dimanche 16 octobre 2011

Guerre du Golfe I : L’Europe fracturée (archive juin 2007)

Entretien avec Antonio Gambino, chroniqueur politique à L'Espresso

« La Guerre du Golfe [1990-1991] ne nous a rien appris de neuf sur la totale incapacité de l'Europe à assumer un rôle politique autonome par rapport aux États-Unis sur la scène internationale. Cette guerre a tout simplement confirmé ce que nous savions déjà ». Antonio Gambino n'utilise pas de circonlocutions verbales pour définir la condition minoritaire qui caractérise notre continent ; depuis des années, dans ses rubriques hebdomadaires de l'Espresso, et avec ses livres (le dernier en date est Europa invertebrata, publié chez Mondadori), il s'est révélé l'un des observateurs les plus attentifs et les plus critiques de la politique européenne. 

• Q. : Depuis la Guerre du Golfe, il n'y a plus lieu d'espérer voir la CEE se transformer en un pôle politique qui serait en mesure de dialoguer sur un pied d'égalité avec la superpuissance américaine ?
AG : La faiblesse de la position européenne était déjà parfaitement perceptible avant que n'éclate ce conflit. Les problèmes ne sont pas apparus avec lui ; ils proviennent de la vaste pluralité des cultures et des parcours historiques qui caractérisent le Vieux Continent. Mais si au cours des dernières décennies, les liens nationaux se sont atténués, de profondes différences subsistent, auxquelles sont liées des intérêts de natures diverses. La CEE a vu le nombre de ses adhérants augmenter au cours des années mais au détriment de sa cohésion. L'Angleterre y est entrée en conservant une bonne part de ses réflexes insulaires et avec l'intention de garder ses liens privilégiés avec les États-Unis. Le Portugal et la Grèce ont apporté le poids de leur développement économique, inférieur par rapport au noyau des pays fondateurs. Il est difficile de penser que de tout cela découlera une homogénéité suffisante. En fait, cette homogénéité n'arrivera jamais…
• Pour quelle raison les Européens, pendant la crise du Golfe, n'ont-ils pas pu se différencier de façon tranchée de l'Amérique, au moins en tentant de soutenir les propositions de paix de Gorbatchev ?
L'initiative diplomatique de la CEE, pendant la présidence italienne a été désastreuse de ce point de vue. Le ministre De Michelis s'est emballé pour l'idée d'une “Conférence pour la Sécurité en Méditerranée”, basée sur le modèle de celle d'Helsinki. Comme si la réalité européenne et celle d'un Moyen-Orient agité par une crise profonde étaient comparables ! Ce fut une position totalement dénuée d'impact qui a d'office remis les discussions relatives à tous les problèmes à l'après-guerre, ce qui a eu pour effet de laisser les mains encore plus libres aux États-Unis. Ceux-ci, pour leur part, avaient déjà choisi la solution militaire. En fait, les Américains ont fait semblant, au début, d'accorder quelque crédit à cette idée, puis l'ont complètement laissé tomber. C'est ainsi que l'Italie, par servilité et esprit velléitaire, a été la puissance qui a fait la plus triste figure dans l'affaire. Quant à la France, elle n'a pas fait meilleur effet : il est vrai qu'elle a pu esquisser quelques pas en toute autonomie mais de façon si ambigüe, sans exprimer une ligne cohérente. L'Angleterre, en revanche, a cherché à renforcer ces rapports privilégiés avec les États-Unis et s'est redécouvert sa vocation d'ancien pays colonialiste, en envoyant un puissant corps expéditionnaire.
• Est-il de correct de dire qu'après la Guerre du Golfe le monde est encore plus monopolaire ? Que les États-Unis peuvent imposer leur volonté propre à tout le monde sans avoir à négocier préalablement avec un interlocuteur ?
Sans nul doute le bipolarisme est fini. Et avec lui s'achève la tendance à transformer toute crise locale en une opposition entre l'Amérique et l'Union Soviétique. Mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes entrés dans une phase de monopolarisme autosuffisant. Le monde est trop complexe et, en toute zone, nous trouvons des foyers de crise potentiels qui plongent leurs racines dans des questions historiques ultra-complexes et tellement emmêlées qu'ils ne pourront pas être maîtrisés par un et un seul pays, lequel, qui plus est, cultive une dangereuse tendance à tout simplifier à outrance et s'est, plus d'une fois, montré incapable de distinguer en toute lucidité les causes profondes des tensions qui se développaient dans les diverses aires soumises plus ou moins directement à son contrôle. Les événements de cette année l'ont confirmé. La guerre finie, les États-Unis devront gagner la paix, comme nous l'entendons dire un peu partout, en forgeant un ordre nouveau pour le Moyen-Orient. Or ils n'en sont pas capables, parce qu'en réalité ils n'en contrôlent qu'une très petite partie, quasi rien. Ils n'ont rien pu faire pour arrêter l'ignoble massacre des Kurdes, parce qu'ils craignent l'étranglement définitif de l'Irak et le renforcement du fondamentalisme chiite dans la région, qui ne manquerait pas de s'ensuivre. Ils devraient normalement résoudre la question palestinienne mais leur influence sur le gouvernement israëlien est assez limitée. Nous vivons donc une époque de monopolarisme imparfait, surtout parce que les autres protagonistes sont absents. L'Europe a démontré qu'elle n'était pas à la hauteur ; l'URSS est déchirée par une profonde crise interne de laquelle, au bout de 10 ou 20 ans, réémergera peut-être une nouvelle Russie, dont se seront détachées les républiques qui, aujourd'hui, aspirent à la sécession ; cette Russie représentera alors une nouvelle réalité stratégique en Europe orientale. Il est difficile de faire des prévisions, mais nous devons nous rappeler que la Russie, à elle seule, représente plus de 50% de l'Union Soviétique et pourrait très bien, après avoir passé par les transformations nécessaires, se révéler un nouveau protagoniste.
• Le concept d'Occident implique qu'il existe entre l'Europe et les États-Unis une parfaite identité quant au modèle de civilisation et surtout quant aux intérêts stratégiques. Ne croyez-vous pas que cet axiome est largement discutable ?
Oui. Et je l'ai écrit à plusieurs reprises. L'Europe occidentale, pendant des décennies, a été traumatisée par la menace soviétique. Il s'agissait d'une menace de type absolument nouveau : l'ennemi non seulement possédait les moyens militaires pour tenter une invasion mais aussi l'idéologie qui permettait de subvertir le système politique et social en place. De ce fait, on comprend pourquoi l'Europe s'est docilement inféodée à une autre grande puissance, issue de la Seconde Guerre mondiale. L'Amérique a beaucoup de choses en commun avec les peuples européens, mais il y a aussi beaucoup de différences qui les séparent. En fait, Européens et Américains se sentent différents et, parce qu'ils occupent des positions géographiques différentes, ils voient le monde de manières différentes. Or, même si l'URSS ne fait plus peur à personne, notre continent ne parvient pas à retrouver son identité et sa liberté d'action. Les Européens sont comme les vieilles personnes qui, après avoir subi une fracture grave à la jambe, ne se croient plus capables de marcher même quand elles sont guéries et ont la possibilité de le faire ; elles préfèrent rester dans une petite charette. N'oublions pas que l'Europe se croit très vieille et pense qu'elle n'est plus capable d'agir seule.
• Mais, alors, tous ces sommets communautaires où l'on parle de cette union économique et politique de l'Europe en voie de réalisation, à quoi servent-ils, si les Européens sont les premiers à ne pas croire en la possibilité d'une véritable autonomie de leur continent ?
Une bonne norme de comportement, c'est de ne pas trop croire à ce que disent les hommes politiques, surtout lorsqu'ils se mettent à discourir à la fin des grands sommets internationaux. Je suis convaincu que tous ces beaux projets d'unité européenne ou ne déboucheront sur rien ou seront largement édulcorés. Les différences entre les économies des pays de la Communauté empêchent d'avancer fort loin dans le processus d'intégration. Du reste, le gouverneur de la banque centrale allemande, Mr. Pöhl, a tapé une nouvelle fois sur le clou : il a dit sans ambages que l'Italie, vu la situation de ses finances publiques, n'est pas mûre pour l'union monétaire européenne. Comment peut-on penser que les Allemands, qui doivent déjà affronter les problèmes économiques de la réunification, vont encore se mettre sur le dos les frais entraînés par les gaspillages absurdes de notre administration ?
• Revenons à la Guerre du Golfe. Ne pourrait-on pas avancer l'hypothèse que les Américains ont pris prétexte de la première crise internationale venue pour faire sentir au monde entier, et surtout aux Européens, que depuis l'écroulement de l'imperium communiste, ils sont les seuls à décider du sort de l'univers ?

Oui. Il est très possible que les Américains aient éprouvé une nécessité de ce type. Plusieurs éléments nous permettent ensuite de penser que le gouvernement américain a attiré Saddam Hussein dans un piège colossal, en faisant croire qu'ils tolèreraient l'annexion du Koweit : le comportement ambigu de l'ambassadrice américaine à Bagdad le laisse supposer. La vérité, nous ne la connaîtrons sans doute jamais. Une chose est sûre : les États-Unis ont choisi d'emblée le terrain militaire (car qu'est-ce qu'un ultimatum, sinon la première démarche de toute guerre ?), poussés qu'ils étaient par leur tendance à tout simplifier outrancièrement. Ils ont inversé la théorie de Clausewitz : pour eux, la guerre n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens mais la guerre se substitue à la politique. Ils ont choisi l'affrontement parce qu'ils ne savent pas faire de la politique. Les événements de ces derniers mois au Moyen-Orient confirment amplement cette incapacité américaine.
• Monsieur Gambino, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
Propos recueillis par Roberto Zavaglia, Vouloir n°80-82, 1991. (entretien paru dans Elementi n°3, mai 1991) 

 

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