Que la présence de la guerre pendant tout le Moyen Age se soit faite sentir avec constance et intensité, c'est là une de ces idées reçues l'on accepte un peu comme une vérité évidence. Un monde où les gens avaient des réactions frustes, violentes et cruelles, où la vie humaine ne comptait pas trop ; la coexistence d'une foule de petits pouvoirs qui pendant longtemps échappèrent au contrôle des autorités supérieures ; la prolifération des châteaux et des villes fortes ; la turbulence avide et anarchique des chevaliers couverts de fer ; après les grandes migrations conquérantes du Haut Moyen Age, la lutte souvent désordonnée contre les menaces extérieures (Normands, Sarrasins, Hongrois), puis l'expansion armée au détriment de Byzance, des mondes musulmans, des tribus païennes de l'Est européen, et encore les âpres conflits de la fin du Moyen Age dont la guerre de Cent ans est comme la forme la plus achevée. Autant d'images indissociables de l'idée que nous nous faisons du millénaire médiéval.
UN MONDE VIOLENT ?
Sans doute il
n'est pas niable que le monde médiéval s'est édifié sur les ruines de
l'Empire romain — cet Empire que contribuèrent à renverser, du moins
dans sa moitié occidentale, les envahisseurs venus des forêts de
Germanie et de la steppe eurasiatique. Le seul débat étant de savoir si
les grandes invasions ont simplement mis à bas un édifice complètement
vermoulu, ou si elles ont “assassiné” un organisme encore
vigoureux, susceptible de survivre au prix d'un certain nombre
d'adaptations. Incontestablement, des formes politiques majeures — la
France, l'Angleterre — sont directement issues de la conquête.
Descendons le cours des siècles : il est difficile de surestimer les
conséquences, même à très longue portée, qu'eut la bataille de Hastings
(1066) pour l'histoire des Iles Britanniques. Il se peut que les
résultats définitifs des croisades furent négatifs, voire désastreux
pour l'un et l'autre des protagonistes, ou au contraire insignifiants :
il n'empêche qu'on ne saurait nier leur immense impact sur l'évolution
des mentalités dans l'Occident chrétien, sur les formes de la “révolution commerciale”
des 11e-13e siècles et sur le devenir d'un grand nombre de puissances
méditerranéennes. Dans l'Espagne chrétienne et musulmane, non seulement
la géographie politique, mais encore les structures sociales furent
puissamment modelées par le phénomène de la reconquista.
Comment rendre compte de l'évolution du monde balkanique, jusqu'à nos
jours, sans se référer, en premier lieu, à la poussée et à la conquête
ottomanes ? Une série de victoires a permis la genèse de la
Confédération Helvétique, tout comme une série de défaites a mis fin à
la volonté des ducs de Bourgogne de faire surgir, dans les pays de
l'Entre-deux, un Etat pleinement souverain aux dépens du royaume de
France et de l'Empire. L'unité française s'est réalisée par la guerre
tout autant que par les mariages, les héritages ou les achats. Même
l'histoire d'organismes à vocation ouvertement économique comme Venise
ou les villes hanséatiques s'explique en large partie par le facteur
militaire, des guerres terrestres et surtout maritimes ayant permis ou
en tout cas favorisé les activités commerciales de ces puissances.
Autrement dit,
au Moyen Age, la guerre paraît si intimement liée à toute l'évolution
qu'il peut sembler assez illusoire de vouloir l'isoler en cherchant à
déterminer son rôle propre dans le processus du changement historique.
Et cela d'autant plus que le Moyen Age donne l'impression, jusqu'à un
certain point, d'une nébuleuse aux contours indécis, d'un morceau de
cire encore malléable, à la disposition des chefs de guerre et d'autres
conquérants. Rien n'était figé. Les sentiments nationaux étaient
embryonnaires. Les peuples passifs pouvaient passer d'une domination à
l'autre au gré des initiatives gratuites de dirigeants apparemment
maîtres du jeu.
Une telle
appréciation peut être retenue, mais à condition d'admettre qu'elle
s'applique de préférence à l'histoire des Etats, ou des structures
politiques. Si l'on reconnaît que l'histoire du Moyen Age a aussi sa
dimension économique, religieuse, culturelle, artistique, alors le rôle
de la guerre apparaît moins évident, moins immédiat, et il vaut la
peine de vouloir le préciser. Le Moyen Age a connu tout un processus de
christianisation des sociétés, il a vu la naissance des paroisses
rurales et la construction des cathédrales, l'émergence des universités
et la multiplication des hôpitaux. Le Moyen Age, c'est aussi la
fondation de villes neuves et de bastides, les grands défrichements,
l'amour courtois, la renaissance urbaine, la diffusion du moulin à eau
et l'apparition du moulin à vent, une certaine idée du mariage, de la
famille, de la femme et de l'enfant, une organisation originale du
travail des artisans, une autre façon de rendre la justice et même de
gouverner, par la négociation et la consultation, une conception
spécifique de la liberté et des libertés. Tous ces phénomènes, dont on
pourrait allonger la liste, ont émergé, se sont manifestés ou épanouis
en dehors, en deçà ou à côté de la guerre. Celle-ci n'aurait-elle fait
qu'égratigner la surface des sociétés sans atteindre les racines de leur
vie profonde et sans même bouleverser l'humus dont elles se
nourrissaient ?
LES PETITES GUERRES
Surtout à
partir du moment où des sources un peu moins sèches permettent de
serrer de plus près la réalité et d'avoir une vue des choses un peu
moins schématique, on s'aperçoit que dans un grand nombre de régions une
foule de conflits, déclenchés pour des motifs dérisoires et
poursuivant des objectifs médiocres ou infimes, prirent la forme
d'expéditions de quelques jours ou de quelques semaines, qui se
traduisaient par une ou deux escarmouches, par le siège d'un château,
par la mort d'une poignée de combattants et de non- combattants, par
l'incendie d'une récolte, d'une grange ou d'un village, par quelques
vignes ou arbres coupés, par un butin de quelques chevaux et de
quelques prisonniers.
Ces campagnes
de courte durée, prenant place de préférence à la belle saison,
s'inscrivaient facilement à l'intérieur des quelques semaines de
service de garde que les vassaux d'un seigneur devaient accomplir dans
son château, ou des quarante jours de service militaire gratuit, voire
des quelques jours seulement qu'étaient censées durer ces piètres
razzias appelées dans les textes “chevauchées”. Pour un champ contesté,
pour quelque offense faite à leur honneur, pour une entrave apportée à
la circulation des hommes et des biens, deux barons se défiaient, de
donjon à donjon, appelaient à la rescousse leurs chevaliers, leur
famille, leurs amis, mobilisaient contre leur gré quelques manants et
quelques bourgeois, puis, après avoir déployé leur force et fait montre
de leur vaillance, satisfaits d'avoir rituellement accompli leur rôle
de chef de guerre, ils faisaient la paix, et même la juraient, sur les
saints Evangiles de Dieu ou sur les reliques d'un sanctuaire voisin,
quitte à reprendre leurs débats à la première occasion.
Ces
engagements armés à petit rayon d'action et à courte haleine, que les
textes du temps désignent parfois par l'expression “guerre guerréante”
(nous dirions guérilla, ou petite guerre), les historiens du Moyen Age
les ont en général qualifiés de guerres privées. Même si ce dernier
terme n'a été que très rarement employé à l'époque, il reste que les
contemporains eux-mêmes distinguaient assez nettement les conflits
subalternes, en général décidés par des pouvoirs également subalternes —
un seigneur châtelain, une ville, voire un simple chevalier —, des
conflits généraux dûs à l'initiative des puissances publiques,
détentrices, en raison du droit comme de la coutume, des attributs
incontestés d'une quasi-souveraineté.
A l'époque
féodale, la guerre privée mettait en jeu un petit nombre d'hommes se
rattachant à une catégorie bien définie de la société : tous les laïcs
qui prétendaient échapper au travail de la terre et qui étaient
étrangers au monde de la marchandise et de l'artisanat. Les nobles et
les chevaliers, comme le répètent bien des textes des 11e et 12e
siècles : disons les un, deux ou trois pour cent de la population (au
maximum) qui, en raison de leur naissance ou de leurs talents,
pouvaient vivre du revenu de leurs terres, disposer des loisirs et de
l'équipement indispensables à l'apprentissage des armes, ou bien étaient
entretenus par quelque « riche homme ». Le reste des gens — clercs et
religieux, bourgeois et citadins, et surtout paysans aux obligations et
au statut fort divers mais tous rassemblés par leur commune soumission
aux seigneurs — était réputé se composer de désarmés (inermes, imbelle vulgus),
troupeau non seulement hors d'état de se battre mais encore voué par
définition aux tâches pacifiques et productives dont la société avait
besoin pour fonctionner et, tout simplement, pour survivre.
Apparue en
pleine lumière ver l'an mil, la conception tripartie de la société qui,
avec des hauts et des bas, devait se perpétuer à travers le reste du
Moyen Age et même bien au-delà, ne réservait-elle pas à la petite
minorité des milites, ou bellatores, ou pugnatores l'office de la guerre, et, complémentairement, celui de la justice ?
Et cependant
la guerre privée, bien que passant en général à la surface des choses,
représentait quand même une certaine gêne, dérangeait les existences
quotidiennes et surtout, en raison des péchés qui s'y commettaient,
risquait de provoquer la damnation de ceux qui y prenaient part. La
bonne règle aurait certes voulu que cette poussière de menus conflits,
de coups de main, de vengeances et de représailles entre deux
individus, deux lignages, deux voisins, fût interdite par la puissance
publique se posant en arbitre reconnu. La paix intérieure n'était-elle
pas l'un des devoirs essentiels du prince, du roi ? Tel avait été
l'idéal carolingien. Mais au 10e siècle, dans une grande partie de
l'Occident et spécialement en France, cet idéal se traduisit de moins en
moins aisément dans la pratique en même temps qu'une nouvelle
répartition des pouvoirs se mettait en place : la féodalité.
LA PAIX DES CLERCS ET DES ROIS
Témoin de la
carence des responsables temporels, l'Eglise, dans certaines régions,
se décida, à partir de la fin du 10e siècle, à s'engager résolument
dans une grande campagne en faveur de la paix. En un premier temps,
elle se préoccupa de soustraire à la guerre et aux gens de guerre les
lieux sacrés tels les monastères et les églises, les personnes
protégées tels les clercs et les religieux, les femmes, les pèlerins,
les marchands, les pauvres et les paysans, et de garantir leurs biens
meubles et immeubles, y compris leur cheptel. Des serments furent
prêtés, des excommunications fulminées. On vit même des milices rurales,
bannière paroissiale en tête, s'en prendre par la force aux fauteurs
de troubles. Dans un deuxième temps, la promulgation de la Trêve de
Dieu prétendit imposer aux chevaliers une véritable abstinence de
guerre à certains jours de la semaine et à certaines périodes de
l'année, parallèle à l'abstinence de viande et à l'abstinence sexuelle
que l'Eglise, en des jours et en des périodes identiques, imposait à
l'ensemble des fidèles.
Dans quelques
pays toutefois, l'autorité publique était demeurée suffisamment
présente pour rendre superflue l'intervention de l'Eglise. Ainsi, dans
le duché de Normandie et dans le royaume d'Angleterre. Même en France, à
partir du milieu du 12e siècle, la monarchie finit par reprendre les
choses en main et fut en mesure de promulguer sa propre paix, valable en
principe à travers toute l'étendue du royaume. Un siècle plus tard, la
célèbre condamnation des guerres privées par Louis IX marqua une
nouvelle étape. Sans doute ne s'agissait-il pas encore de supprimer
l'institution, trop enracinée dans les mœurs, trop ancrée dans les
mentalités nobiliaires, mais de rendre plus facile le recours à
l'arbitrage et à la justice. Même aux pires moments de la guerre de Cent
ans, la monarchie française ne renonça pas à ces principes, et il vint
un temps, au 15e siècle, où s'imposa, en tout cas sur le plan
théorique, l'idée que, dans le royaume, le roi seul pouvait
légitimement “mouvoir guerre”, tout autre recours à la force armée
devant être réputé un acte de banditisme ou une rébellion politique
dont les auteurs étaient automatiquement punissables du crime de
lèse-majesté.
En retard par
rapport à l'Angleterre, la France était, dans ce domaine, plutôt en
avance par rapport à d'autres pays. C'est ce que constate Philippe de
Commynes, dans ses Mémoires, à l'extrême fin du 15e siècle :
“Et pour
parler d'Allemagne en général, il y a tant de fortes places et tant de
gens enclins à mal faire et à piller et à dérober et qui usent de force
les uns contre les autres à la moindre occasion que c'est une chose
extraordinaire. Car un homme qui n'aura que lui et son valet défiera
une grosse cité et un duc pour mieux pouvoir piller, avec l'aide de
quelque petit château sur son rocher où il se sera retiré, lui et vingt
ou trente hommes à cheval” (1).
Un demi-siècle plus tôt, Gilles le Bouvier, dit le Héraut Berry, visitant la Lorraine, constatait le même phénomène : “Les
nobles de ce pays sont gens de guerre et d'étrange querelle contre
leurs voisins, et pour peu de chose ils mènent guerre les uns aux
autres. Et le plus fort de leur guerre consiste à prendre, et ils
s'assemblent et s'arrangent, et pour un rien recommencent la guerre” (2).
Par leur
caractère subalterne et répétitif, ces chétifs conflits que l'on peut
englober sous le terme de “guerres privées” encore que d'authentiques
“guerres publiques” n'aient pas connu de dimensions bien supérieures et
qu'inversement certaines guerres privées suscitèrent chez les
protagonistes un acharnement extraordinaire, ne purent être
véritablement cause de changement. Autant vaudrait dire que la chasse
fut cause de changement, ou bien les grands tournois du 13e siècle, qui
venaient précisément combler un vide, entre deux guerres. L'important
ici est moins d'étudier les conséquences — certes fâcheuses — de ces
entreprises indéfiniment renouvelées que de bien comprendre les raisons
qui leur ont permis de se manifester puis qui les contraignirent à
disparaître d'une bonne partie de l'espace politique occidental.
Ce qui est
probablement en cause au départ, c'est l'idée qu'on se faisait de
l'implantation des nouveaux venus dans le territoire jadis occupé par la
Romanité. Le roi barbare, en dépit des racines religieuses de son
pouvoir, était considéré primordialement comme un chef de guerre associé
à des compagnons d'armes. Ceux-ci se prétendaient — les deux termes
furent longtemps interchangeables — à la fois nobles et libres. Or l'une
des formes de la liberté, au sens plein du terme, était précisément
une indépendance presque totale à l'égard de toute espèce d'autorité.
Les nobles se voulaient libres, en particulier, de recourir à la
violence, de se venger, de faire la guerre pour leur propre compte.
Sans doute dès
l'époque mérovingienne les rois auraient préféré un autre système de
gouvernement, s'appuyant sur les principes étatiques majestueusement
déployés à l'apogée de l'Empire romain. Mais ils ne purent réaliser
leurs ambitions. Les Carolingiens — une famille noble parmi d'autres
qui réussit à évincer l'ancienne dynastie — s'efforcèrent à leur tour
de regrouper autour d'eux les représentants de l'aristocratie, de les
intégrer dans une construction centralisée destinée à faire de cette
aristocratie une noblesse d'Empire. La tentative échoua assez
rapidement, et durant le premier âge féodal — 10e - 11e siècles — les
nobles accentuèrent un peu partout, selon des modalités évidemment fort
variables, leurs prétentions à une liberté quasi souveraine.
Puis le
pouvoir royal, efficacement soutenu par l'Eglise, sut s'imposer en tant
que garant suprême de la justice et de la paix. Les idées romaines
retrouvèrent une certaine vigueur. L'intervention de nouvelles forces
socio-économiques (les villes) joua dans le même sens. Le résultat fut
que, dans une partie de l'Occident, la noblesse dut renoncer, bon gré
mal gré, à ses prérogatives “féodales” et accepter de se mettre au
service du prince, moyennant la reconnaissance d'un statut privilégié et
la distribution libérale d'un certain nombre d'avantages matériels et
honorifiques.
TEMPS DES BANDITS, TEMPS DES SOLDATS
Ainsi tout un
pan de la guerre médiévale se traduisit longtemps par une activité
somme toute assez proche de ce que nous considérerions comme un
banditisme de droit commun. Ce banditisme n'était pas dénué de
conséquences pratiques, ne serait-ce que parce qu'il fallait s'en
protéger, comme aujourd'hui on s'efforce à grands frais de réduire les
accidents de la circulation ou d'arrêter la montée de l'insécurité.
Toute éclipse de l'autorité se traduisait par sa recrudescence, et c'est
ce que fait comprendre le Héraut Berry à propos du comportement des
nobles lorrains : “C'est par défaut de justice” (3). De même, un peu plus au Nord, pour les pays d'Ardenne et de Luxembourg : “Les
nobles de ce pays sont gens de guerre, qui ne demandent qu'à se
quereller avec leurs voisins. Ils commencent la guerre pour peu de
chose, cela parce qu'il y a longtemps qu'ils n'ont d'autre seigneur que
l'Empereur, lequel ne s'est pas tenu au pays” (4).
Certaines régions, aux limites de deux dominations, favorisaient l'éclosion des violences : le border écossais, les marches galloises, et, naturellement, dans la péninsule ibérique, la frontière mouvante entre chrétienté et Islam.
Ce n'est là,
cependant, qu'un aspect du problème. N'oublions pas en effet qu'au
moins à partir du 12e siècle le contrôle de la société nobiliaire fut
suffisamment avancé pour que des espaces de sécurité aient pu se mettre
en place et prolonger leur existence pendant un laps de temps
suffisamment long. A l'intérieur de ces limites spatio-temporelles, les
populations purent respirer, durablement. Garanties par les
sauf-conduits des princes territoriaux, les caravanes de marchands
circulèrent de foire en foire, sans encombre. Bien des villes ne se
soucièrent plus d'entretenir leurs murailles, a fortiori de les
agrandir. Des faubourgs ouverts proliférèrent aux portes des cités. Il
ne fut plus question de guet ni de garde pour les habitants. Dans le
plat-pays, les granges et les étables étaient en sûreté. Au 13e siècle,
des hôpitaux, des couvents appartenant aux nouveaux ordres mendiants
purent s'élever sans risque au-delà des enceintes urbaines. Des
populations entières oublièrent tout à fait la pratique des armes. Bien
des nobles même n'eurent plus l'occasion ni le goût de faire la guerre.
En 1346, pour l'inciter à envahir la Normandie, un grand seigneur du
pays, Geoffroi d'Harcourt, qui avait trahi la cause de Philippe de
Valois, promit au roi d'Angleterre Edouard III une conquête facile et
fructueuse.
“Sire, lui fait dire Froissart, le
pays de Normandie est l'un des plus gras du monde. Et je vous promets
sur ma tête que si vous arrivez là vous prendrez terre comme vous
voulez. Nul jamais ne se portera contre vous durablement, car ce sont
gens en Normandie qui jamais ne furent armés … Et vous trouverez en
Normandie de grosses villes qui ne sont point fermées, où vos gens
auront si grand profit qu'ils en vaudront mieux pendant vingt ans”.
L'expérience ne devait pas démentir la promesse. Les Anglais trouvèrent “le
pays si plantureux et si garni de tous vivres qu'ils n'avaient à se
soucier d'aucun ravitaillement en dehors du vin … Il n'y avait rien
d'extraordinaire à ce que ceux du pays fussent effrayés et frappés de
stupeur car ils n'avaient jamais vu d'hommes d'armes et ne savaient ce
qu'étaient la guerre ni la bataille. Ils fuyaient devant les Anglais
sitôt qu'ils en entendaient parler et laissaient leurs maisons et leurs
granges toutes pleines car ils ignoraient et l'art et la manière de
sauver et de garder leurs biens” (5).
L'établissement
d'une vraie paix dans un certain nombre de pays et de régions amena du
même coup les esprits à mieux saisir la signification de l'état de
guerre. Comme le dit Philippe de Beaumanoir à la fin du 13e siècle : il
est “deux manières de temps : le temps de paix et le temps de guerre” (6).
Mieux circonscrite, à la fois dans sa pratique et dans l'imaginaire
collectif, la guerre eut tendance à changer de visage. Elle ne fut plus
nécessairement ce phénomène diffus, cette irritation plus ou moins
permanente dont devait s'accommoder le corps social, mais une rupture
avec le cours normal des choses, une transgression d'un certain ordre
établi.
D'autant que
durant le second Moyen Age, en raison de l'accroissement du nombre des
hommes et donc du nombre des citoyens, des sujets, des vassaux, des
dépendants auxquels il était possible de demander une contribution de
caractère militaire, en raison des droits grandissants que les Etats
s'estimèrent en mesure d'exercer, en raison de l'extension de leur zone
de domination, et aussi en raison de la course aux armements dans
laquelle à plusieurs reprises ces mêmes Etats se trouvèrent engagés, la
guerre changea d'objectifs et plus encore de dimensions. Ou plutôt, à
côté de la survivance de démonstrations militaires périphériques,
légères, voire symboliques, on assista à l'irruption de conflits majeurs
mettant en jeu à la limite, parfois pour très longtemps, l'ensemble
des ressources des gouvernements et des sociétés dont ils étaient les
maîtres. Ne parlons pas, naturellement, de guerre totale — encore qu'à
toutes les époques du Moyen Age une mobilisation résolue des moyens de
défense ait pu intervenir, par exemple à l'intérieur d'une ville
assiégée luttant pour sa survie — mais il semble qu'au moins l'idée
n'ait pas été tout à fait étrangère aux responsables. Le conflit entre
Plantagenêts et Capétiens, au tournant des 12e et 13e siècles, fit déjà
monter les enchères. Un peu plus tard, Frédéric II Hohenstaufen, maître
du royaume de Sicile, jeta dans la balance des forces importantes en
vue de réaliser ses objectifs aussi ambitieux qu'utopiques. A la fin du
13e siècle, Edouard 1er, roi d'Angleterre, mit à profit les ressources
de son royaume, sur une grande échelle, lors de la conquête du Pays de
Galles, de ses campagnes contre l'Ecosse et de la guerre navale et
terrestre qui l'opposa un temps à Philippe le Bel. De façon encore plus
marquée, les forces en présence au début de la guerre de Cent ans, dans
les années 1340, sont relativement impressionnantes, à l'échelle de
deux monarchies sûres d'elles- mêmes, désireuses l'une comme l'autre de
frapper un grand coup, à la tête de pays peuplés et même prospères et
en mesure de s'appuyer sur une opinion publique qui, dans l'illusion
des débuts, n'était nullement désireuse de contrecarrer les desseins de
ses gouvernants. Dernier exemple : à la fin de son règne, Louis XI
opéra un tour de vis fiscal à peu près sans précédent, d'où l'entretien
à longueur de mois ou même d'année d'une armée de 40.000 à 50.000
combattants, ce qui, dans le contexte économique du temps et compte tenu
d'un nombre de sujets réels ne s'élevant qu'à 7 ou 8 millions,
constituait une performance tout à fait remarquable en son genre. Même
Henri II, au plus fort du conflit avec les Habsbourgs, ne dépassa pas ce
niveau, en proportion effectifs/nombre de sujets, ou budget de la
guerre/richesse nationale. Il faut attendre la monarchie absolue de
Louis XIV pour constater un degré supplémentaire dans la course aux
armements.
Menées avec
des effectifs plus considérables réunis pour plus longtemps, des
guerres nécessitèrent plus d'argent, plus de vivres, plus de munitions.
Elles entraînèrent, d'autre part, d'autant plus de ravages que les
chefs furent moins en mesure, ou moins désireux, de tenir en main leurs
troupes, et même prescrivirent en de multiples circonstances la
destruction systématique des biens de l'adversaire en vue de l'amener à
se soumettre. Parmi bien des exemples possibles, citons le conseil
adressé en 1435 au gouvernement anglais par sir John Fastolf en vue de
la reprise de la guerre à l'encontre de la France et de la Bourgogne,
qui venaient de se réconcilier : que le corps expéditionnaire “commence
à faire campagne le premier jour de juin, jusqu'au premier jour de
novembre continuellement, après avoir en premier lieu débarqué à Calais
ou au Crotoy, ou bien encore une partie à Calais et l'autre au Crotoy,
comme il sera jugé expédient. Et qu'ainsi il poursuive son chemin à
travers l'Artois et la Picardie, le Vermandois, le Laonnois, la
Champagne et la Bourgogne, en brûlant et en détruisant toute la terre au
fur et à mesure de sa progression, aussi bien maisons, blés, vignes
que tous arbres portant fruit dont on puisse se nourrir et en
détruisant tout le bétail qui ne pourra pas être emporté” (7).
De même en
1477, Louis XI, pour réduire Valenciennes et Douai, fit venir de la
région parisienne, du Soissonnais, du Vermandois, du Beauvaisis et du
Valois, plusieurs milliers de faucheurs qui, sous la conduite,
d'ailleurs réticente, du Grand maître de France Antoine de Chabannes,
fauchèrent les blés trois jours de suite dans un rayon de plusieurs
lieues autour des villes récalcitrantes. Le “Bourguignon” Jean Molinet devait dénoncer ce “cruel exploit”
en insérant dans sa chronique une sorte de court poème en prose qui
curieusement déplore davantage l'offense faite à la nature que les
dommages causés aux hommes :
“O sempiternelle opprobre à maison tant sainte et renommée, roi régnant, rude et dévoyé, quel hideux forfait tu as fait !
Tu te combats aux champs des pastoureaux méchants et aux grains des oiseaux qui nous donnent leurs chants !
Néron fit brûler les maisons où se tenaient les Romains, et tu fais couper les moissons qui soutenaient les humains.
Le roi de Ninive fit jeûner les bêtes par pureté de dévotion, et tu les fais jeûner par pauvreté de dérision.
Les bêtes
muettes, maigres et sèches, de qui tu as mis en ruine la provision
annuelle, nous regardent en pitié en faisant signe de demande, et nous
ne savons que donner.
O vous,
les petits oiselets du ciel, qui visitiez nos champs en nos saisons et
nous réjouissiez le coeur de vos harmonieuses noises, cherchez d'autres
contrées, quittez maintenant nos labourages, car le roi des faucheurs
de France nous a fait pire que les orages” (8).
LES TEMPS HEUREUX DE L'AVANT-GUERRE
Au 15esiècle
plus encore qu'au 14e, toute une littérature, sans doute répétitive
mais exprimant aussi des sentiments très forts et très répandus,
dénonça à l'envi les maux inépuisables de la guerre, pour mieux
exalter, en contrepartie, les bienfaits infinis de la paix. Philippe de
Mézières, dans sa lettre au roi d'Angleterre Richard II, oppose terme à
terme le paysage du jardin de guerre au paysage du jardin de paix.
Jean Gerson, dans un sermon à Charles VI, exprime l'idée que ce n'est
pas le roi guerrier, même victorieux, mais le roi pacifique qui
s'assure la soumission de ses sujets :
“Souverain
roi des chrétiens, roi sacerdotal, souverainement et divinement
consacré … pensez, pensez que plus bel héritage, pensez que plus riche
trésor vous ne pouvez laisser à monseigneur le dauphin et à vos autres
enfants que paix. Et c'est un très périlleux héritage que guerre.
Considérez que par nulle autre chose vous n'aurez mieux l'amour de votre
bon peuple dévôt et obéissant que par cette paix” (9).
Georges Chastellain n'est pas en reste lorsqu'il rappelle à son tour que “paix
est la dernière attente de Félicité ; c'est l'exultation souveraine
des anges, c'est le soulagement et la consolation des hommes, c'est le
repos de la terre, la seule envie de Fortune et qui seule tient en être
et en vertu la construction de l'œuvre divine” (10).
On ne s'étonnera pas du même coup qu'à la fin du Moyen Age en tout cas
les gens aient naturellement distingué, dans leur esprit comme dans
leurs souvenirs, les temps heureux de l'avant-guerre des temps
calamiteux qu'ils devaient supporter. Evoquant la période d'avant la
guerre de Cent ans, qui avait été aussi le temps de sa jeunesse,
Philippe de Mézières écrit en 1389 : “Et le royaume était alors en paix, riche et plein comme un œuf” (11).
De même, après 1444 (trêves conclues à Tours entre la France et
l'Angleterre) et surtout après 1453 (conquête de la Guyenne par Charles
VII), une atmosphère d'“après- guerre” se répandit dans le pays, comme si l'on avait été sûr que le cauchemar s'était définitivement dissipé.
Au total, non
sans nuances, les études que depuis un demi-siècle les historiens ont
menées, avec un souci quantitatif grandissant, sur l'économie et la
société françaises des 14e-15e siècles, sont venues confirmer au niveau
de la réalité la plus concrète l'impression transmise par les écrits
des contemporains : à côté d'autres fléaux comme la peste, la guerre de
Cent ans provoqua un traumatisme majeur, elle entraîna les famines et
les meurtres, les incendies et les désolations, elle perturba
l'équilibre des sociétés et des pouvoirs, elle anéantit des
développements artistiques et culturels prometteurs, elle engendra les
séditions et les commotions, elle influa, directement ou indirectement,
sur la mortalité et sur la natalité. Des villes et des villages se
vidèrent de leur substance humaine, des campagnes furent envahies par
les friches, le grand commerce emprunta d'autres routes, des familles
par milliers disparurent dans la tourmente, emportées dans l'immense
brassage des populations. Il est vrai que des circonstances purent
favoriser quelques zones : les Etats bourguignons et le duché de
Bretagne, au 15e siècle, profitèrent dans une certaine mesure du
désarroi où était alors plongé le cœur de la France royale. Même là il y
eut des gagnants, au moins relatifs, comme Poitiers, Tours et Bourges,
qui purent bénéficier de leur accession temporaire au rang de
capitales politiques.
On est donc
bien en présence d'un conflit massif quoique multiforme, pérenne
quoique coupé de répits. Longtemps encore les populations devaient se
souvenir des “grandes guerres contre les Anglais”. Ne peut-on,
dès lors, conclure qu'en l'occurrence la guerre ne fut pas un phénomène
épidermique mais que, bouleversant de fond en comble le “jardin de France”, elle fut la source des changements les plus importants ?
LES EFFETS DU DUEL AVEC “L'ADVERSAIRE D'ANGLETERRE”
Prenons garde,
malgré tout. Car les effets de la guerre de Cent ans furent à
l'évidence essentiellement négatifs : patrimoines mobiliers et
immobiliers ruinés, dissipés, pertes en vies humaines, chute des
rendements et des revenus, instabilité monétaire, etc. Tout cela se
traduisant par une longue phase d'appauvrissement presque général, même
pour les milieux traditionnellement prospères comme la moyenne noblesse
ou le moyen clergé. Mais une fois la tourmente passée, l'idéal, au
moins inconsciemment, fut de retrouver le rythme immémorial des travaux
et des jours, de remettre en place les usages et les structures un
temps bousculés, voire anéantis. Pour une bonne part, la reconstruction
de la France se fit “à l'identique”, comme le suggèrent
plusieurs études récentes, qui mettent l'accent sur la continuité du
développement historique, de Philippe le Bel à François Ier. La
restauration agricole et urbaine (tel historien de langue anglaise
parle de recovery) fut une récupération, la guerre de Cent ans fut moins une coupure qu'une éclipse.
Peut-être
faudrait-il formuler la question en ces termes : à supposer que, du
milieu du 14e au milieu du 15e siècle, l'espace français n'ait pas connu
un conflit d'une telle intensité, mettant en jeu en quelque sorte son
identité, mais ait été seulement affecté, comme après tout un certain
nombre de pays et de régions d'Occident à la même époque, par des
guerres plus modestes, ou encore à supposer que l'instrument militaire
français ait su maintenir l'adversaire à distance, en quoi la France de
l'après-guerre de Cent ans aurait-elle été différente de ce qu'elle fut
réellement ? Car ce qui frappe c'est qu'à bien des égards cette France
si violemment atteinte a connu une évolution pas tellement éloignée de
celle qu'ont connues des entités politiques beaucoup plus à l'abri. En
proportion, il n'est pas évident, par exemple, que la France de 1340 à
1460 se soit sensiblement plus dépeuplée que l'Angleterre alors
pourtant que ce dernier pays, pratiquement durant toute la période
envisagée, fut presque complètement à l'abri des ravages de la guerre.
Avançons donc — prudemment — les quelques propositions suivantes : sans
la guerre de Cent ans, les structures de l'Etat en France se seraient
moins vigoureusement développées. Ce n'est pas par hasard si la
monarchie des Valois, sous la pression de la nécessité, parvint à faire
accepter de ses sujets un système fiscal et militaire parmi les plus
rigoureux d'Occident. Le modèle monarchique français, de Charles VII à
Charles IX, est le fruit de la guerre de Cent ans. On peut de même
admettre que cette dernière contribua puissamment à définir la place de
la noblesse dans la société politique. Les villes, confrontées à
d'énormes problèmes de sécurité, prirent largement conscience
d'elles-mêmes, dans leurs institutions comme dans leurs mentalités,
entre 1350 et 1450. Peut-être semblable phénomène s'est-il produit pour
les paroisses rurales : il fallait bien une communauté paysanne forte
pour répartir la taille royale, organiser la protection des biens,
désigner le franc-archer qu'on enverrait à l'armée. Ajoutons
naturellement l'essor du sentiment national que le long duel avec “l'adversaire d'Angleterre” ne put que favoriser, durablement.
La guerre,
élément déterminant dans les évolutions et les mutations que connut le
Moyen Age occidental. Admettons-le volontiers, mais en n'ayant garde
d'imaginer ce qui se serait passé si le temps des cathédrales avait été
cette vaste plage de paix durable que furent, dit-on, l'Empire romain
au siècle des Antonins et l'empire du Milieu sous la dynastie des Han.
N'oublions pas
non plus que notre Moyen Age fut loin d'ignorer les bienfaits de la
paix et qu'on y assista à diverses reprises à un encadrement assez
strict de la violence publique.
La guerre,
phénomène social, ne peut être séparée du contexte où elle surgit et où
elle agit. Elle ne saurait être réduite à un simple accident de
l'histoire. Sa présence aussi doit être expliquée. Car aux changements
provoqués par la guerre au sein des sociétés répondent les changements
introduits par les sociétés — et leur devenir — sur les figures de la
guerre.
Philippe CONTAMINE http://www.theatrum-belli.com/
Notes :
1. Philippe de Commynes, Mémoires, éd. J. Calmette et G. Durville, Paris, Les Belles lettres, 1925, tome 2, p. 210.2. Gilles le Bouvier dit Berry, Le livre de la description des pays, éd. E.T. Hamy, Paris, 1908. Voir aussi P. Contamine, La guerre au Moyen Age, Paris, PUF, 1980, p. 239.
3. Gilles le Bouvier, op. cit.
4. Ibid.
5. J. Froissart, Chroniques, éd. S. Luce, Paris, Société de l'histoire de France, 1862, tome 5, p. 131 et 139.
6. Cité par P. Contamine, Guerre, Etat et société. Etudes sur les armées des rois de France (1337-1494), Paris, La Haye, Mouton, 1972, p. 5.
7. Cité par C. T. Allmand, Society at war. The experience of England and France during the Hundred Years War, Edimbourg, Oliver and Boyd, 1973, p. 35.
8. Jean Molinet, Chroniques, éd. G. Doutrepont et O. Jodogne, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1935, tome 1, p. 220.
9. Cité par J. Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Age (1380-1440). Etude de la littérature politique du temps, Paris, A et J. Picard, 1981, p. 181, n. 471,
10. Cité par J.-C. Delclos, Le témoignage de Georges Chastellain, historiographe de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, Genève, Droz, 1980, p. 356.
11. Cité par N. Iorga, Philippe de Mézières, 1327-1405, Londres, Variorum Reprints, 1973, p. 21.
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