Entretien avec Antonio Gambino, chroniqueur politique à L'Espresso
« La Guerre du Golfe [1990-1991] ne
nous a rien appris de neuf sur la totale incapacité de l'Europe à
assumer un rôle politique autonome par rapport aux États-Unis sur la
scène internationale. Cette guerre a tout simplement confirmé ce que
nous savions déjà ». Antonio Gambino n'utilise pas de circonlocutions
verbales pour définir la condition minoritaire qui caractérise notre
continent ; depuis des années, dans ses rubriques hebdomadaires de l'Espresso, et avec ses livres (le dernier en date est Europa invertebrata,
publié chez Mondadori), il s'est révélé l'un des observateurs les plus
attentifs et les plus critiques de la politique européenne.
•
Q. : Depuis la Guerre du Golfe, il n'y a plus lieu d'espérer voir la
CEE se transformer en un pôle politique qui serait en mesure de
dialoguer sur un pied d'égalité avec la superpuissance américaine ?
AG : La
faiblesse de la position européenne était déjà parfaitement perceptible
avant que n'éclate ce conflit. Les problèmes ne sont pas apparus avec
lui ; ils proviennent de la vaste pluralité des cultures et des
parcours historiques qui caractérisent le Vieux Continent. Mais si au
cours des dernières décennies, les liens nationaux se sont atténués, de
profondes différences subsistent, auxquelles sont liées des intérêts
de natures diverses. La CEE a vu le nombre de ses adhérants augmenter au
cours des années mais au détriment de sa cohésion. L'Angleterre y est
entrée en conservant une bonne part de ses réflexes insulaires et avec
l'intention de garder ses liens privilégiés avec les États-Unis. Le
Portugal et la Grèce ont apporté le poids de leur développement
économique, inférieur par rapport au noyau des pays fondateurs. Il est
difficile de penser que de tout cela découlera une homogénéité
suffisante. En fait, cette homogénéité n'arrivera jamais…
•
Pour quelle raison les Européens, pendant la crise du Golfe, n'ont-ils
pas pu se différencier de façon tranchée de l'Amérique, au moins en
tentant de soutenir les propositions de paix de Gorbatchev ?
L'initiative
diplomatique de la CEE, pendant la présidence italienne a été
désastreuse de ce point de vue. Le ministre De Michelis s'est emballé
pour l'idée d'une “Conférence pour la Sécurité en Méditerranée”, basée
sur le modèle de celle d'Helsinki. Comme si la réalité européenne et
celle d'un Moyen-Orient agité par une crise profonde étaient comparables
! Ce fut une position totalement dénuée d'impact qui a d'office remis
les discussions relatives à tous les problèmes à l'après-guerre, ce qui
a eu pour effet de laisser les mains encore plus libres aux
États-Unis. Ceux-ci, pour leur part, avaient déjà choisi la solution
militaire. En fait, les Américains ont fait semblant, au début,
d'accorder quelque crédit à cette idée, puis l'ont complètement laissé
tomber. C'est ainsi que l'Italie, par servilité et esprit velléitaire, a
été la puissance qui a fait la plus triste figure dans l'affaire.
Quant à la France, elle n'a pas fait meilleur effet : il est vrai
qu'elle a pu esquisser quelques pas en toute autonomie mais de façon si
ambigüe, sans exprimer une ligne cohérente. L'Angleterre, en revanche,
a cherché à renforcer ces rapports privilégiés avec les États-Unis et
s'est redécouvert sa vocation d'ancien pays colonialiste, en envoyant
un puissant corps expéditionnaire.
•
Est-il de correct de dire qu'après la Guerre du Golfe le monde est
encore plus monopolaire ? Que les États-Unis peuvent imposer leur
volonté propre à tout le monde sans avoir à négocier préalablement avec
un interlocuteur ?
Sans nul
doute le bipolarisme est fini. Et avec lui s'achève la tendance à
transformer toute crise locale en une opposition entre l'Amérique et
l'Union Soviétique. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous
sommes entrés dans une phase de monopolarisme autosuffisant. Le monde
est trop complexe et, en toute zone, nous trouvons des foyers de crise
potentiels qui plongent leurs racines dans des questions historiques
ultra-complexes et tellement emmêlées qu'ils ne pourront pas être
maîtrisés par un et un seul pays, lequel, qui plus est, cultive une
dangereuse tendance à tout simplifier à outrance et s'est, plus d'une
fois, montré incapable de distinguer en toute lucidité les causes
profondes des tensions qui se développaient dans les diverses aires
soumises plus ou moins directement à son contrôle. Les événements de
cette année l'ont confirmé. La guerre finie, les États-Unis devront
gagner la paix, comme nous l'entendons dire un peu partout, en forgeant
un ordre nouveau pour le Moyen-Orient. Or ils n'en sont pas capables,
parce qu'en réalité ils n'en contrôlent qu'une très petite partie, quasi
rien. Ils n'ont rien pu faire pour arrêter l'ignoble massacre des
Kurdes, parce qu'ils craignent l'étranglement définitif de l'Irak et le
renforcement du fondamentalisme chiite dans la région, qui ne
manquerait pas de s'ensuivre. Ils devraient normalement résoudre la
question palestinienne mais leur influence sur le gouvernement
israëlien est assez limitée. Nous vivons donc une époque de
monopolarisme imparfait, surtout parce que les autres protagonistes
sont absents. L'Europe a démontré qu'elle n'était pas à la hauteur ;
l'URSS est déchirée par une profonde crise interne de laquelle, au bout
de 10 ou 20 ans, réémergera peut-être une nouvelle Russie, dont se
seront détachées les républiques qui, aujourd'hui, aspirent à la
sécession ; cette Russie représentera alors une nouvelle réalité
stratégique en Europe orientale. Il est difficile de faire des
prévisions, mais nous devons nous rappeler que la Russie, à elle seule,
représente plus de 50% de l'Union Soviétique et pourrait très bien,
après avoir passé par les transformations nécessaires, se révéler un
nouveau protagoniste.
•
Le concept d'Occident implique qu'il existe entre l'Europe et les
États-Unis une parfaite identité quant au modèle de civilisation et
surtout quant aux intérêts stratégiques. Ne croyez-vous pas que cet
axiome est largement discutable ?
Oui. Et
je l'ai écrit à plusieurs reprises. L'Europe occidentale, pendant des
décennies, a été traumatisée par la menace soviétique. Il s'agissait
d'une menace de type absolument nouveau : l'ennemi non seulement
possédait les moyens militaires pour tenter une invasion mais aussi
l'idéologie qui permettait de subvertir le système politique et social
en place. De ce fait, on comprend pourquoi l'Europe s'est docilement
inféodée à une autre grande puissance, issue de la Seconde Guerre
mondiale. L'Amérique a beaucoup de choses en commun avec les peuples
européens, mais il y a aussi beaucoup de différences qui les séparent.
En fait, Européens et Américains se sentent différents et, parce qu'ils
occupent des positions géographiques différentes, ils voient le monde
de manières différentes. Or, même si l'URSS ne fait plus peur à
personne, notre continent ne parvient pas à retrouver son identité et
sa liberté d'action. Les Européens sont comme les vieilles personnes
qui, après avoir subi une fracture grave à la jambe, ne se croient plus
capables de marcher même quand elles sont guéries et ont la
possibilité de le faire ; elles préfèrent rester dans une petite
charette. N'oublions pas que l'Europe se croit très vieille et pense
qu'elle n'est plus capable d'agir seule.
•
Mais, alors, tous ces sommets communautaires où l'on parle de cette
union économique et politique de l'Europe en voie de réalisation, à quoi
servent-ils, si les Européens sont les premiers à ne pas croire en la
possibilité d'une véritable autonomie de leur continent ?
Une
bonne norme de comportement, c'est de ne pas trop croire à ce que
disent les hommes politiques, surtout lorsqu'ils se mettent à discourir à
la fin des grands sommets internationaux. Je suis convaincu que tous
ces beaux projets d'unité européenne ou ne déboucheront sur rien ou
seront largement édulcorés. Les différences entre les économies des pays
de la Communauté empêchent d'avancer fort loin dans le processus
d'intégration. Du reste, le gouverneur de la banque centrale allemande,
Mr. Pöhl, a tapé une nouvelle fois sur le clou : il a dit sans ambages
que l'Italie, vu la situation de ses finances publiques, n'est pas mûre
pour l'union monétaire européenne. Comment peut-on penser que les
Allemands, qui doivent déjà affronter les problèmes économiques de la
réunification, vont encore se mettre sur le dos les frais entraînés par
les gaspillages absurdes de notre administration ?
•
Revenons à la Guerre du Golfe. Ne pourrait-on pas avancer l'hypothèse
que les Américains ont pris prétexte de la première crise
internationale venue pour faire sentir au monde entier, et surtout aux
Européens, que depuis l'écroulement de l'imperium communiste, ils sont
les seuls à décider du sort de l'univers ?
Oui. Il est très
possible que les Américains aient éprouvé une nécessité de ce type.
Plusieurs éléments nous permettent ensuite de penser que le
gouvernement américain a attiré Saddam Hussein dans un piège colossal,
en faisant croire qu'ils tolèreraient l'annexion du Koweit : le
comportement ambigu de l'ambassadrice américaine à Bagdad le laisse
supposer. La vérité, nous ne la connaîtrons sans doute jamais. Une
chose est sûre : les États-Unis ont choisi d'emblée le terrain
militaire (car qu'est-ce qu'un ultimatum, sinon la première démarche de
toute guerre ?), poussés qu'ils étaient par leur tendance à tout
simplifier outrancièrement. Ils ont inversé la théorie de Clausewitz :
pour eux, la guerre n'est pas la continuation de la politique par
d'autres moyens mais la guerre se substitue à la politique. Ils ont
choisi l'affrontement parce qu'ils ne savent pas faire de la politique.
Les événements de ces derniers mois au Moyen-Orient confirment
amplement cette incapacité américaine.
• Monsieur Gambino, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
Propos recueillis par Roberto Zavaglia, Vouloir n°80-82, 1991. (entretien paru dans Elementi n°3, mai 1991)
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