Le
terme allemand “Wolfskinder” - littéralement “enfants-loups”- désigne
les orphelins de guerre allemands qui, après la capitulation du
Troisième Reich, ont été laissés à eux-mêmes et qui, à la recherche de
nourriture en dehors des frontières allemandes, ont erré dans des pays
étrangers, surtout en Pologne, en Lithuanie et en Union Soviétique (dans
la partie de la Prusse Orientale annexée à l’URSS). Leur nombre
s’élève à plusieurs milliers d’enfants et leur sort fut bien souvent
épouvantable. Beaucoup de “Wolfskinder”, d’“enfants-loups”, sont morts
de faim, ont été assassinés, violés, maltraités ou exploités comme
esclaves. Quelques centaines d’entre eux ont été recueillis par des
familles lithuaniennes (souvent sans enfant), puis adoptés. Ils ont
perdu ainsi leur identité allemande. Après la fameuse “Wende”, le
“tournant”, c’est-à-dire après la chute du Rideau de Fer et du Mur de
Berlin, les autorités allemandes officielles ont montré pour la première
fois de l’intérêt pour ces “enfants-loups” qui étaient entretemps
devenus des quadragénaires voire des quinquagénaires. Les médiats aussi
leur ont consacré de l’attention.
À la demande de la
chaine de télévision ZDF, la journaliste Ingeborg Jacobs a réalisé un
documentaire en trois volets, intitulé “Kinder der Flucht” (“Enfants de
l’Exode”). Ce documentaire a été télédiffusé en 2006 et a suscité
énormément d’intérêt. Le sort affreux de ces “enfants-loups” a soulevé
une émotion générale dans tout le pays. Dans son documentaire, la
journaliste et réalisatrice Ingeborg Jacobs, traite du cas épouvantable
de Liesabeth Otto, qui avait sept ans en 1945. Mais Ingeborg Jacobs
n’a pas pu exploiter toute la documentation qu’elle avait glanée pour
son reportage; elle a alors décidé de publier un livre particulier,
consacré uniquement à Liesabeth Otto (“Wolfskind: Die unglaubliche
Lebensgeschichte des ostpreussischen Mädchens Liesabeth Otto” –
“Enfant-Loup: l’incroyable biographie d’une petite fille de Prusse
Orientale, Liesabeth Otto”, Munich, Propyläen, 2010). Avant d’avoir
publié l’histoire de Liesabeth Otto, Ingeborg Jacobs avait déjà, en
2008, édité un ouvrage sur les viols en masse des filles et femmes
allemandes par les soldats de l’armée soviétique. “Freiwild: Das
Schicksal deutscher Frauen 1945” – “Gibier à disposition : le sort des
femmes allemandes en 1945”). Mais bornons-nous ici à recenser le
calvaire de Liesabeth Otto.
Le père de la petite
Liesabeth était un pauvre ouvrier plâtrier, mobilisé par l’armée: il
avait été porté disparu dans la tourmente de la guerre. La mère de la
fillette meurt de faim et d’épuisement en mai 1945 dans la ville de
Dantzig, complètement détruite par les opérations militaires et les
bombardements. Avec sa soeur aînée et son frère, Liesabeth essaie de
survivre. Les journées se passaient à chercher quelque chose de
mangeable. Ils mangeaient de tout : des chats, des moineaux, … Les
feuilles de tilleul ou les orties étaient considérées comme des
friandises. Pour un misérable quignon de pain, Liesabeth se dispute
violemment avec sa soeur aînée et prend la fuite. Sa soeur aurait
littéralement crevé de faim en 1947, à l’âge de seize ans. En Prusse
Orientale, des centaines de millers d’Allemands sont morts de faim
entre 1945 et 1948. Les Soviétiques et les Polonais refusaient d’aider
les Allemands enfermés dans des camps. Ils se bornaient à les hisser
sur toutes sortes de moyens de transport pour les envoyer vers l’Ouest.
L’expulsion de près de cinq millions de personnes constitue la plus
grande opération d’épuration ethnique de tous les temps.
Jetée dans les flots de la Memel
Liesabeth s’est
alors introduite comme passager clandestin dans un train de marchandises
qui roulait en direction de la Lithuanie. Pendant le long voyage, elle
a mangé des petites boulettes qui avaient un drôle d’air et un goût
bizarre. Sa faim était trop forte. Elle ne le savait pas, ne pouvait le
savoir: c’était du crottin séché. A l’arrivée, elle est tombé
inconsciente sur le quai. Un homme l’a prise en pitié et l’a amenée chez
lui. L’épouse de ce brave homme s’est occupée d’elle, lui a coupé les
cheveux qui étaient pleins de poux et a jeté au feu ses vêtements qui
sentaient horriblement mauvais. Pendant un certain temps, tout alla bien
avec Liesabeth. Jusqu’au jour où des gamins de rue l’ont attrapée et
ont joué “P’tit Hitler” avec elle. Les enfants en général sont souvent
très cruels avec les plus faibles et les plus jeunes d’entre eux. Cette
cruauté a frappé Liesabeth, à l’âge de huit ans. Après que les
sauvageons l’aient rouée de coups de poing et de pied, ils l’ont pendue
et ils ont pris la fuite. Un passant, qui cheminait là par hasard, l’a
sauvée de justesse d’une mort par strangulation. Plus tard, elle a
souvent pensé que ce passant n’aurait jamais dû l’apercevoir. Tenaillée
par la peur, elle n’a plus osé revenir au foyer de l’homme qui l’avait
trouvée dans la gare et de la femme qui l’avait soignée.
Aussi solitaire
qu’un loup, elle a erré pendant un certain temps dans la forêt. Un
jour, la gamine fut battue presque à mort par un paysan parce qu’elle
lui avait volé un poulet. Âgée de huit ans, elle fut violée une
première fois puis enfermée dans un sac et jetée dans les flots de la
rivière Memel. On la sauva une fois de plus.
Pendant quelques
temps, elle a trouvé refuge chez un groupe de “Frères de la Forêt” —les
“Frères de la Forêt” lithuaniens menaient une guerre de guérilla contre
l’occupant soviétique— pour qui elle servait de courrier. Liesabeth,
qui fut alors rebaptisée “Maritje”, fut bien traîtée par les résistants
lithuaniens et reçut suffisamment à manger. En 1949, elle a dû
abandonner ses protecteurs. La situation devenait trop dangereuse pour
les “Frères de la Forêt” Ils ne pouvaient plus s’occuper des
“enfants-loups” allemands qui se trouvaient parmi eux. Pendant de
nombreuses années, d’anciens soldats allemands luttaient avec les
Lithuaniens dans cette guerre de partisans.
Le Goulag
A la fin de 1949,
les derniers Allemands de Prusse orientale furent déportés vers
l’Ouest. Tous les Allemands devaient se rassembler en des lieux
préalablement indiqués. Liesabeth voulait aller en Allemagne de
l’Ouest. Des gens, qui lui voulaient du bien, la dissuadèrent
d’entreprendre ce voyage. Les trains, disaient-ils, ne prendraient pas
la direction de l’Allemagne mais de la Sibérie. Liesabeth, qui vient
d’avoir onze ans, les croit et poursuit ses pérégrinations.
Pour avoir à manger,
elle travaille dur dans des fermes. Parfois, elle vole. A quinze ans,
elle est prise la main dans le sac et livrée à la milice soviétique.
Les miliciens communistes ne montrèrent pas la moindre pitié et
l’envoyèrent dans une prison pour enfants, à 400 km à l’Est de Moscou.
Là-bas règnait la loi du plus fort. Les raclées et les viols étaient le
lot quotidien des internés. Les autorités du camp laissaient faire.
Liesabeth/Maritje tomba enceinte et donna son bébé à une détenue qui
venait d’être libérée. Au bout de quelques jours, l’enfant mourut. Dès
qu’elle eut fêté ses dix-huit ans, Liesabeth/Maritje fut expédiée au
goulag, dans un camp pour dangereux criminels de droit commun. Elle y
fut régulièrement rossée et violée. Elle donna la vie à une deuxième
fille mais le bébé était trop faible et décéda dans le camp. Elle ne fut
libérée qu’en 1965. Elle avait vingt-sept ans.
Cette femme, durcie
par les privations, n’avait toutefois pas d’avenir. Qui irait donc
embaucher une femme qui avait fait autant d’années de prison?
Finalement, Liesabeth/Maritje trouve du travail au sein d’une “brigade
de construction”, qu’on expédie à Bakou dans le Caucase. Les hommes
considéraient que toutes les femmes étaient des prostituées. Pour
échapper à cette suspicion permanente, elle se marie et donne naissance à
une troisième fille, Elena. Mais le mariage ne dure pas longtemps.
Liesabeth est souvent battue par son mari, qui, de surcroît, la traite,
elle et sa fille, de “sales fascistes allemandes”. Après trois ans de
mariage, c’est le divorce.
Epilogue à Widitten
L’heureux dénouement
ne vint qu’en 1976. Grâce à une recherche menée par la Croix Rouge
allemande, elle a pu reprendre contact avec son père et son frère
Manfred. Après 31 ans de séparation, ce fut pour elle une émotion
intense de retrouver son père et son frère à Braunschweig. Un interprète
était présent. Liesabeth ne prononçait plus que quelques mots
d’allemand, avec grande difficulté. Pourtant cette rencontre n’eut pas
que des conséquences heureuses. Manfred n’était pas fort content de
retrouver sa soeur. Pendant de nombreuses années, il avait vécu en
pensant que sa soeur était morte. Or voilà qu’elle réémerge quasiment du
néant et qu’il doit partager l’héritage paternel avec elle. Liesabeth
ne se sent pas heureuse en Allemagne et repart avec sa fille Elena en
Russie, où on l’insulte en permanence, où on la traite de “Boche” et de
“fasciste”. En Allemagne, les voisins la désignaient sous le terme “Die
Russin”, “la Russe”. Liesabeth/Maritje n’avait plus de nationalité…
Son père veilla
toufois à ce qu’elle puisse acheter et meubler une petite maison avec
un lopin de terre à Widitten en Prusse Orientale. Au début, elle se
heurta à l’hostilité de ses voisins russes. La mère comme la fille
étaient saluées chaque jour que Dieu fait par de vibrants “Heil
Hitler!”. On maltraitait leurs animaux. Ce n’est qu’après l’implosion de
l’URSS que leur situation s’est bien améliorée. En 1994, Liesabeth
reçoit pour la première fois la visite d’Ingeborg Jacobs.
Des vois s’élèvent
en Allemagne pour donner, au moins à une école, le nom d’un
“enfant-loup” oublié, après 65 ans… Sera-ce fait ? Pieter Aerens http://www.voxnr.com/
notes :
Article paru dans “’t Pallieterke”, Anvers, 5 janvier 2011.
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