Conférence
prononcée par Robert Steuckers le 24 novembre 2001 à la tribune du
Cercle Hermès de Metz, à la tribune du MNJ le 26 janvier 2002 et à la
tribune commune de Terre & Peuple-Wallonie et de Synergies
Européennes-Bruxelles le 21 février 2002
Depuis que les
troupes américaines et occidentales ont débarqué en Afghanistan, dans
le cadre de la guerre anti-terroristes décrétée par Bush à la suite
des attentats du 11 septembre 2001, un regard sur l'histoire de
l'Afghanistan au cours de ces 2 derniers siècles s'avère impératif ; de
même, joindre ce regard à une perspective plus vaste, englobant les
théâtres et les dynamiques périphériques, permettrait de juger plus
précisément, à l'aune de l'histoire, les manœuvres américaines en
cours. Il nous induit à constater que cette guerre dure en fait depuis
au moins 210 ans. Pourquoi ce chiffre de 210 ans ? Parce que les
principes, qui la guident, ont été consignés dans un mémorandum anglais
en 1791, mémorandum qui n'a pas perdu de sa validité dans les stratégies
appliquées de nos jours par les puissances maritimes. Seule l'amnésie
historique, qui est le lot de l'Europe actuelle, qui nous est imposée
par des politiques aberrantes de l'enseignement, qui est le produit du
refus d'enseigner l'histoire correctement, explique que la teneur de
ce mémorandum n'est pas inscrite dans la tête des diplomates et des
fonctionnaires européens. Ils en ignorent généralement le contenu et
sont, de ce fait, condamnés à ignorer le moteur de la dynamique à
l'œuvre aujourd'hui.
Louis XVI : l'homme à abattre
Quel est le contexte
qui a conduit à la rédaction de ce fameux mémorandum ? La date-clef qui
explique le pourquoi de sa rédaction est 1783. En cette année-là, à
l'Est, les armées de Catherine de Russie prennent la Crimée et le port
de Sébastopol, grâce à la stratégie élaborée par le Ministre Potemkine
et le Maréchal Souvorov (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de
la stratégie - Des origines au nucléaire, Laffont/Bouquins, 1990). À
partir de cette année 1783, la Crimée devient entièrement russe et, plus
tard, à la suite du Traité de Jassy en 1792, il n'y aura plus aucune
troupe ottomane sur la rive septentrionale de la Mer Noire. À l'Ouest,
en 1783, la Marine Royale française écrase la Royal Navy anglaise à
Yorktown, face aux côtes américaines. La flotte de Louis XVI, bien
équipée et bien commandée, réorganisée selon des critères de réelle
efficacité, domine l'Atlantique. Son action en faveur des insurgés
américains a pour résultat politique de détacher les 13 colonies
rebelles de la Couronne anglaise. À partir de ce moment-là, le sort de
l'artisan intelligent de cette victoire, le Roi Louis XVI, est scellé.
Il devient l'homme à abattre. Exactement comme Saddam Hussein ou
Milosevic aujourd'hui. Paul et Pierrette Girault de Coursac, dans
Guerres d'Amérique et libertés des mers (cf. infra), ont décrit avec
une minutie toute scientifique les mécanismes du complot vengeur de
l'Angleterre contre le Roi de France qui a développé une politique
intelligente, dont les 2 piliers sont : 1) la paix sur le continent,
concrétisée par l'alliance avec l'Empire autrichien, dépositaire de la
légitimité impériale romano-germanique, et 2) la construction d'une
flotte appelée à dominer les océans (à ce propos, se rappeler des
expéditions de La Pérouse ; cf. Yves Cazaux, Dans le sillage de
Bougainville et de Lapérouse, Albin Michel, 1995).
L'Angleterre de la
fin du XVIIIe siècle, battue à Yorktown, menacée par les Russes en
Méditerranée orientale, va vouloir inverser la vapeur et conserver le
monopole des mers. Elle commence par lancer un débat de nature juridique
: la mer est-elle res nullius ou res omnius, une chose n'appartenant à
personne, ou une chose appartenant à tous ? Si elle est res nullius, on
peut la prendre et la faire sienne ; si elle est res omnius, on ne peut
prétendre au monopole et il faut la partager avec les autres
puissances. L'Angleterre va évidemment arguer que la mer est res
nullius. Sur terre, l'Angleterre continue à appliquer sa politique
habituelle, mise au point au XVIIe siècle, celle de la “Balance of
Powers”, de l'équilibre des puissances. En quoi cela consiste-t-il ? À
s'allier à la seconde puissance pour abattre la première. En 1783,
cette pratique pose problème car il y a désormais alliance de facto
entre la France et l'Autriche : on ne peut plus les opposer l'une à
l'autre comme au temps de la Guerre de Succession d'Espagne. C'est
d'ailleurs la première fois depuis l'alliance calamiteuse entre François
Ier et le Sultan turc que les 2 pays marchent de concert. Depuis le
mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine, il
est donc impossible d'opposer les 2 puissances traditionnellement
ennemies du continent. Cette union continentale ne laisse rien augurer
de bon pour les Anglais, car, profitant de la paix avec la France,
Joseph II, Empereur germanique, frère de Marie-Antoinette, veut
exploiter sa façade maritime en Mer du Nord, dégager l'Escaut de l'étau
hollandais et rouvrir le port d'Anvers. Joseph II s'inspire des projets
formulés quasiment un siècle plus tôt par le Comte de Bouchoven de
Bergeyck, soucieux de développer la Compagnie d'Ostende, avec l'aide du
gouverneur espagnol des Pays-Bas, Maximilien-Emmanuel de Bavière. La
tentative de Joseph II de forcer le barrage hollandais sur l'Escaut se
termine en tragi-comédie : un canon hollandais tire un boulet qui
atterrit au fond de la marmite des cuisines du bateau impérial. On
parlera de “Guerre de la Marmite”. L'Escaut reste fermé. L'Angleterre
respire.
Organiser la révolution et le chaos en France
Comme cette politique
de “Balance of Powers” s'avère impossible vu l'alliance de Joseph II
et de Louis XVI, une nouvelle stratégie est mise au point : organiser
une révolution en France, qui débouchera sur une guerre civile et
affaiblira le pays, l'empêchant du même coup de financer sa politique
maritime et de poursuivre son développement industriel. En 1789, cette
révolution, fomentée depuis Londres, éclate et précipite la France dans
le désastre. Olivier Blanc, Paul et Pierrette Girault de Coursac sont
les historiens qui ont explicité en détail les mécanismes de ce
processus (cf. : Olivier Blanc, Les hommes de Londres - Histoire
secrète de la Terreur, Albin Michel, 1989 ; Paul et Pierrette Girault
de Coursac, Guerre d'Amérique et liberté des mers 1718-1783, F.X. de
Guibert/OEIL, Paris, 1991). En 1791, les Anglais obtiennent
indirectement ce qu'ils veulent : la République néglige la marine, ne
lui vote plus de crédits suffisants, pour faire la guerre sur le
continent et rompre, par voie de conséquence, l'harmonie
franco-impériale, prélude à une unité diplomatique européenne sur tous
les théâtres de conflit, qui avait régné dans les vingt années
précédant la Révolution française.
Trois stratégies à suivre
À Londres, on pense
que la France, agitée par des avocats convulsionnaires, est plongée pour
longtemps dans le marasme et la discorde civile. Reste la Russie à
éliminer. Un mémorandum anonyme est remis, la même année, à Pitt ; il
s'intitule Russian Armament et contient toutes les recettes simples et
efficaces pour abattre la seconde menace, née, elle aussi, en 1783, qui
pèse sur la domination potentielle des mers par l'Angleterre. Ce
mémorandum contient en fait 3 stratégies à suivre à tout moment :
• 1) Contenir la
Russie sur la rive nord de la Mer Noire et l'empêcher de faire de la
Crimée une base maritime capable de porter la puissance navale russe en
direction du Bosphore et au-delà ; cette stratégie est appliquée
aujourd'hui, par l'alliance turco-américaine et par les tentatives de
satelliser la Géorgie de Chevarnadze.
• 2) S'allier à la
Turquie, fort affaiblie depuis les coups très durs que lui avait portés
le Prince Eugène de Savoie entre 1683 et 1719. La Turquie, incapable
désormais de développer une dynamique propre, devait devenir, pour le
bénéfice de l'Angleterre, un verrou infranchissable pour la flotte
russe de la Mer Noire. La Turquie n'est donc plus un “rouleau
compresseur” à utiliser pour détruire le Saint Empire, comme le voulait
François Ier ; ni ne peut constituer un “tremplin” vers la Méditerranée
orientale et vers l'Océan Indien, pour une puissance continentale qui
serait soit la Russie, si elle parvenait à porter ses forces en avant
vers les Détroits (vieux rêve depuis que l'infortunée épouse du
Basileus, tombé l'épée à la main à Constantinople en 1453 face aux
Ottomans, avait demandé aux Russes de devenir la “Troisième Rome” et de
prendre le relais de la défunte Byzance) ; soit l'Autriche si elle
avait pu consolider sa puissance au cours du XIXe siècle ; soit
l'Allemagne de Guillaume II, qui, par l'alliance effective qu'elle
scelle avec la Sublime Porte, voulait faire du territoire
turco-anatolien et de son prolongement mésopotamien un “tremplin” du
cœur de l'Europe vers le Golfe Persique et, partant, vers l'Océan
Indien (ce qui suscita la fameuse “Question d'Orient” et constitua le
motif principal de la Première Guerre Mondiale ; rappelons que la
“Question d'Orient” englobait autant les Balkans que la Mésopotamie,
les 2 principaux théâtres de conflit à nos portes ; les 2 zones sont
étroitement liées sur le plan géopolitique et géostratégique).
• 3) Éloigner toutes
les puissances européennes de la Méditerranée orientale, afin qu'elles
ne puissent s'emparer ni de Chypre ni de la Palestine ni de l'isthme
égyptien, où l'on envisage déjà de creuser un canal en direction de la
Mer Rouge.
La réouverture de l'Escaut
En 1793, la situation
a cependant complètement changé en France. La République ne s'enlise
pas dans les discussions stériles et la dissension civile, mais tombe
dans la Terreur, où les sans-culottes jouent un rôle équivalent à celui
des talibans aujourd'hui. En 1794, après la bataille de Fleurus
remportée par Jourdan le 25 juin, les armées révolutionnaires
françaises s'emparent définitivement des Pays-Bas autrichiens,
prennent, avec Pichegru, le Brabant et le port d'Anvers, de même que le
Rhin, de Coblence — ville prise par Jourdan en même temps que Cologne —
à son embouchure dans la Mer du Nord. Ils réouvrent l'Escaut à la
navigation et entrent en Hollande. Le delta des 3 fleuves (Escaut /
Meuse / Rhin), qui fait face aux côtes anglaises et à l'estuaire de la
Tamise, se trouve désormais aux mains d'une puissance de grande
profondeur stratégique (l'Hexagone). La situation nouvelle, après les
soubresauts chaotiques de la révolution, est extrêmement dangereuse
pour l'Angleterre, qui se souvient que les corsaires hollandais, sous
la conduite de l'Amiral de Ruyter, avaient battu 3 fois la flotte
anglaise et remonté l'estuaire de la Tamise pour incendier Londres
(1672-73) (1). En partant d'Anvers, il faut une nuit pour atteindre
l'estuaire de la Tamise, ce qui ne laisse pas le temps aux Anglais de
réagir, de se porter en avant pour détruire la flotte ennemie au milieu
de la Mer du Nord : d'où leur politique systématique de détacher les
pays du Bénélux et le Danemark de l'influence française ou allemande, et
d'empêcher une fusion des Pays-Bas septentrionaux et méridionaux, car
ceux-ci, unis, s'avèreraient rapidement trop puissants, vu l'union de
la sidérurgie et du charbon wallons à la flotte hollandaise (a fortiori
quand un empire colonial est en train de se constituer en Indonésie, à
la charnière des océans Pacifique et Indien).
Lord Castlereagh
proposa à Vienne en 1815 la consolidation et la satellisation du
Danemark pour verrouiller la Baltique et fermer la Mer du Nord aux
Russes, la création du Royaume-Uni des Pays-Bas (car on ne perçoit pas
encore sa puissance potentielle et on ne prévoit pas sa future
présence en Indonésie), la création du Piémont-Sardaigne, État-tampon
entre la France et l'Autriche, et marionnette de l'Angleterre en
Méditerranée occidentale ; Homer Lea théorisera cette politique
danoise et néerlandaise de l'Angleterre en 1912 (cf. infra) en
l'explicitant par une cartographie très claire, qui reste à l'ordre du
jour.
Nelson : Aboukir et Trafalgar
Les victoires de la
nouvelle république, fortifiées à la suite d'une terreur bestiale,
sanguinaire et abjecte, notamment en Vendée, provoquent un retournement
d'alliance : d'instigatrice des menées “dissensionnistes” de la
révolution, l'Angleterre devient son ennemie implacable et s'allie aux
adversaires prussiens et autrichiens de la révolution (stratégie mise
au point par Castlereagh, sur ordre de Pitt). Résultat : un espace de
chaos émerge entre Seine et Rhin. Dans les années 1798-99, Nelson va
successivement chasser la marine française de la Méditerranée, car
elle est affaiblie par les mesures de restriction votées par les
assemblées révolutionnaires irresponsables, alors que l'Angleterre
avait largement profité du chaos révolutionnaire français pour
consolider sa flotte. Par la bataille d'Aboukir, Nelson isole l'armée
de Bonaparte en Égypte, puis, les Anglais, avec l'aide des Turcs et en
mettant au point des techniques de débarquement, finissent par chasser
les Français du bassin oriental de la Méditerranée ; à Trafalgar,
Nelson confisque aux Français la maîtrise de la Méditerranée
occidentale.
Géostratégiquement,
notre continent, à la suite de ces 2 batailles navales, est encerclé par
le Sud, grâce à la triple alliance tacite de la flotte anglaise, de
l'Empire ottoman et de la Perse. La thalassocratie joue à fond la carte
turco-islamique pour empêcher la structuration de l'Europe continentale
: une carte que Londres joue encore aujourd'hui. Dans l'immédiat,
Bonaparte abandonne à regret toute visée sur l'Égypte, tout en
concoctant des plans de retour jusqu'en 1808. Par la force des choses,
sa politique devient strictement continentale ; car, s'il avait
parfaitement compris l'importance de l'Égypte, position clef sur la
route des Indes, et s'il avait pleine conscience de l'atout qu'étaient
les Indes pour les Anglais, il ne s'est pas rendu compte que la maîtrise
de la mer implique ipso facto une domination du continent, lequel, sans
la possibilité de se porter vers le large, est condamné à un lent
étouffement. La présence d'escadres suffisamment armées en Méditerranée
ne rendait pas la conquête militaire — coûteuse — du territoire
égyptien obligatoire.
Dialectique Terre/Mer
Depuis cette époque
napoléonienne, notre pensée politique, sur le continent, devient
effectivement, pour l'essentiel, une pensée de la Terre, comme
l'attestent bon nombre de textes de la première décennie du XIXe siècle,
les écrits de Carl Schmitt et ceux de Rudolf Pannwitz.
[cf. R. Steuckers : «
Rudolf Pannwitz : “Mort de la Terre”, Imperium Europæum et
conservation créatrice », in : Nouvelles de Synergies Européennes
n°19, avril 1996 ; « L'Europe entre déracinement et réhabilitation des
lieux : de Schmitt à Deleuze », in : Nouvelles de Synergies Européennes
n°27, 1997 ; « Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne - Aux
sources de l'européisme contemporain », in : Nouvelles de Synergies
Européennes n°45, 2000]
C'est contre cette
limitation volontaire, contre cette “thalassophobie”, que s'insurgeront
des hommes comme Friedrich Ratzel (cf. : R. Steuckers, « F. Ratzel
(1844-1904) : anthropogéographie et géographie politique », in :
Vouloir n°9/ns, 1997) et l'Amiral von Tirpitz. Le Blocus continental, si
bien décrit par Bertrand de Jouvenel (cf. : B. de Jouvenel, Napoléon
et l'économie dirigée - Le blocus continental, Ed. de la Toison d'Or,
Bruxelles, 1942), a des aspects positifs et des aspects négatifs. Il
permet un développement interne de l'industrie et de l'agriculture
européenne. Mais, par ailleurs, il condamne le continent à une forme
dangereuse de “sur place”, où aucune stratégie de mobilité globale n'est
envisagée. À l'ère de la globalisation— et elle a commencée dès la
découverte des Amériques, comme l'a expliqué Braudel — cette timidité
face à la mobilité sur mer est une tare dangereuse, selon Ratzel.
Le plan du Tsar Paul Ier
En 1801, il y a tout
juste 200 ans, l'Angleterre doit faire face à une alliance entre le Tsar
Paul Ier et Napoléon. L'objectif des 2 hommes est triple :
• 1) Ils
veulent s'emparer des Indes et les Français, qui se souviennent de leurs
déboires dans ce sous-continent, tentent de récupérer les atouts
qu'ils y avaient eus,
• 2) Ils
veulent bousculer la Perse, alors alliée des Anglais, grâce aux talents
d'un très jeune officier, le fameux Malcolm, qui, enfant, avait appris à
parler persan à la perfection, et qui fut nommé capitaine à 13 ans et
général à 18,
• 3) Ils
cherchent les moyens capables de réaliser le Plan d'invasion de Paul Ier
: acheminer les troupes françaises via le Danube et la Mer Noire (et
nous trouvons exactement les mêmes enjeux qu'aujourd'hui !), tandis que
les troupes russes, composées essentiellement de cavaliers et de
cosaques, marcheraient à travers le Turkestan vers la Perse et l'Inde.
Dans les conditions techniques de l'époque, ce plan s'est avéré
irréalisable, parce qu'il n'y avait pas encore de voies de
communication valables. Le Tsar conclut qu'il faut en réaliser (en
germe, nous avons le projet du Transsibérien, qui sera réalisé un siècle
plus tard, au grand dam des Britanniques).
En 1804, malgré
qu'elle ne soit plus l'alliée de la France napoléonienne, la Russie
marque des points dans le Caucase, amorce de ses avancées ultérieures
vers le cœur de l'Asie centrale. Ces campagnes russes doivent être
remises aujourd'hui dans une perspective historique bien plus vaste,
d'une profondeur temporelle immémoriale : elles visent, en réalité, à
parfaire la mission historique des peuples indo-européens, et à rééditer
les exploits des cavaliers indo-iraniens ou proto-iraniens qui
s'étaient répandu dans toute l'Asie centrale vers 1600 av. JC. Les
momies blanches du Sinkiang chinois prouvent cette présence importante
et dominante des peuples indo-européens (dont les Proto-Tokhariens) au
cœur du continent asiatique. Ils ont fort probablement poussé
jusqu'au Pacifique. Les Russes, du temps de Catherine II et de Paul
Ier, ont parfaitement conscience d'être les héritiers de ces peuples et
savent intimement que leur présence attestée en Asie centrale avant les
peuples mongols ou turcs donne à toute l'Europe une sorte de droit
d'aînesse dans ces territoires. L'antériorité de la conquête et du
peuplement proto-iraniens en Asie centrale ôte toute légitimité à un
contrôle mongol ou turc de la région, du moins si on raisonne sainement,
c'est-à-dire si on raisonne avec longue mémoire, si on forge ses
projets sur base de la plus profonde profondeur temporelle. Des
Proto-Iraniens à Alexandre le Grand et à Brejnev, qui donne l'ordre à
ses troupes de pénétrer en Afghanistan, la continuité est établie.
La ligne Balkhach/Aral/Caspienne/Volga
L'analyse
cartographique de Colin MacEvedy, auteur de nombreux atlas historiques,
montre que lorsqu'un peuple non européen se rend maître de la ligne Lac
Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, cours de la Volga, il tient
l'Europe à sa merci. Effectivement, qui tient cette ligne, que
Brzezinski appelle la “Silk Road”, est maître de l'Eurasie tout
entière, de la fameuse “Route de la Soie” et de la Terre du Milieu
(Heartland). Quand ce n'est pas un peuple européen qui tient fermement
cette ligne, comme le firent les Huns et les Turcs, l'Europe entre
irrémédiablement en déclin. Les Huns s'en sont rendu maîtres puis ont
débouché, après avoir franchi la Volga, dans la plaine de Pannonie (la
future Hongrie) et n'ont pu être bloqués qu'en Champagne. Les Avars,
puis les Magyars (arrêtés à Lechfeld en 955), ont suivi exactement la
même route, passant au-dessus de la rive septentrionale de la Mer
Noire. De même, les Turcs seldjoukides, passant, eux, par la rive
méridionale, prendront toute l'Anatolie, détruiront l'Empire byzantin,
remonteront le Danube vers la plaine hongroise pour tenter de conquérir
l'Europe et se retrouveront 2 fois devant Vienne.
En 1838, les
Britanniques prévoient que les Russes, s'ils continuent sur leur
lancée, vont arriver en Inde et établir une frontière commune avec les
possessions britanniques dans le sous-continent indien. D'où, bons
connaisseurs des dynamiques et des communications dans la région, ils
forgent la stratégie qui consiste à occuper la Route de la Soie sur son
embranchement méridional et sur sa portion qui va de Herat à Peshawar,
point de passage obligatoire de toutes les caravanes, comme,
aujourd'hui, de tous les futurs oléoducs, enjeux réels de l'invasion
récente de l'Afghanistan par l'armée américaine. On constate donc que
le but de guerre de 1838 ne s'est réalisé qu'aujourd'hui seulement !
Un Afghanistan jusqu'ici imprenable
Sur le plan stratégique, il s'agissait, pour les Anglais de l'époque, de :
• 1) protéger
l'Inde par une plus vaste profondeur territoriale, sous la forme d'un
glacis afghano-himalayen, sinon l'Inde risquait, à terme, de n'être
qu'un simple réseau de comptoirs littoraux, plus difficilement
défendable contre une puissance bénéficiant d'un vaste hinterland
centre-asiatique (les Anglais tirent les leçons de la conquête de l'Inde
par les Moghols islamisés) ;
• 2) de
contenir la Russie selon les principes énoncés en 1791 pour la Mer
Noire, cette fois le long de la ligne Herat-Peshawar (cf. à ce propos,
K. Marx & F. Engels, Du colonialisme en Asie - Inde, Perse,
Afghanistan, Mille et une nuits, n°372, 2002). Les opérations anglaises
en Afghanistan se solderont en 1842 par un désastre total, seule une
poignée de survivants reviendront à Peshawar, sur une armée de 17.000
hommes. La victoire des tribus afghanes contre les Anglais en 1842
sauvera l'indépendance du pays. Jusque aujourd'hui, en effet, mise à
part la tentative soviétique de 1979 à Gorbatchev, l'Afghanistan
restera imprenable, donc indépendant. Un destin dont peu de pays
musulmans ont pu bénéficier.
De 1852 à 1854 a lieu
la Guerre de Crimée. L'alliance de l'Angleterre, de la France et de la
Turquie conteste les positions russes en Crimée, exactement selon les
critères avancés par l'Angleterre depuis 1783. En 1856, au terme de
cette guerre, perdue par la Russie sur son propre terrain, le Traité de
Paris limite la présence russe en Mer Noire, ou la rend inopérante, et
lui interdit l'accès aux Détroits. En 1878, les armées russes, appuyées
par des centaines de milliers de volontaires balkaniques, serbes,
roumains et bulgares, libèrent les Balkans de la présence turque et
avancent jusqu'aux portes de Constantinople, qu'elles s'apprêtent à
libérer du joug ottoman. Le Basileus byzantin a failli être vengé. Mais
l'Angleterre intervient à temps pour éviter l'effondrement définitif
de la menace ottomane qui avait pesé sur l'Europe depuis la défaite
serbe sur le Champ des Merles en 1389. Tous ces événements historiques
vont contribuer à faire énoncer clairement les concepts de la
géopolitique moderne.
Mackinder et Lea : deux géopolitologues toujours actuels
En effet, en 1904,
Halford John MacKinder prononce son fameux discours sur le “pivot” de
l'histoire mondiale, soit la “Terre du Milieu” ou “Heartland”,
correspondant à l'Asie centrale et à la Sibérie occidentale. Les
états-majors britanniques sont alarmés : le Transsibérien vient d'être
inauguré, donnant à l'armée russe la capacité de se mouvoir beaucoup
plus vite sur la terre. Le handicap des armées de Paul Ier et de
Napoléon, incapables de marcher de concert vers la Perse et les Indes en
1801, est désormais surmonté. En 1912, Homer Lea, géopolitologue et
stratège américain, favorable à une alliance indéfectible avec l'Empire
britannique, énonce, dans The Day of the Saxons, les principes
généraux de l'organisation militaire de l'espace situé entre Le Caire et
Calcutta. Dans le chapitre consacré à l'Iran et à l'Afghanistan, Homer
Lea explique qu'aucune puissance — en l'occurrence, il s'agit de la
Russie — ne peut franchir la ligne Téhéran-Kaboul et se porter trop
loin en direction de l'Océan Indien. De 1917 à 1921, le grand souci des
stratèges britanniques sera de tirer profit des désordres de la
révolution bolchevique pour éloigner le pouvoir effectif, en place à
Moscou, des rives de la Mer Noire, du Caucase et de l'Océan Indien.
Les préliminaires de
cette révolution bolchevique, qui ont lieu immédiatement après le
discours prémonitoire de MacKinder en 1904 sur le pivot géographique de
l'histoire et sur les “dangers” du Transsibérien pour l'impérialisme
britannique, commencent dès 1905 par des désordres de rue, suivis d'un
massacre qui ébranle l'Empire et permet de décrire le Tsar comme un
monstre (qui redeviendra bon en 1914, comme par l'effet d'un coup de
baguette magique !). Selon toute vraisemblance, les services
britanniques tentent de procéder de la même façon en Russie, dans la
première décennie du XXe siècle, qu'en France à la fin du XVIIIe :
susciter une révolution qui plongera le pays dans un désordre de
longue durée, qui ne lui permettra plus de faire des investissements
structurels majeurs, notamment des travaux d'aménagement territorial,
comme des lignes de chemin de fer ou des canaux, ou dans une flotte
capable de dominer le large. Les 2 types de projets politiques que
combattent toujours les Anglo-Saxons sont justement :
• 1) les
aménagements territoriaux, qui structurent les puissances
continentales et diminuent ipso facto les atouts d'une flotte et de la
mobilité maritime, et qui permettent l'autarcie commerciale ;
• 2) la
construction de flottes concurrentes. La France de 1783, la Russie de
1904 et l'Allemagne de Guillaume II développaient toutes 3 des projets
de cette nature : elles se plaçaient par conséquent dans le
collimateur de Londres.
De 1905 à 1917
Pour détruire la
puissance russe, bien équipée, dotée de réserves immenses en matières
premières, l'Angleterre va utiliser le Japon, qui était alors une
puissance émergeante, depuis la proclamation de l'ère Meiji en 1868.
Londres et une banque new-yorkaise — la même qui financera Lénine à ses
débuts — vont prêter les sommes nécessaires aux Japonais pour qu'ils
arment une flotte capable d'attirer dans le Pacifique la flotte russe de
la Baltique et de la détruire. C'est ce qui arrivera à Tshouchima (pour
les tenants et aboutissants de cet épisode, cf. notre article sur le
Japon : R. Steuckers, « La lutte du Japon contre les impérialismes
occidentaux », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1998).
En 1917, on croit que la Russie va être plongée dans un désordre permanent pendant de longues décennies. On pense :
• 1) détacher
l'Ukraine de la Russie ou, du moins, détruire l'atout céréalier de cette
région d'Europe, grenier à blé concurrent de la Corn Belt américaine ;
• 2) on spécule sur l'effondrement définitif du système industriel russe ;
• 3) on prend
prétexte du caractère inacceptable de la révolution et de l'idéologie
bolcheviques pour ne pas tenir les promesses de guerre faites à la
Russie pour l'entraîner dans le carnage de 1914 ; devenue bolchevique,
la Russie n'a plus droit à aucune conquête territoriale au-delà du
Caucase au détriment de la Turquie ; ne reçoit pas d'accès aux Détroits
; on ne lui fait aucune concession dans les Balkans et dans le Delta
du Danube (les principes du mémorandum de 1791 et du Traité de Paris de
1856 sont appliqués dans le nouveau contexte de la soviétisation de la
Russie).
En 1918-19, les
troupes britanniques et américaines occupent Mourmansk et asphyxient la
Russie au Nord ; Britanniques et Turcs, réconciliés, occupent le flanc
méridional du Caucase, en s'appuyant notamment sur des
indépendantistes islamiques azéris turcophiles (exactement comme
aujourd'hui) et en combattant les Arméniens, déjà si durement
étrillés, parce qu'ils sont traditionnellement russophiles (ce
scénario est réitéré de nos jours) ; plus tard, Enver Pacha, ancien
chef de l'état-major turc pendant la première guerre mondiale,
organise, au profit de la stratégie globale des Britanniques, des
incidents dans la zone-clef de l'Asie centrale, la Vallée de la
Ferghana.
De la “Question d'Orient” à la révolte arabe
L'aventure d'Enver
Pacha dans la Vallée de la Ferghana, qui s'est terminée tragiquement,
constitue une application de ce que l'on appelle désormais la “stratégie
lawrencienne” (cf.: Jean Le Cudennec, « Le point sur la guerre
américaine en Afghanistan : le modèle “lawrencien” », in : Raids n°189,
fév. 2002). Comme son nom l'indique, elle désigne la stratégie qui
consiste à lever des “tribus” hostiles à l'ennemi sur le propre
territoire de celui-ci, comme Lawrence d'Arabie avait mobilisé les
tribus arabes contre les Turcs, entre 1916 et 1918. Déboulant du fin
fonds du désert, fondant sur les troupes turques en Mésopotamie et le
long de la vallée du Jourdain, la révolte arabe, orchestrée par les
services britanniques, annihile, par le fait même de son existence, la
fonction de “tremplin” vers le Golfe Persique et l'Océan Indien que le
binôme germano-turc accordait au territoire anatolien et mésopotamien de
l'Empire ottoman. L'objectif majeur de la Grande Guerre est atteint :
la grande puissance européenne, qui avait le rôle du challengeur le
plus dangereux, et son espace complémentaire
balkano-anatolo-mésopotamien (Ergänzungsraum), n'auront aucune
“fenêtre” sur la Mer du Milieu (l'Océan Indien), qui, quadrillé par une
flotte puissante, permet de tenir en échec la “Terre du Milieu” (le
“Heartland” de MacKinder).
Après les traités de
la banlieue parisienne, les Alliés procèdent au démantèlement du bloc
ottoman, désormais divisé en une Anatolie turcophone et sunnite, et une
mosaïque arabe balkanisée à dessein, où se juxtaposent des chiites dans
le Sud de l'Irak, des Alaouites en Syrie, des chrétiens araméens,
orthodoxes, de rite arménien ou autre, nestoriens, etc. et de larges
masses sunnites, dont des wahhabites dans la péninsule arabique ; le
personnage central de la nouvelle république turque devient Moustafa
Kemal Atatürk, aujourd'hui en passe de devenir un héros du cinéma
américain (cf. : Michael Wiesberg, « Pourquoi le lobby
israélo-américain s'engage-t-il à fond pour la Turquie ? Parce que la
Turquie donne accès aux pétroles du Caucase », in : Au fil de l'épée,
Recueil n°3, oct. 1999).
Les atouts de l'idéologie d'Atatürk
Atatürk est un atout
considérable pour les puissances thalassocratiques : il crée une
nouvelle fierté turque, un nouveau nationalisme laïc, bien assorti d'un
solide machisme militaire, sans que cette idéologie vigoureuse et
virile, qui sied aux héritiers des Janissaires, ne mette les plans
britanniques en danger ; Atatürk limite en effet les ambitions turques à
la seule Anatolie : Ankara n'envisage plus de reprendre pied dans les
Balkans, de porter ses énergies vers la Palestine et l'Égypte, de
dominer la Mésopotamie, avec sa fenêtre sur l'Océan Indien, de
participer à l'exploitation des gisements pétroliers nouvellement
découverts dans les régions kurdes de Kirkouk et de Mossoul, de
contester la présence britannique à Chypre ; le “turcocentrisme” de
l'idéologie kémaliste veut un développement séparé des Turcs et des
Arabes et refuse toute forme d'État, de khanat ou de califat regroupant à
la fois des Turcs et des Arabes ; dans une telle optique, la
reconstitution de l'ancien Empire ottoman se voit d'emblée rejetée et
les Arabes, livrés à la domination anglaise. On laisse se développer
toutefois, en marge du strict laïcisme kémaliste, une autre idéologie,
celle du panturquisme ou pantouranisme, qu'on instrumentalisera, si
besoin s'en faut, contre la Russie, dans le Caucase et en Asie
centrale. De même, le turcocentrisme peut s'avérer utile si les Arabes
se montrent récalcitrants, ruent dans les brancards et manifestent leurs
sympathies pour l'Axe, comme en Irak en 1941, ou optent pour une
alliance pro-soviétique, comme dans les années 50 et 60 (Égypte, Irak,
Syrie). Dans tous ces cas, la Turquie aurait pu ou pourra jouer le rôle
du père fouettard.
Le rôle de l'État d'Israël
Israël, dans le jeu
triangulaire qui allie ce nouveau pays, né en 1948, aux États-Unis (qui
prennent le relais de l'Angleterre), et à la Turquie — dont la
fonction de “verrou” se voit consolidée — a pour rôle de contrôler le
Canal de Suez si l'Égypte ne se montre pas suffisamment docile. Au sud
du désert du Néguev, Israël possède en outre une fenêtre sur la Mer
Rouge, à Akaba, permettant, le cas échéant, de pallier toute fermeture
éventuelle du Canal de Suez en créant la possibilité matérielle
d'acheminer des troupes et des matériels via un système de chemin de
fer ou de routes entre la côte méditerranéenne et le Golfe d'Akaba
(distance somme toute assez courte ; la même stratégie logistique a été
utilisée du Golfe à la Caspienne, à travers l'Iran occupé, dès 1941 ;
le matériel américain destiné à l'armée soviétique est passé sur cette
voie, bien plus longue que la distance Méditerranée-Akaba et traversant
de surcroît d'importants massifs montagneux).
Dans ce contexte,
très effervescent, où ont eu lieu toutes les confrontations importantes
d'après 1945, voyons maintenant quelle est, plus spécifiquement, la
situation de l'Afghanistan.
Entre l'année 1918,
ou du moins après l'échec définitif des opérations envisagées par Enver
Pacha et ses commanditaires, et l'année 1979, moment où arrivent les
troupes soviétiques, l'Afghanistan est au frigo, vit en marge de
l'histoire. En 1978 et 1979, années où l'Iran est agité par la
révolution islamiste de Khomeiny, l'URSS tente de réaliser le vieux
rêve de Paul Ier : foncer vers les rives de l'Océan Indien, procéder
au “grand bond vers le Sud” (comme le qualifiera Vladimir Jirinovski
dans un célèbre mémorandum géopolitique, qui suscita un scandale
médiatique planétaire).
Guerre indirecte et “counter-insurgency”
Les États-Unis,
héritiers de la stratégie anglaise dans la région, ne vont pas tarder à
réagir. Le Président démocrate, Jimmy Carter, perd les élections de fin
1980, et Reagan, un faucon, arrive au pouvoir en 1981. Le nouveau
président républicain dénonce la coexistence pacifique et rejette toute
politique d'apaisement, fait usage d'un langage apocalyptique, avec
abus du terme “Armageddon”. Ce vocabulaire apocalyptique, auquel nous
sommes désormais habitués, revient à l'avant-plan dans les médias, au
début du premier mandat de Reagan : on parle à nouveau de “Grand Satan”
pour désigner la puissance adverse et son idéologie communiste. Sur
le plan stratégique, la parade reaganienne est simple : c'est
d'organiser en Afghanistan une guerre indirecte, par personnes
interposées, plus exactement, par l'intermédiaire d'insurgés locaux,
hostiles au pouvoir central ou principal qui se trouve, lui, aux mains
de l'ennemi diabolisé. Cette stratégie s'appelle la counter-insurgency
et est l'héritière actuelle des sans-culottes manipulés contre Louis
XVI, des Vendéens excités contre la Convention — parce qu'elle a fini
par tenir Anvers — et puis ignoblement trahis (affaire de Quiberon),
des insurgés espagnols contre Napoléon, des guérilleros philippins
armés contre les Japonais, etc.
En Afghanistan, la
counter-insurgency se déroule en 3 étapes : on arme d'abord les
“moudjahiddins”, qui opèrent en alliant anti-communisme, islamisme et
nationalisme afghan, pendant toute la période de l'occupation
soviétique. Le harcèlement des troupes soviétiques par ces combattants
bien enracinés dans le territoire et les traditions de l'Afghanistan a
été systématique, mais sans les armements de pointe, notamment les
missiles “Stinger” fournis par les États-Unis et financés par la drogue,
ces guerriers n'auraient jamais tenu le coup.
Seconde étape : entre
1989 et 1995/96, nous assistons en Afghanistan à une sorte de modus
vivendi. Les troupes soviétiques se sont retirées, la Russie a cessé
d'adhérer à l'idéologie communiste et de la professer. De ce fait, la
diabolisation, le discours sur le “Grand Satan” n'est plus guère
instrumentalisable, du moins dans la version établie au temps de Reagan.
La troisième étape commence avec l'arrivée sur la scène afghane des
talibans, moudjahiddins plus radicaux dans leur islam de facture
wahhabite. Il s'agit d'organiser une counter-insurgency contre un
gouvernement central afghan russophile, qui entend conserver la
neutralité traditionnelle de l'Afghanistan, acquise depuis la terrible
défaite subie par les troupes britanniques en 1842, neutralité qui
avait permis au pays de rester à l'écart des 2 guerres mondiales.
Ben Laden, l'ISI et Leila Helms
Les talibans
déploient leur action avec le concours de l'Arabie Saoudite, dont est
issu leur maître à penser, Oussama Ben Laden, du Pakistan et de son
solide service secret, l'ISI, et des services américains agissant sous
l'impulsion de Leila Helms. Les Saoudiens fournissent les fonds et
l'idéologie, l'ISI pakistanais assure la logistique et les bases de
repli sur les territoires peuplés par l'ethnie pachtoune. Les 2 experts
français Brisard et Dasquié (cf. JC Brisard & G. Dasquié, Ben Laden
- La vérité interdite, Denoël, 2001) explicitent clairement le rôle
joué par Leila Helms dans leur ouvrage magistral, bien diffusé et
immédiatement traduit en allemand (cette simultanéité laisse espérer
une cohésion franco-allemande, critique à l'égard de l'unilatéralisme
américain). Toutefois, dans ce jeu, chacun des acteurs poursuit ses
propres objectifs. Dans le livre de Brisard et Dasquié, le double jeu de
Ben Laden est admirablement décortiqué ; par ailleurs Bauer et Raufer
(cf. : Alain Bauer & Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer
- Réseaux, financements, armements, attentats… les scénarios de
demain, JC Lattès, 2002) soulignent le risque d'une exportation dans
les banlieues françaises (et ailleurs en Europe) d'une effervescence
anti-européenne, conduisant à terme à la dislocation totale de nos
sociétés.
Le pétrole et le coton
Les objectifs
immédiats des États-Unis, tant dans l'opération consistant à appuyer
les talibans de manière inconditionnelle, que dans l'opération
ultérieure actuelle, visant à les chasser du pouvoir à Kaboul sont de 2
ordres ; le premier est avoué, tant il est patent : il s'agit de gérer
correctement l'acheminement du pétrole de la Caspienne et de l'Asie
centrale via les futurs oléoducs transafghans. Le second est
généralement inavoué : il s'agit de gérer la production du coton en
Asie centrale, de faire main basse, au profit des grands trusts
américains du coton, de cette matière première essentielle pour
l'habillement de milliards d'êtres humains sur la planète.
L'exploitation conjointe des nappes pétrolifères et des champs de
culture du coton pourrait transformer cette grande région en un nouvel
Eldorado.
Les deux anacondas
La gestion optimale
de l'opération militaire, prélude à une gigantesque opération
économique, est désormais possible, à moindres frais, grâce à la
couverture de satellites que possèdent désormais les Américains.
Haushofer, le géopolitologue allemand, disait que les flottes des
thalassocraties parvenaient à étouffer tout développement optimal des
grandes puissances continentales, à occuper des bandes littorales de
comptoirs soustraites à toute autorité politique venue de l'intérieur
des terres, à priver ces dernières de débouchés sur les océans.
Haushofer utilisait une image expressive pour désigner cet état de
choses : l'anaconda qui enserre sa proie, c'est-à-dire les continents
eurasien et sud-américain. Si les flottes anglo-saxonnes des premières
décennies du XXe siècle, consolidées par le traité foncièrement
inégal que fut ce Traité de Washington de 1922, sont le premier
anaconda, il en existe désormais un nouveau, maître de l'espace, autre
res nullius à l'instar des mers au XVIIIe siècle. Le réseau des
satellites observateurs américains constitue le second anaconda,
enserrant la terre tout entière.
Le réseau des
satellites consolide un autre atout que se sont donné les puissances
anglo-saxonnes depuis la Seconde Guerre mondiale : les flottes de
bombardiers lourds. Il faut se rappeler la métaphore de Swift, dans les
fameux Voyages de Gulliver, où un peuple, vivant sur une île flottant
dans les airs, écrase ses ennemis selon 3 stratégies : le lancement de
gros blocs de roche sur les installations et les habitations du peuple
ennemi, le maintien en état stationnaire de leur île volante au-dessus
du territoire ennemi afin de priver celui-ci de la lumière du soleil, ou
la destruction totale du pays ennemi en faisant atterrir lourdement
l'île volante sur une ville ou sur la capitale afin de la détruire
totalement. Indubitablement, ce récit imaginaire de Swift, répété à tous
les Anglais pendant des générations, a donné l'idée qu'une supériorité
militaire aérienne totale, capable d'écraser complètement le pays
ennemi, était indispensable pour dominer définitivement le monde.
Toutefois la théorisation du bombardement de terreur par l'aviation
vient du général italien Douhet (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie
mondiale de la stratégie - Des origines au nucléaire, Laffont, 1990).
Elle sera mise en application par les “Bomber Commands” britannique et
américain pendant la Seconde Guerre mondiale, mais au prix de plus de
200.000 morts, rien que dans les forces aériennes. Aujourd'hui, la
couverture spatiale, les progrès de l'avionique en général et la
précision des missiles permettent une utilisation moins coûteuse en
hommes de l'arme aérienne (de l'air power). C'est ainsi qu'on envisage
des opérations de grande envergure avec “zéro mort”, côté américain,
côté “Empire du Bien”, et un maximum de cadavres et de désolation, côté
adverse, côté “Axe du Mal”.
Face à la situation
afghane actuelle, qui est le résultat d'une politique délibérée, forgée
depuis près de 2 siècles, avec une constance étonnante, quels sont les
déboires, les possibilités, les risques qui existent pour l'Europe,
quelle est notre situation objective ?
Les déboires de l'Europe :
◊ 1. Nous avons perdu
sur le Danube, car un complot de même origine a visé l'élimination
physique ou politique de 4 hommes, très différents les uns des autres
quant à leur carte d'identité idéologique : Ceaucescu, Milosevic,
Haider et Kohl (voire Stoiber). À la suite d'une guerre médiatique et de
manipulations d'images (avec les faux charniers de Timisoara), le
dictateur communiste roumain est éliminé. On a pu penser, comme
nous-mêmes, à la liquidation d'une mauvaise farce, mais ce serait
oublier que ce personnage balkanique haut en couleur avait réussi
vaille que vaille à organiser les “cataractes” du Danube, à faire bâtir
2 ponts reliant les rives roumaine et bulgare du grand fleuve et à
creuser le canal “Danube - Mer Noire” (62,5 km de long, afin d'éviter la
navigation dans les méandres du delta). Notons que le creusement de ce
canal avait mécontenté les Soviétiques qui ont un droit d'accès au
delta, mais non pas à un canal construit par le peuple roumain. Même si
l'arbitraire du régime de Ceaucescu peut être jugé a posteriori
pénible et archaïque, force est de constater que sa disparition n'a pas
apporté un ordre clair au pays, capable de poursuivre un projet danubien
cohérent ou de générer des fonds suffisants pour financer de tels
travaux.
Milosevic, le Danube et l'Axe Dorien
Les campagnes
médiatiques visant à diaboliser Milosevic ont 2 raisons géopolitiques
majeures : créer sur le cours du Danube, à hauteur de Belgrade, point
stratégique important comme l'attestent les rudes combats
austro-ottomans pour s'emparer de cette place, une zone soustraite à
toute activité normale, via les embargos. L'embargo ne sert pas à punir
des “méchants”, comme veulent nous le faire croire les médias aux
ordres, mais à créer artificiellement des vides dans l'espace, à
soustraire à la dynamique spatiale et économique des zones visées,
potentiellement puissantes, afin de gêner des puissances concurrentes
plus fortes. La Serbie, de dimensions fort modestes, n'est pas un
concurrent des États-Unis ; par conséquent son élimination n'a pas été
le véritable but en soi ; l'objectif visé était manifestement autre ;
dès lors, il s'est agi d'affaiblir des puissances plus importantes.
Dans la région, ce ne
peut être que l'Europe en général et son cœur germanique en
particulier. Enfin, le vide créé en Serbie par la politique
d'embargo, empêche tout consortium euro-serbe, toute fédération
balkanique ou tout resserrement de liens entre petites puissances
balkaniques (comme la Grèce et la Serbie), empêche d'organiser
définitivement le corridor Belgrade - Salonique, excellente “fenêtre”
de l'Europe centrale sur la Méditerranée orientale, que nous avions
appelé naguère “l'Axe Dorien”.
Haider et Kohl : dénominateur commun : le Danube
Les campagnes de
diffamation contre Jörg Haider relèvent d'une même volonté de troubler
l'organisation du trafic danubien. Les tentatives, heureusement
avortées, d'organiser un boycott contre l'Autriche, auraient installé
une deuxième zone “neutralisée”, un deuxième vide, sur le cours du
grand fleuve qui est vraiment l'artère vitale de l'Europe. Enfin, le
Chancelier allemand Helmut Kohl, qui a réalisé le plus ancien rêve
européen d'aménagement territorial, soit le creusement du Canal Rhin -
Main - Danube, a été promptement évacué de la scène allemande à la
suite d'une campagne de presse l'accusant de corruptions diverses (mais
bien bénignes à côté de celles auxquelles les féaux de l'OTAN se sont
livrées au cours des décennies écoulées). Son successeur, à la tête des
partis de l'Union chrétienne-démocrate (CDU/CSU), le Bavarois Stoiber, a
subi, à son tour, des campagnes de diffamations infondées, qui l'ont
empêché d'accéder aux commandes de la RFA — du moins jusqu'à nouvel
ordre.
◊ 2. Nous avons perdu
dans le Caucase. L'Azerbaïdjan est complètement inféodé à la Turquie,
fait la guerre aux Arméniens au Nagorni-Karabakh, s'aligne sur les
positions anti-russes de l'Otan, coince l'Arménie résiduaire
(ex-république soviétique) entre la Turquie et lui-même, ne permettant
pas des communications optimales entre la Russie, l'Arménie et l'Iran
(ou le Kurdistan potentiel). En Tchétchénie et au Daghestan, les
troubles suscités par des fondamentalistes financés par l'Arabie
Saoudite — également soutenus par les services turcs travaillant pour
les États-Unis — empêchent l'exploitation des oléoducs et réduisent
l'influence russe au nord de la chaîne du Caucase. Plus récemment, la
Géorgie de Chevarnadze, en dépit de la solidarité orthodoxe qu'elle
devrait avoir avec la Russie et l'Arménie, vient de s'aligner sur la
Turquie et les États-Unis. Ces 3 faisceaux d'événements contribuent à
empêcher l'organisation des communications en Mer Noire, dans le Caucase
et dans la Caspienne.
Du “containment” de l'Iran
◊ 3. Nous avons perdu
sur la ligne Herat - Ladakh, dans le Cachemire. Le verrouillage
pakistanais des hauteurs himalayennes au Cachemire sert à empêcher
l'établissement de toute frontière commune entre la Russie (ou une
république post-soviétique qui resterait fidèle à une alliance russe)
et l'Inde. La présence américaine à Herat, par fractions de l'Alliance
du Nord interposées, permet aussi de placer un premier pion dans le
containment de l'Iran. Celui-ci est désormais coincé entre une Turquie
totalement dépendante des États-Unis et un glacis afghan dominé par
ces derniers. Il reste à éliminer l'Irak pour parfaire l'encerclement
de l'Iran, prélude à son lent étouffement ou à son invasion (comme
pendant l'été de 1941).
◊ 4. Nous avons perdu
dans les mers intérieures. Les 2 mers intérieures qui sont le théâtre
de conflits de grande ampleur depuis plus d'une décennie sont
l'Adriatique et le Golfe Persique. Ces 2 mers intérieures, comme j'ai
déjà eu maintes fois l'occasion de le démontrer, sont les 2 espaces
maritimes (avec la Mer Noire) qui s'enfoncent le plus profondément
dans l'intérieur des terres immergées de la masse continentale
eurasienne. La Guerre du Golfe (et celles qui s'annoncent dans de brefs
délais), de même que les complots américains qui ont amené à la chute
du Shah (cf. : Houchang Nahavandi, La révolution iranienne - Vérité et
mensonges, L'Âge d'Homme, 1999), visent non seulement à contrôler
l'embouchure des 2 grands fleuves mésopotamiens, artères du Croissant
Fertile, soit le Chatt El Arab, et à contenir l'Iran sur la rive
orientale du Golfe.
La révolution
islamiste d'Iran a eu la même fonction que la révolution sans-culotte en
France ou la révolution bolchevique en Russie : créer le chaos,
abattre un régime raisonnable en passe de réaliser de grands travaux
d'infrastructure et d'aménagement territorial, et, dès que le
nouveau régime révolutionnaire se stabilise, l'attaquer de front et
appeler à la croisade contre lui, sous prétexte qu'il incarnerait une
nouveauté perverse et diabolique.
Quant à l'idée de
verrouiller l'Adriatique, elle apparaît évidente dès que l'Allemagne et
l'Autriche, par l'intermédiaire d'une petite puissance qui leur est
traditionnellement fidèle, comme la Croatie, accèdent à nouveau à la
Méditerranée via les ports du Nord de l'Adriatique. Ce verrouillage aura
lieu exactement comme au temps de la domination ottomane (éphémère)
sur ces mêmes eaux, à hauteur du Détroit d'Otrante, dominé par
l'Albanie.
Formuler une stratégie claire
Face à cette
quadruple défaite européenne, il convient de formuler une stratégie
claire, un programme d'action général pour l'Europe (qu'il sera très
difficile de coordonner au départ, les Européens ayant la sale habitude
de tirer toujours à hue et à dia et de travailler dans le désordre).
Ce programme d'action contient les points suivants :
◊ Les Européens
doivent montrer une unité inflexible dans les Balkans, s'opposer de
concert à toute présence américaine et turque dans la péninsule
sud-orientale de notre continent. Cette politique doit également viser à
neutraliser, dans les Balkans eux-mêmes et dans les diasporas
albanaises disséminées dans toute l'Europe, les réseaux criminels
(prostitution, trafic de drogues, vol d'automobiles), liés aux
structures albanaises anti-serbes et anti-macédoniennes, ainsi qu'au
binôme mafias-armée de Turquie et à certains services américains. La
cohésion diplomatique européenne dans les Balkans passe dès lors par
un double travail : en politique extérieure — faire front à toute
réimplantation de la Turquie dans les Balkans — et en politique
intérieure — faire front à toute installation de mafias issues de ces
pays et jouant un double rôle, celui de déstabiliser nos sociétés
civiles et celui de servir de cinquièmes colonnes éventuelles.
◊ Les Européens
doivent travailler de concert à ôter toute marge de manœuvre à la
Turquie dans ses manigances anti-européennes. Cette politique implique :
• 1) d'évacuer de
Chypre toutes les unités militaires et les administrations civiles
turques et de permettre à toutes les familles grecques expulsées lors de
l'agression de l'été 1974 de rentrer dans leurs villages ancestraux ;
d'évacuer vers la Turquie tous les “nouveaux” Cypriotes turcs, non
présents sur le territoire annexé avant l'invasion de 1974 ;
• 2) d'obliger la
Turquie à renoncer à toute revendication dans l'Égée, car la conquête
de l'Ionie s'est faite à la suite d'un génocide inacceptable à
l'encontre de la population grecque, consécutif d'un autre génocide,
tout aussi impitoyable, dirigé contre les Arméniens ; la Turquie n'a
pas le droit de revendiquer la moindre parcelle de terrain ou les
moindres eaux territoriales dans l'Égée ; la Grèce, et derrière elle une
Europe consciente de ses racines, a, en revanche, le droit inaliénable
de revendiquer le retour de l'Ionie à la mère patrie européenne ; la
Turquie dans ce contexte, doit faire amende honorable et s'excuser
auprès des communautés chrétiennes orthodoxes du monde entier pour avoir
massacré jadis le Patriarche de Smyrne, d'une manière particulièrement
effroyable (le cas échéant payer des réparations sur son budget
militaire) ;
• 3) d'obliger la Turquie à cesser toute agitation auprès des musulmans de Bulgarie ;
• 4) d'obliger la
Turquie à cesser toute manœuvre contre l'Arménie, avec la complicité de
l'Azerbaïdjan ; de même, à cesser tout soutien aux terroristes
tchétchènes ;
• 5) l'Europe, dans
ce contexte, doit se poser comme protectrice des minorités orthodoxes en
Turquie ; au début du siècle, celles-ci constituaient au moins 25% de
la population sous la souveraineté ottomane ; elles ne sont plus que 1%
aujourd'hui ; cette élimination graduelle d'un quart de la population
interdit à la Turquie de faire partie de l'UE ;
• 6) d'obliger la Turquie à évacuer toutes ses troupes disséminées en Bosnie et au Kosovo ;
• 7) de faire usage
des droits de veto des États européens au sein de l'OTAN, au moins tant
que les problèmes de Chypre et d'Arménie ne sont pas résolus ; dans la
même logique, refuser toute forme d'adhésion de la Turquie à l'UE.
La question du Danube
◊ La politique
commune d'une Europe rendue à elle-même, à ses racines et ses traditions
historiques, doit évidemment travailler à rendre la circulation libre
sur le Danube, depuis le point où ce fleuve devient navigable en Bavière
jusqu'à son embouchure dans la Mer Noire. Le problème de la navigation
sur le Danube est fort ancien et n'a jamais pu être réglé, à cause de la
rivalité austro-russe au XIXe siècle, des retombées des 2 guerres
mondiales dont la rivalité hungaro-roumaine pendant
l'entre-deux-guerres, et de la présence du Rideau de Fer pendant 4
décennies. Le dégel et la fin de la guerre froide auraient dû remettre à
l'ordre du jour cette question cruciale d'aménagement territorial sur
notre continent, dès 1989, dès la chute de Ceaucescu. L'impéritie de
nos gouvernants a permis aux Américains et aux Turcs de prendre les
devants et de gêner les flux sur l'artère danubienne ou dans l'espace du
bassin danubien. Une logique qu'il faut impérativement inverser.
Le corridor Belgrade/Salonique
◊ L'Europe doit avoir
pour objectif de réaliser une liaison optimale entre Belgrade et
Salonique, par un triple réseau de communications terrestres,
c'est-à-dire autoroutier, ferroviaire, fluvial (avec l'aménagement de 2
rivières balkaniques, la Morava et le Vardar, selon des plans déjà
prévus avant la tourmente de 1940, auxquels Anton Zischka fait référence
dans C'est aussi l'Europe, Laffont, 1960). Le trajet Belgrade Salonique
est effectivement le plus court entre la Mitteleuropa danubienne et
l'Egée, soit le bassin oriental de la Méditerranée.
◊ L'Europe doit
impérativement se projeter, selon ce que nous appelons l'Axe Dorien,
vers le bassin oriental de la Méditerranée, ce qui implique notamment
une maîtrise stratégique de Chypre, donc la nécessité de forcer la
Turquie à l'évacuer. L'adhésion prochaine de Chypre à l'UE devrait aussi
impliquer le stationnement de troupes européennes (en souvenir des
expéditions médiévales et de Don Juan d'Autriche) dans les bases
militaires qui sont aujourd'hui exclusivement britanniques. La maîtrise
de Chypre permettra une projection pacifique de puissance économique en
direction du Liban, de la Syrie, de l'Égypte et du complexe volatile
Israël-Palestine (dont une pacification positive doit être le vœu de
tous).
Libérer l'Arménie de l'étau turco-azéri
◊ Dans le Caucase, la
politique européenne, plus exactement euro-russe, doit consister à
appuyer inconditionnellement l'Arménie et à la libérer de l'étau
turco-azéri. Face à la Turquie, l'Europe et la Russie doivent se montrer
très fermes dans la question arménienne. Comme à Chypre, il convient
de protéger ce pays par le stationnement de troupes et par une pression
diplomatique et économique continue sur la Turquie et l'Azerbaïdjan.
Prévoir de sévères mesures de rétorsion dès le moindre incident : si la
Turquie possède un atout majeur dans sa démographie galopante, l'Europe
doit savoir aussi que ces masses sont difficilement gérables
économiquement, et qu'elles constituent dès lors un point faible, dans
la mesure où elles constituent un ballast et réduisent la marge de
manœuvre du pays. Par conséquent, des mesures de rétorsions
économiques, plongeant de larges strates de la population turque dans
la précarité, risquent d'avoir des conséquences sur l'ordre public dans
le pays, de le plonger dans les désordres civils et, par suite, de
l'empêcher de jour le rôle d'“allié principal” des États-Unis et de
constituer un danger permanent pour son environnement immédiat, arménien
ou arabe. De même, le renvoi de larges contingents issus de la diaspora
turque en Europe, mais uniquement au cas où il s'avèrerait que ces
individus sont liés à des réseaux mafieux, déséquilibrerait aisément
le pays, au grand soulagement des Arméniens, des Cypriotes grecs, des
Orthodoxes araméens de l'intérieur et des pays arabes limitrophes. Le
taux d'inflation catastrophique de la Turquie et sa faiblesse
industrielle devrait, en toute bonne logique économique, nous
interdire, de toute façon, d'avoir des rapports commerciaux rationnels
avec Ankara. La Turquie n'est pas un pays solvable, à cause justement
de sa politique d'agression à l'égard de ses voisins. Enfin, une
pression à exercer sur les agences de voyage et sur les assureurs, qui
garantissent la sécurité de ces voyages, limiterait le flux de
touristes en Turquie et, par voie de conséquence, l'afflux de devises
fortes dans ce pays virtuellement en faillite, afflux qui lui permet de
se maintenir vaille que vaille et de poursuivre sa politique
anti-hellénique, anti-arménienne et anti-arabe.
◊ Dans la mesure du
possible, l'Europe et la Russie doivent jouer la carte kurde, si bien
qu'à terme, l'alliance américano-turco-azérie dans la région devra
affronter et des mouvements séditieux kurdes, bien appuyés, et
l'alliance entre l'Europe, la Russie, l'Iran, l'Irak et l'Inde,
amplification d'un axe Athènes-Erivan-Téhéran, dont l'embryon avait
été vaguement élaboré en 1999, en pleine crise serbe.
◊ En Asie centrale,
l'Europe, de concert avec la Russie, doit apporter son soutien à l'Inde
dans la querelle qui l'oppose au Pakistan à propos des hauteurs
himalayennes du Cachemire. L'objectif est d'obtenir une liaison
terrestre ininterrompue Europe-Russie-Inde. La réalisation de ce
projet grandiose en Eurasie implique de travailler 2 nouvelles petites
puissances d'Asie centrale, le Tadjikistan persanophone et le
Kirghizistan, point nodal dans le futur réseau de communication
euro-indien. De même, le tandem euro-russe et l'Inde devront apporter
leur soutien à la Chine dans sa lutte contre l'agitation
islamo-terroriste dans le Sinkiang, selon les critères déjà élaborés
lors de l'accord sino-russe de Changhaï (2001).
Une politique arabe intelligente
◊ L'Europe doit mener
une politique arabe intelligente. Pour y parvenir, elle devrait,
normalement, disposer de 2 pièces maîtresses, la Syrie et l'Irak,
qu'elle doit protéger de la Turquie, qui assèche ces 2 pays en régulant
le cours des fleuves Tigre et Euphrate par l'intermédiaire de barrages
pharaoniques. Autre pièce potentielle, mais d'importance moindre, dans
le jeu de l'Europe : la Libye, ennemie d'Oussama Ben Laden, ancien
agent de la CIA (cf. : Dasquié/Brisard, op. cit.). En Égypte, allié des
États-Unis, l'Europe doit jouer la minorité copte et exiger une
protection absolue de ces communautés en butte à de cruels attentats
extrémistes islamistes. La protection des Coptes en Égypte doit être
l'équivalent de la protection à accorder aux Orthodoxes araméens de
Turquie et aux Kurdes.
◊ L'Europe doit
spéculer sur la future guerre de l'eau. L'allié secondaire des
États-Unis au Proche-Orient, Israël, est dépendant de l'eau turque,
récoltée dans les bassins artificiels d'Anatolie, créés par les
barrages construits sous Özal. L'Europe doit inscrire dans les principes
de sa politique arabe l'idée mobilisatrice de sauver le Croissant
Fertile de l'assèchement (bassin des 2 fleuves, Tigre et Euphrate, et du
Jourdain). Ce projet permettra d'unir tous les hommes de bonne
volonté, que ceux-ci soient de confession islamique, chrétienne ou
israélite. La politique turque d'ériger des barrages sur le Tigre et
l'Euphrate est contraire à ce grand projet pour la sauvegarde du
Croissant Fertile. Par ailleurs, l'Égypte, autre allié des États-Unis,
est fragilisée parce qu'elle ne couvre que 97% de ses besoins en eau, en
dépit des barrages sur le Nil, construits du temps de Nasser. Toute
augmentation importante de la population égyptienne accentue cette
dépendance de manière dramatique. C'est un des points faibles de
l'Égypte, permettant aux États-Unis de tuer dans l'œuf toute résurgence
d'un indépendantisme nassérien. Enfin, la raréfaction des réserves
d'eau potable redonne au centre de l'Afrique, dont le Congo plongé
depuis 1997 dans de graves turbulences, une importance stratégique
capitale et explique les politiques anglo-saxonnes, notamment celle de
Blair, visant à prendre pied dans certains pays d'Afrique francophone,
au grand dam de Paris et de Bruxelles.
Les risques qu'encourt l'Europe :
Perdante sur tous les
fronts que nous venons d'énumérer, fragilisée par la vétusté de son
matériel militaire, handicapée par son ressac démographique, aveugle
parce qu'elle ne dispose pas de satellites, l'Europe court 2 risques
supplémentaires, incarnés par les agissements des réseaux trotskistes
et par les dangers potentiels des zones de non-droit qui ceinturent ses
grandes villes ou qui occupent le centre même de la capitale (comme à
Bruxelles).
Deux exemples : les
réseaux trotskistes, présents dans les syndicats français, et obéissant
en ultime instance aux injonctions des États-Unis, ont montré toute
leur puissance en décembre 1995 quand Chirac a testé de nouveaux
armements nucléaires à Mururoa dans le Pacifique, ce qui déplaisait
aux Etats-Unis. Des grèves sauvages ont bloqué la France pendant des
semaines, contraignant le Président à lâcher du lest (Louis-Marie Enoch
& Xavier Cheneseau, Les taupes rouges - Les trotskistes de Lambert
au cœur de la République, Manitoba, 2002 ; Jean Parvulesco, « Décembre
1995 en France : “La leçon des ténèbres” », Cahier n°3 de la Société
Philosophique Jean Parvulesco, 2e trimestre 1996 - paru en encart dans
Nouvelles de Synergies Européennes n°18, 1996).
Quant aux zones de
non-droit, elles peuvent constituer de dangereux abcès de fixation,
paralyser les services de police et une partie des effectifs
militaires, créer une psychose de terreur et fomenter des attentats
terroristes. Les ouvrages de Guillaume Faye, dans l'espace militant
des droites françaises, et surtout l'ouvrage de Xavier Raufer et Alain
Bauer, pour le grand public avec relais médiatiques, démontrent
clairement que les risques de guerre civile et de désordres de grande
ampleur sont désormais parfaitement envisageables à court terme. Une
grande puissance extérieure est capable de manipuler des “réseaux”
terroristes au sein même de nos métropoles et de déstabiliser ainsi
l'Europe pendant longtemps. Notre situation n'est donc pas rose. Sur
les plans historique et géopolitique, notre situation équivaut à celle
que nous avions à la fin du XVe siècle, où nous étions coincés entre
l'Atlantique, res nullius, mais ouvert sur sa frange orientale par les
Portugais en quête d'une route vers les Indes en contournant
l'Afrique, et l'Arctique, étendue maritime glaciaire an-écouménique,
sans accès direct à des richesses comme la soie ou les épices.
En 1941, les
États-Unis étendent leurs eaux territoriales à plus de la moitié de la
surface maritime de l'Atlantique Nord, confisquent à l'Europe son
poumon océanique, si bien qu'il n'est plus possible de manœuvrer sur
l'Atlantique, d'une façon ou d'une autre, pour rééditer l'exploit des
Portugais du XVe siècle.
Les conditions du développement européen
En résumé, l'Europe a le vent en poupe, est un continent viable, capable de se développer, si :
◊ si elle a un accès direct à l'Égypte, comme l'avait très bien vu Bonaparte en 1798-99 ;
◊ si elle a un accès
direct à la Mésopotamie, ou du moins au Croissant Fertile, comme l'avait
très bien vu Urbain II, quand il prêchait les Croisades en bon
géopolitologue avant la lettre ; les tractations entre Frédéric II de
Hohenstaufen et Saladin visent un modus vivendi, sans fermeture aux
voies de communications passant par la Mésopotamie (Califat de Bagdad) ;
la Question d'Orient, à l'aube du XXe siècle, illustre très clairement
cette nécessité (géo)politique et la Guerre du Golfe de
janvier-février 1991 constitue une action américaine, visant à
neutraliser l'espace du Croissant Fertile et surtout à le soustraire à
toute influence européenne et russe.
◊ si la route vers
les Indes (terrestre et maritime) reste libre; tant qu'il y aura
occupation pakistanaise du Jammu et menaces islamistes dans le
Cachemire, la route terrestre vers l'Inde n'existera pas).
L'épopée des Proto-Iraniens
Rappelons ici que la
majeure partie des poussées européennes durant la proto-histoire,
l'antiquité et le moyen âge se sont faites en direction de l'Asie
centrale et des Indes, dès 1600 av. JC, avec l'avancée des tribus
proto-iraniennes dans la zone au Nord de la ligne Caspienne - Mer d'Aral
- Lac Balkhach, puis, par un mouvement tournant, en direction des
hauts plateaux iraniens, pour arriver en lisière de la Mésopotamie et
contourner le Caucase par le Sud. La Perse avestique et post-avestique
est une puissance européenne, on a trop tendance à l'oublier, à cause
d'un manichéisme sans fondement, opposant un “Occident” grec-athénien
(thalassocratique et politicien) à un “Orient” perse (chevaleresque et
impérial), auquel on prête des tares fantasmagoriques.
Quoi qu'il en soit,
l'œuvre d'Alexandre le Grand, macédonien et impérial plutôt que grec
au sens athénien du terme, vise à unir le centre de l'Europe (via la
partie macédonienne des Balkans) au bassin de l'Indus, dans une
logique qu'on peut qualifier d'héritière de la geste proto-historique
des Proto-Iraniens. L'opposition entre Rome et la Perse est une lutte
entre 2 impérialités européennes, où, à la charnière de leurs
territoires respectifs, dont les frontières sont mouvantes, se situait
un royaume fascinant, l'Arménie. Ce royaume a toujours été capable de
résister farouchement, tantôt aux Romains, tantôt aux Perses, plus tard
aux Arabes et aux Seldjoukides, grâce à un système d'organisation
politique basé sur une chevalerie bien entraînée, mue par des principes
spirituels forts. Cette notion de chevalerie spirituelle vient du
zoroastrisme, a inspiré les cataphractaires sarmates, les cavaliers
alains et probablement les Wisigoths, a été islamisée en Perse (la
fotowwah), christianisée en Arménie, et léguée par les chevaliers
arméniens aux chevaliers européens. L'ordre ottoman des Janissaires en
a été une imitation et doit donc aussi nous servir de modèle (cf. ce
qu'en disait Ogier Ghiselin de Busbecq, l'ambassadeur de Charles-Quint
auprès du Sultan à Constantinople ; le texte figure dans Gérard
Chaliand, Anthologie…, op. cit.).
Des Croisades à
Eugène de Savoie et à Souvorov Dans cette optique d'une histoire lue à
l'aune des constats de la géopolitique, les Croisades prennent tout
naturellement le relais de la campagne d'Othon Ier contre les Magyars,
vaincus en 955, qui se soumettent à la notion romaine-germanique de
l'Empire.
Ces campagnes de
l'Empereur salien, de souche saxonne, sont les premières péripéties de
l'affirmation européenne. Après les Croisades et la chute de
Byzance, la reconquista européenne se déroule en 3 actes : en Espagne,
les troupes d'Aragon et de Castille libèrent l'Andalousie en 1492 ; une
cinquantaine d'années plus tard, les troupes russes s'ébranlent pour
reprendre le cours entier de la Volga, pour débouler sur les rives
septentrionales de la Caspienne et mater les Tatars ; il faudra encore
plus d'un siècle et demi pour que le véritable sauveur de l'Europe, le
Prince Eugène de Savoie-Carignan, accumule les victoires militaires,
pour empêcher définitivement les Ottomans de revenir encore en Hongrie,
en Transylvanie et en Autriche. Quelques décennies plus tard, les
troupes de Catherine II, de Potemkine et de Souvorov libèrent la
Crimée. Cet appel de l'histoire doit nous remémorer les grands axes
d'action qu'il convient de ne pas oublier aujourd'hui. Ils sont restés
les mêmes. Tous ceux qui ont agi ou agiront dans ce sens sont des
Européens dignes de ce nom. Tous ceux qui ont agi dans un sens inverse
de ces axes sont d'abjects traîtres. Voilà qui doit être clair.
Limpide. Voilà des principes qui ne peuvent être contredits.
Regards nouveaux sur la Deuxième Guerre mondiale
Pour terminer, nous
ramènerons ces principes historiques et géopolitiques à une réalité
encore fort proche de la nôtre, soit les événements de la Seconde
Guerre mondiale, préludes à la division de l'Europe en 2 blocs pendant
la guerre froide. Généralement, le cinéma et l'historiographie, le
discours médiatique, évoquent des batailles spectaculaires, comme
Stalingrad, la Normandie, les Ardennes, Monte Cassino, ou en montent de
moins importantes en épingle, sans jamais évoquer les fronts
périphériques où tout s'est véritablement joué. Or ces fronts
périphériques se situaient tous dans les zones de turbulences actuelles,
Afghanistan excepté. Soit sur la ligne Caspienne - Iran (chemins de
fer) - Caspienne, dans le Caucase ou sur la Volga (qui se jette dans la
Caspienne) (cf. George Gretton, « L'aide alliée à la Russie », in
Historia Magazine n°38, 1968).
Les Britanniques et
leurs alliés américains ont gagné la seconde guerre mondiale entre mai
et septembre 1941. Définitivement. Sans aucune autre issue possible. En
mai 1941, les troupes britanniques venues d'Inde et de Palestine (cf. :
H. Stafford Northcote, « Révolte de Rachid Ali - La route du pétrole
passait par Bagdad », in Historia Magazine n°20, 1968 ; Luis de la
Torre, « 1941 : les opérations militaires au Proche-Orient », in :
Vouloir n°73/75, 1991 ; Marzio Pisani, « Irak 1941: la révolte de
Rachid Ali contre les Britanniques », in : Partisan n°16, nov. 1990)
envahissent l'Irak de Rachid Ali (cf. : Prof. Franz W. Seidler, Die
Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995), qui souhaitait se
rapprocher de l'Axe. Les Britanniques disposent alors d'une base
opérationnelle importante, bien à l'arrière du front et à l'abri des
forces aériennes allemandes et italiennes, pour alimenter leurs
troupes d'Égypte et de Libye. En juin et juillet 1941, les opérations
contre les troupes de la France de Vichy au Liban et en Syrie
parachèvent la maîtrise du Proche-Orient (cf.: Général Saint-Hillier, «
La campagne de Syrie », in : Historia Magazine n°20, 1968 ; Jacques
Mordal, « les opérations aéronavales en Syrie », ibid.). Au cours des
mois d'août et de septembre 1941, l'Iran est occupé conjointement par
des troupes anglaises et soviétiques, tandis que des équipes
d'ingénieurs américains réorganisent les chemins de fer iraniens du
Golfe à la Caspienne, ce qui a permis de fournir, au départ des Indes,
du matériel militaire américain à Staline, en remontant, à partir de
la Caspienne, le cours de la Volga (notons que les Soviétiques, en
vertu des règles codifiées par Lea en 1912 — cf. supra — n'ont pas été
autorisés à demeurer à Téhéran, mais ont dû se replier sur Kasvin).
L'Axe n'a pas pu
prendre pied à Chypre et la Turquie a conservé sa neutralité “égoïste”
comme le disait le ministre Menemencioglu (Prof. Franz W. Seidler, Die
Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995) ; par conséquent, cet
espace proche-oriental, au Sud-Est de l'Europe, a permis une
reconquista des territoires européens conquis par l'Axe, en prenant les
anciens territoires assyrien et perse comme base, en encerclant l'Europe
selon des axes de pénétration imités des nomades de la steppe (de la
Volga à travers l'Ukraine) et des cavaliers arabes (de l'Égypte à la
Tunisie contre Rommel). Les opérations soviétiques dans le Caucase,
grâce au matériel américain transitant par l'Iran, ont pu dès
l'automne 1942, sceller le sort des troupes allemandes arrivées à
Stalingrad et prêtes à couper l'artère qu'est la Volga. Les résidus des
troupes soviétiques acculées aux contreforts septentrionaux du Caucase
peuvent résister grâce au cordon ombilical iranien. De même, les
troupes allemandes ne peuvent atteindre Touapse et la côte de la Mer
Noire au Sud de Novorossisk et sont repoussées en janvier 1943, juste
avant la chute de Stalingrad (cf. : Barrie and Frances Pitt, The
Month-By-Month Atlas of World War II, Summit Books, New York/London,
1989). Le sort de l'Europe tout entière, au XXe siècle, s'est joué là,
et se joue là, encore aujourd'hui. Une vérité historique qu'il ne faut
pas oublier, même si les médias sont très discrets sur ces épisodes
cruciaux de la Seconde Guerre mondiale.
De l'aveuglement historique
“L'oubli” des
opérations au Proche-Orient en 1941 et dans le Caucase en automne 1942
et en janvier 1943 profite d'une certaine forme d'occidentalisme, de
désintérêt pour l'histoire de tout ce qui se trouve à l'Est du Rhin, a
fortiori à l'Est de la Mer Noire. Cet occidentalisme est une tare
rédhibitoire pour toutes les puissances, trop dépendantes d'une
opinion publique mal informée, qui se situent à l'Ouest du Rhin.
L'atlantisme n'est pas seulement un engouement imbécile pour tout ce
qui est américain, il est aussi et surtout un aveuglément historique,
dont nous subissons de plein fouet les conséquences désastreuses
aujourd'hui.
En effet, l'Europe actuelle a perdu la guerre, bien plus cruellement que le Reich hitlérien en 1945. Jugeons-en :
◊ L'Atlantique est
verrouillé (ce qui réduit à néant les efforts de Louis XVI, dont la
flotte, commandée par La Pérouse, avait ouvert cet océan au binôme
franco-impérial).
◊ La Méditerranée orientale est verrouillée.
◊ La Mer Noire est également verrouillée.
◊ La voie continentale vers l'Inde est verrouillée.
◊ La “Route de la Soie” est verrouillée.
◊ Nous vivons dans le
risque permanent de la guerre civile et du terrorisme. La renaissance
européenne, que nous appelons tous de nos vœux, passe par une prise de
conscience des enjeux réels de la planète, par une connaissance
approfondie des manœuvres systématiquement répétées des ennemis de notre
Europe. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer dans cet exposé. Il faut
savoir que nos ennemis ont la mémoire longue, que c'est leur atout
majeur. Il faut leur opposer notre propre “longue mémoire” dans la
guerre cognitive future. Autre principe méthodologique : l'histoire
n'est pas une succession de séquences, coupées les unes des autres, mais
un tout global, dans lequel il est impossible d'opérer des coupures.
• Note :
1 : À cette époque,
l'Angleterre était alliée à la France pour détruire les Provinces-Unies
des Pays-Bas, alliées au Brandebourg (la future Prusse), à l'Espagne
(pourtant son ennemie héréditaire), au Saint Empire et à la Lorraine.
Les troupes d'invasion françaises, bloquées par l'ouverture des digues,
sont chassées des Provinces-Unies en 1673. Avec l'alliance suédoise,
les Français retournent toutefois la situation à leur avantage entre
1674 et 1678, ce qui débouche sur le Traité de Nimègue, qui arrache au
Saint Empire de nombreux territoires en Flandre et dans le Hainaut. Cet
épisode est à retenir car les puissances anti-européennes, la France,
l'Angleterre, la Suède et l'Empire ottoman se sont retrouvés face à une
coalition impériale, regroupant puissances protestantes et
catholiques. Les unes et les autres acceptaient, enfin, de sauter
au-dessus du faux clivage religieux, responsable du désastre de la
guerre de Trente Ans (comme l'avait très bien vu Wallenstein, avant de
finir assassiné, sous les coups d'un zélote catholique). Cette alliance
néfaste, d'abord dirigée contre la Hollande, a empêché l'éclosion de
l'Europe et explique les menées anti-européennes plus récentes de ces
mêmes puissances, Suède exceptée.