mont Genèvre et le mont Cenis"
D'où tenez vous cette information sur le col du clapier?
Il n'existe pas de mont Genèvre!!!
Cf Hannibal et la traversée des hautes-Alpes, la fin du dogme
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