C’est
dans le contexte des guerres napoléoniennes, et plus précisément à
l’occasion de la guerre de résistance espagnole contre l’occupation
française, entre 1808 et 1813, que va émerger pour le juriste politique
allemand Carl Schmitt (1888-1985) la figure conceptuelle du “partisan”
moderne, à savoir d’un “soldat irrégulier” pensé en tant que tel ; à
cette occasion, pour la première fois, un cadre juridico-politique
explicite lui est conféré. Ce qui ne sera pas sans conséquences quant au
droit de la guerre classique qui avait prévalu jusque-là.
LE CONTEXTE HISTORIQUE DU SOULÈVEMENT ESPAGNOL
Rappelons
brièvement les faits : pour établir un « blocus continental » efficace
contre la Grande-Bretagne, puissance maritime et commerciale et
principale ennemie de la France, Napoléon entendait contrôler l’ensemble
de la péninsule ibérique. Il envoya donc Murat avec des troupes en
Espagne en 1808, sans provoquer de véritables réactions de la part d’une
famille royale espagnole par trop affaiblie. Dans ce contexte de
décomposition du pouvoir royal légitime, une première émeute populaire à
Aranjuez poussa d’ailleurs le roi Charles IV à abdiquer au profit de
son fils Ferdinand VII dans l’espoir de stabiliser la situation
politique.
Mais l’entrée de
Murat dans Madrid provoqua une véritable insurrection, celle du 2 mai,
que le général français réprima durement. Sous la pression de Napoléon,
Ferdinand VII abdiqua à son tour au profit, cette fois, de Joseph
Bonaparte, frère aîné de l’Empereur, qui fut reconnu par une assemblée
de notables Afrencesados (1). Mais le soulèvement du peuple était déjà quasi général. Il fut formellement encadré par des Juntas
(juntes militaires) auto constituées qui refusèrent de reconnaître le
coup de force français et qui, au nom du roi pourtant déposé, allaient
diriger une résistance à l’occupant. Cette résistance héroïque
rassembla, dans un premier temps, troupes régulières et civils en armes,
ces derniers devant progressivement en constituer l’âme. Dès juin
1808, en effet, commença ce qu’on appellera bientôt une “guérilla” — le
terme en tant que tel n’apparaîtra qu’en 1812 — qui se développa au
fur et à mesure des défaites de l’armée régulière espagnole face à
Napoléon. Ces défaites successives pousseront d’ailleurs de nombreux
déserteurs à accroître le nombre de ces partisans. Ce qui va intéresser
au premier chef Carl Schmitt dans la guerre de résistance espagnole à
Napoléon, c’est précisément le fait que « le partisan de la guérilla
espagnole de 1808 fut le premier à oser se battre en irrégulier contre
les premières armées régulières modernes » (La notion de Politique — Théorie du Partisan,
Calmann-Lévy, 1972, p. 214). Par « armées régulières modernes », il
convient ici d’entendre celles issues des expériences de la Révolution
française qui sont à l’origine d’une reformulation radicale du concept
de “régularité” hérité de l’âge classique, et dont — aussi paradoxal que
cela puisse paraître de prime abord — le “partisan”, en tant que
combattant irrégulier, constitue en quelque sorte le produit.
DE LA NOTION PROBLÉMATIQUE D’“IRRÉGULARITÉ”
Comme le
relève Schmitt, il se trouve que « la différence entre combat régulier
et combat irrégulier est fonction de la nette définition de ce qui est
régulier et une antinomie concrète donnant lieu à une délimitation du
concept n’apparaît qu’avec les formes modernes nées des guerres de la
Révolution française » (op. cit., p. 213). Jusque-là avait prévalu un
droit interétatique classique — le Jus Publicum Europaeum — au
sein duquel le phénomène de l’hostilité était maintenu dans le cadre de
guerres limitées, apanage exclusif des princes contre un ennemi stricto sensu
« conventionnel ». La principale caractéristique de ce droit classique
résidait dans le fait qu’il comportait des distinctions nettes entre
guerre et paix, entre combattants et non-combattants, entre un ennemi
et un criminel. Et, comme le souligne Schmitt, « en regard de cette
régularité toute classique » (op. cit., p. 218), l’idée même de soldat
irrégulier était tout simplement inconcevable : « Le droit classique de
la guerre (…) ne laisse pas de place au partisan au sens moderne. Ou
bien celui-ci est, comme dans la guerre au XVIIIe siècle,
qui est une affaire entre cabinets, une espèce de troupe légère,
particulièrement mobile mais régulière, ou bien il est un criminel
particulièrement méprisable, et il est alors tout simplement un
hors-la-loi » (op. cit., p. 219).
Cette
alternative tranchée est remise en cause à l’issue des bouleversements
révolutionnaires, sur la base d’une délimitation nouvelle de la notion
de « régularité », lorsque la notion d’État dynastique est reformulée
comme État national et que l’armée des princes est conduite à se
transformer en armée nationale. Schmitt discerne d’ailleurs la faillite
du droit classique dans cette configuration juridico-politique qui voit
la « victoire du civil sur le soldat le jour où le citoyen passe
l’uniforme tandis que le partisan le quitte pour continuer à se battre
sans uniforme » (op. cit., p. 306). À cet égard, loin de
constituer une anomalie, l’émergence de la figure du partisan, en tant
que combattant irrégulier, face à cette nouvelle “régularité” post
révolutionnaire, ne constitue somme toute que l’une des 2 faces d’un
même Janus, celle du soldat-citoyen. En déferlant sur toute
l’Europe continentale, le nouvel art militaire de l’armée napoléonienne,
comme héritier de cette mutation fondamentale, va se trouver être, à
la fois, vecteur et victime de ce nouveau modèle, dans la mesure où la
guerre de l’âge classique, qui ne peut plus que faire figure de jeu
conventionnel, va laisser la place à de véritables guerres des peuples,
dont la guerre de résistance espagnole n’est que le premier d’une
longue suite d’avatars. Ce qui intéresse Schmitt, c’est précisément de
montrer que l’apparition du partisan en Espagne entérine une situation
inédite qui a transformé l’ennemi « conventionnel », au cœur des
guerres limitées que se livraient les princes dans le droit classique,
en ennemi pour le coup bien « réel », au cœur de guerres devenues
nationales :
« L’élément principal de la situation du partisan de 1808 est qu’il risque le combat sur le champ limité de son terroir natal, alors que son roi et la famille de celui-ci ne savaient pas encore très bien quel était l’ennemi réel » (op. cit., p. 215).
En dépit
de l’aura involontaire dont Ferdinand VII bénéficiait auprès de son
peuple et qui l’a préservé, malgré lui, d’une condamnation sans appel
de l’Histoire, ses hésitations devant l’événement majeur qui se joue
s’expliquent sans doute par le fait qu’il se situe toujours par rapport
à un droit classique de la guerre dérivé du Jus Publicum Europaeum.
En revanche, le partisan espagnol, lui, appartient déjà au monde
nouveau qui est en train d’advenir en matière stratégico-politique.
« Seul le partisan espagnol rétablit le sérieux de la guerre, et ce fut contre Napoléon, c’est-à-dire dans le camp défensif des vieux États continentaux européens dont la vieille régularité devenue convention et jeu n’était plus en mesure de faire face à la nouvelle régularité napoléonienne et à son potentiel révolutionnaire. De ce fait, l’ennemi redevint un ennemi réel, la guerre, une guerre réelle. Le partisan défenseur du sol national contre le conquérant étranger devint le héros qui se battait réellement contre un ennemi réel » (op. cit., p. 304-305).
Mais
l’apparition du phénomène du partisan n’allait pas forcément de soi
pour des esprits encore largement imprégnés de l’idée de la vieille
“régularité” militaire. Paradoxalement, c’est peut-être dans cette
perspective qu’on peut saisir la portée des diverses tentatives
juridiques de “régularisation” de la guerre de partisans par ce qui
restait de l’État espagnol légitime ou de ce qui s’en réclamait alors,
en l’occurrence les Juntas militaires.
LE PRÉCÉDENT EN 1808 D’UNE LÉGITIMATION DE LA GUERRE DE PARTISANS PAR LA JUNTA DE SÉVILLE
Ce qui
est en effet capital dans l’apparition de cette forme de guerre
irrégulière espagnole, c’est qu’elle va recevoir de la part de Juntas
militaires régionales et/ou nationales, une sorte de réglementation
juridico-politique — fait sans précédent dans l’Histoire — lui conférant
une légitimité inédite rendue nécessaire par les circonstances. La
passivité, face à l’envahisseur français, d’un gouvernement dépassé par
les événements devait mettre au premier plan ces Juntas militaires, d’une part, les guérillas, d’autre part. Un premier cadre juridico-politique est donné dès le 6 juin 1808 par la Junta Suprema de Gobierno de Espana e Indias
(Junte de Séville), auto-constituée le 28 juin 1808, et qui déclare la
guerre à l’Empereur Napoléon en ces termes : « … Nous déclarons la
guerre sur terre et sur mer à l’Empereur Napoléon Ier et à la France,
dont nous supportons la domination et le joug tyrannique ; et nous
demandons à tous les Espagnols d’œuvrer hostilement à leur encontre et
de leur causer le plus de dommages possibles selon les lois de la guerre
» (Blanch, Historia de la guerra de la Independencia en Cataluna, Barcelone, 1968, p. 64).
Cette
dernière précision a ceci de paradoxal et d’étrange qu’elle méconnaît
le fait que la guerre patriotique espagnole n’est déjà plus une guerre
de l’âge “classique”. Lesdites « lois de la guerre », selon la
conception classique dans laquelle, comme le rappelle Schmitt, «
l’ennemi a son statut », et dans laquelle « il peut être imposé des
limites à la guerre » (Schmitt, op. cit., p. 12), sont d’ores et
déjà sapées par la nouvelle forme d’hostilité “réelle” développée par
la guerre de partisans qu’on cherche illusoirement à réglementer. Sans
que ces auteurs en mesurent peut-être toutes les conséquences à terme,
cette déclaration de juin 1808 apparaît comme le précédent le plus
direct de légitimation de la guerre irrégulière. Il est complété le jour
même par un second texte. Celui-ci, intitulé Prevenciones,
s’adresse au peuple espagnol pour qu’il sache que certaines mesures sont
indispensables à la bonne conduite de la lutte contre l’ennemi : « Il
faut éviter les actions générales et privilégier les initiatives
individuelles. Il est nécessaire de ne pas laisser l’ennemi se reposer
un instant, de harceler sans répit ses flancs et son arrière-garde, de
l’affamer, d’intercepter ses convois de vivres, de détruire ses
entrepôts et de lui couper toutes les voies de communication entre
l’Espagne et la France d’autre part » (Queipo de Llano, Historia del Levantamiento, Guerra y Revolucion de Espana, Madrid, 1835-1837, p. 232-233).
Ainsi est en train d’être « régularisée » une guerre de partisans dont la Junta pressent pourtant d’ores et déjà les éventuelles dérives, ce qui apparaît clairement dans l’article final des Prevenciones
: « Il s’agira de faire comprendre et de persuader la nation que
libérés, comme nous l’espérons, de cette guerre cruelle, et le trône à
nouveau entre les mains de notre seigneur et Roi Ferdinand VII, les Cortes,
sur sa convocation, réformeront les abus et établiront les lois
dictées par l’expérience, pour le bien et la félicité publics ; 2
notions que les Espagnols connaissent sans que les Français aient eu à
les leur enseigner » (Queipo de Llano 1835, p. 233).
Pour l’heure, la Junta de Séville fait figure localement de pouvoir suprême, à l’image d’un organe de souveraineté nationale (comme les autres Juntas
provinciales), et apparaît donc pour les Espagnols politiquement «
compétente », dans la mesure où elle se réclame de l’ancien pouvoir
légitime du roi Ferdinand VII. C’est bien à ce titre qu’elle ordonne
d’ailleurs l’enrôlement massif de partisans comme auxiliaires des
dernières troupes régulières espagnoles combattant encore Napoléon.
LE TOURNANT DE L’AUTOMNE 1808
La
méthode paraît pour un temps donner de bons résultats puisque, le 19
août 1808, advient la première défaite française, celle de Baylen, face à
40.000 hommes de troupes régulières espagnoles unies à un noyau de
volontaires et de francs-tireurs et au peuple andalou en armes. Ce
succès ponctuel entretient en fait l’illusion sur les capacités réelles
de l’armée régulière espagnole de résister durablement à l’armée
napoléonienne. En effet, à l’automne 1808, devant les mauvais résultats
de son armée, Napoléon, pour résoudre rapidement le problème espagnol
avant de se mesurer à l’Autriche, décide de prendre en personne, le
commandement des troupes le 6 novembre 1808. En virtuose militaire qu’il
est, il retourne la situation en très peu de temps, remportant
victoire sur victoire, et entre à Madrid le 4 décembre 1808 où il
réinstalle aussitôt son frère Joseph. En Catalogne, le 15 décembre, le
général Vivès est battu et lève le siège de Barcelone. Saragosse,
assiégée pour la seconde fois par les Français le 20 décembre, capitule
le 20 février 1809 en dépit d’une résistance héroïque.
La
confiance relative qui perdurait dans ce qui restait de l’armée
“régulière” espagnole née de la bataille de Baylen, s’en trouva
considérablement altérée. La guérilla espagnole reste alors seule à
s’opposer à l’envahisseur français et va, pour cette raison, prendre une
ampleur inégalée. Comme le souligne Schmitt : « À l’automne de 1808,
Napoléon avait vaincu l’armée régulière espagnole ; la guérilla
espagnole proprement dite ne se déclencha qu’après cette défaite de
l’armée régulière » (op. cit., p. 214). C’est à partir de là, en
effet, que les Espagnols commencèrent véritablement à organiser des
bandes de partisans sur une grande échelle pour continuer la résistance à
Napoléon.
LE MANIFESTE DU 28 DÉCEMBRE 1808
Dans ce contexte d’échecs militaires retentissants pour ce qui se réclamait encore de l’armée régulière espagnole, la Junta Centrale , abasourdie, se réunit à Séville et publie le 28 décembre 1808 le Reglemento de partidas y cuadrillas,
qui reprend en l’accentuant l’esprit du règlement de juin 1808. Ce
règlement du 28 décembre 1808, en 34 articles, est le premier texte
réglementaire de portée nationale. On n’y parle cependant pas encore de
“guérillas” ni de “guérilleros”. À cette époque, le terme “guérilla”
n’est pas encore intégré dans la terminologie de la guerre patriotique
espagnole. Il a toujours sa signification technique, dérivée de la
guerre classique, de « ligne de tirailleurs devant attaquer l’ennemi de
front et sur ses flancs, ou troupe légère utilisée pour les
reconnaissances et les escarmouches ». Il renvoie encore au “partisan”
du XVIIIe siècle, celui qui appartient à un “parti”, ou
détachement battant la campagne, à l’un de ces détachements dont le
maréchal de Saxe écrivait qu’ils pouvaient traverser un royaume entier
sans être repérés.
Dans le règlement de décembre 1808, on parle plus spécifiquement de partida, (« bande »), qui signifie, d’après Almirante dans le Dictionnaire Militaire, « toute troupe peu nombreuse », aussi bien régulière qu’irrégulière, et de cuadrilla , littéralement “troupe”, “bande”. Les partidas, sans spécification notable quant à leurs effectifs, rassemblent toutes sortes d’individus à l’exclusion des alistados ou solteados (les appelés aux armées). Les cuadrillas
sont, quant à elles, des bandes de contrebandiers “de mer et de
terre”. Lorsque ce règlement est publié, des actions de partisans
existent déjà depuis 8 mois. Mais elles sont appelées à se développer.
Ces dispositions légales tendent, en fait, à les assujettir autant que
faire se peut à des règles dans lesquelles l’esprit militaire
dominerait. Les principaux points abordés dans le règlement ont trait à
la finalité de la guerre de partisans, à la composition des unités, à
la collation des grades, à l’armement, aux soldes, aux règles de
discipline et au butin.
Les 2 types d’unités distinctes que sont les partidas et cuadrillas
se trouvent donc mises sur pied avec pour mission d’assurer la
sécurité du pays en semant la terreur et la désolation chez l’ennemi.
Les partidas, d’abord, forment des groupes d’environ une
cinquantaine d’hommes à pied et à cheval. Le commandement, et c’est
important, est assuré par un chef du grade de commandant, un second, 2
subalternes à cheval et 3 à pied, ayant respectivement les grades
militaires réguliers de lieutenant de cavalerie, sergent, et ainsi de
suite. Les articles 24 et 28 visent à encadrer avec une certaine
souplesse ces unités « irrégulières » en adoptant la structure des
armées opérationnelles, à la fois pour éviter une trop grande anarchie
et pour opérer sur l’ennemi avec le plus de rapidité et d’efficacité
possibles. On retrouve là 2 des traits essentiels dans la perspective
d’une « théorie du partisan » selon Carl Schmitt, traits le plus
souvent liés, sinon indissociables, et qui font figure de critères pour
définir le partisan moderne en train d’advenir en Espagne ; à savoir :
« l’irrégularité » et « le haut degré de mobilité du combat actif » (op. cit.,
p. 229) — la mobilité n’impliquant pas l’irrégularité, mais celle-ci
impliquant nécessairement celle-là. Il est en outre prévu de répartir
ces unités « irrégulières » dans les différentes divisions de l’armée
en les soumettant aux ordres des généraux respectifs qui leur sont
donnés comme chefs, ainsi qu’un adjoint. On voit bien l’intention des
autorités de faire des partidas une émanation de l’armée «
régulière ». Pourtant, en contraste avec les règles militaires
précitées, l’article 26 précise : « Les chefs locaux [issus de l’armée
et encadrant les bandes de partisans] devront laisser agir les
partisans avec le plus de liberté possible, tout en les gardant à leur
disposition, pour la bonne conduite des opérations » (Horta Rodriguez, «
La législation de la guérilla espagnole dans l’Espagne envahie
(1808-1814) », in Revue historique des Armées, 1986/3, p. 33).
Il
convient ici de s’interroger sur la raison d’être du cadre
juridico-politique conféré aux bandes de « partisans ». Les rédacteurs
du règlement savent pertinemment qu’il existe déjà depuis juin des
groupes de partisans plus ou moins nombreux. Le règlement « reconnaît »
donc une nouvelle fois leur existence et légitime leur lutte au regard
de l’occupation française. Mais à cela s’ajoutent d’autres motivations
ou plutôt, devrait-on dire, d’autres soucis. Il est intéressant de
savoir que « ceux qui auront accompli leur temps de service obtiendront
une place dans la Renta (2) ou d’autres postes selon les circonstances » (Horta Rodriguez, p. 33).
Cela
prouve le souhait déclaré de réintégrer à moyen terme le « partisan »
dans l’armée « régulière », ou à défaut dans une forme de « régularité »
quelconque. Enfin, le butin fait l’objet d’une réglementation
minutieuse. La répartition du butin sera proportionnée à la solde et
personne ne pourra s’immiscer dans sa distribution pour prévenir de la
sorte toute forme éventuelle de contestation.
Les mêmes règles s’appliquent aux cuadrillas.
Dans les faits, on tente bel et bien d’organiser, par ce biais, les
contrebandiers qui agissent « au grand préjudice du trésor royal »
(Horta Rodriguez, p. 34). L’article 19 est directement conçu à leur
intention. Avant tout, il apparaît nécessaire de leur reconnaître une
légitimité « politique » en louant leur valeur, leur intrépidité, leurs
talents militaires pour conclure que, « n’ayant pu trouver une activité
qui leur permette de s’épanouir, ils se sont lancés dans la
contrebande ». On leur promet, en tout cas, désormais « une carrière
glorieuse et utile à l’État dans les circonstances actuelles » (Horta
Rodriguez 1986 : 34). C’est leur statut qui s’en trouve ainsi
radicalement modifié. On attribue en effet à cette activité «
irrégulière », voire illégale en d’autres temps, mais si populaire en
Espagne, le privilège en quelque sorte juridique de s’exercer en toute
quiétude puisque cela sert la fin politique de la résistance à
l’envahisseur français. Le péril couru par la Nation espagnole autorise
en quelque sorte le recours à tous les palliatifs. En conséquence, on
pardonne les crimes passés aux contrebandiers se présentant dans les
huit jours devant le chef militaire ou politique, et qui se verront
accorder une reconnaissance politique faisant d’eux des « partisans »
et non de simples bandits de grand chemin.
Pour
Schmitt justement, outre l’irrégularité, « un autre critère distinctif
qui s’impose aujourd’hui à notre attention réside dans l’engagement
politique qui caractérise le partisan de préférence à d’autres
combattants » (op. cit., p. 224). Et c’est ici qu’il faut souligner
l’importance cardinale du « tiers intéressé », qui se trouve être un «
tiers régulier », dont parle Schmitt : en l’occurrence, les Juntas
militaires qui se réclament de la légitimité royale et, au-delà, la
puissance anglaise qui reconnaît le « partisan » comme un allié. C’est
en effet ce tiers « qui procure cette sorte de reconnaissance politique
dont le partisan qui combat en irrégulier a besoin pour ne pas tomber,
tel le bandit et le pirate, dans le domaine non politique, ce qui
signifie ici : dans le domaine de la criminalité » (op. cit., p. 290).
C’est toute la subtilité de cette dimension politique qui confère au «
partisan » son statut et qui a rendu le sujet tellement polémique
jusqu’à nos jours.
LES NOUVELLES DISPOSITIONS RÉGLEMENTAIRES DE 1809
“L’institutionnalisation”
de la guérilla va se renforcer avec l’adoption de plusieurs
dispositions. Elles sont au nombre de 3, en date respectivement du 1er
janvier, du 28 février, et du 20 mars 1809. Elles contiennent les
soubassements d’une guerre de partisans strictement définie, tout autant
que les problèmes que celle-ci ne cessera de soulever.
La première disposition entend contrôler étroitement les Juntas provinciales qu’elle transforme en simple Juntas
« d’observation et de défense ». Celles-ci constituaient un des
supports les plus efficaces pour l’esprit de résistance alimenté par des
hommes qui défendaient avec ardeur la patrie de leurs ancêtres, le
foyer familial, la terre qu’ils travaillaient, leur religion, et un mode
de vie fermé aux ingérences étrangères. C’est là qu’on saisit avec une
acuité toute particulière « le quatrième critère distinctif du
partisan authentique » selon Carl Schmitt, « ce que Jover Zamora (3) a
appelé son caractère tellurique. Celui-ci est très important pour la
situation fondamentalement ‘défensive’ du partisan… » (op. cit., p.
229). Au reste, ces partisans étaient bien, comme le souligne encore
Schmitt, « les défenseurs autochtones de la terre natale qui mouraient pro aris et focis,
les héros nationaux et patriotiques (…) tout ce qui était réaction
d’une force élémentaire, tellurique vis-à-vis d’une invasion étrangère
(…), légitimité de son irrégularité de partisan » (op. cit., p. 288).
La seconde disposition, celle du 28 février, est un ordre royal émanant de la Junta Centrale
: « La junte souhaitant donner une impulsion puissante en faisant
appel à l’intérêt individuel, aux grandes motivations qui entraînent
les habitants du royaume dans la lutte contre l’ennemi afin de lui
causer le plus de tort possible, il a été décrété que les armes de
toutes espèces, les chevaux, les vivres, les bijoux et l’argent qui
seront pris à l’ennemi, par quelque particulier que ce soit, seront la
propriété de celui qui les aura pris. Le droit de préférence dans
l’achat des canons, armes, chevaux resteront à Sa Majesté ou au Trésor
Royal ; le montant de ces choses leur sera payé avec ponctualité »
(Horta Rodriguez, op. cit, p. 36).
La dernière des 3 dispositions est le Manifeste édicté par la Junta Centrale
le 20 mars 1809. Il reproche notamment aux généraux français les
mauvais traitements infligés aux prisonniers et leur enjoint de
considérer que tout Espagnol en mesure de prendre les armes est, aux
yeux de la Junta un soldat de la patrie et doit être traité en
conséquence par l’armée française — mais de manière unilatérale, et
c’est précisément là tout le problème. Ce manifeste laisse entrevoir les
conséquences et les difficultés insurmontables que fait surgir le
“partisan” dans le droit classique de la guerre dont la Junta se
réclame, alors même qu’elle légitimise ce type de combattant
irrégulier. Comme l’explique Schmitt, en effet, « plus la discipline
d’une armée régulière est stricte, plus elle est scrupuleuse dans sa
distinction entre militaires et civils en ne considérant comme un ennemi
que le seul adversaire en uniforme, et plus elle deviendra ombrageuse
et irritable si, dans l’autre camp, une population civile qui ne porte
pas l’uniforme participe, elle aussi, au combat. Les militaires
réagiront par des représailles en fusillant, en prenant des otages, en
détruisant des localités et ils tiendront ces mesures pour légitime
défense face à des manoeuvres perfides et sournoises » (op. cit.,
p. 246-247). À cet égard, l’armée française est effectivement
confrontée au problème du « traitement » à accorder à tout Espagnol pris
les armes à la main, problème qu’elle ne parvient pas à résoudre,
sinon le plus souvent par des exécutions sommaires, faisant de cette
guerre d’Espagne l’une des plus cruelles et des plus horribles, et déjà
perçue comme telle par ses contemporains. Le Manifeste poursuit en
faisant allusion à la lutte de tout un peuple contre la tyrannie et
l’envahisseur en ces termes : « Tout membre de cette nation doit trouver
la protection des lois de la guerre, le général qui ne les respecte
pas est un bandit qui s’expose à la colère du ciel et à la vengeance
des hommes » (Canga-Arguelles, p.107).
Mais
cela relève de l’anathème pur et simple dans la mesure où l’on touche
là à une espèce de paradoxe : ce paradoxe réside dans le fait d’en
appeler à des « lois de la guerre » d’un droit classique de la guerre,
alors même que l’émergence de la figure du « partisan » les rend, de
fait, caduques. Ces problèmes insolubles vont prendre une ampleur sans
précédent avec le dernier règlement de 1809, intitulé « Instruction sur
le corso terrestre ».
L’ “INSTRUCTION SUR LE CORSO TERRESTRE” D’AVRIL 1809
Le second grand texte réglementaire de portée nationale, « l’Instruction sur le corso
terrestre » (4) du 17 avril 1809 suit le même esprit que les 3
dispositions du début de l’année 1809. Ce texte, comportant 18 articles,
a pour but de donner des directives concrètes aux « partisans », et, ipso facto,
en détermine la figure « irrégulière ». Le terme de « corso terrestre »
est une alliance de mots circonstancielle (5), celle-là même qui
consisterait à parler d’un « corsaire de terre », par opposition à un «
pirate de terre ».
D’après la doctrine traditionnelle espagnole, le corso a pour but d’empêcher l’ennemi de pouvoir se servir, lorsqu’il en a besoin, des voies de communication sur mer. Le corso
est donc l’oeuvre du combattant qui, en état d’infériorité, ne peut
livrer une bataille décisive ni détruire la force armée de l’ennemi. Ces
similitudes avec ce que sera la guerre de partisan ne s’arrêtent pas
là. Ce sont des forces peu nombreuses qui luttent contre un ennemi
omniprésent et qui, en l’absence d’une lettre de patente, comme celle
qui était accordée au corsaire des siècles précédents, risquent
constamment de sombrer dans le brigandage. La distinction entre corsaire
et pirate s’avère essentielle. Schmitt insiste sur l’importance
discriminante du critère politique : « le caractère politique a (dans
l’ordre inverse) la même structure que chez le pirate du droit de la
guerre maritime dont le concept inclut le caractère non politique de son
aspect néfaste qui vise le vol et le gain privé » (op. cit. p.
224). Par conséquent, poursuit Schmitt, il faut éviter de désigner le
partisan, « de le définir comme un pirate de la terre ferme ». Le
comportement du « pirate » est sans référence aucune à une quelconque «
régularité ». Et d’ajouter : « Le corsaire, au contraire, court la
prise de guerre sur mer et est muni de lettres par le gouvernement d’un
État ; son irrégularité à lui n’est donc pas sans lien avec la
régularité et c’est ainsi qu’il resta jusqu’à la déclaration de Paris
de 1856 une figure juridiquement reconnue du droit international
européen. De ce fait, une certaine comparaison est possible entre le
corsaire de la guerre sur mer et le partisan sur terre… » (op. cit., p. 284).
Les projets et motivations de ce « corso terrestre » de 1809 se trouvent, pour l’essentiel, exposés dans le préambule de « l’Instruction » : à l’instar du « corso maritime », le « corso
terrestre » a pour but principal d’anéantir les communications
terrestres de l’ennemi. Ordre est donné d’entraver « l’approvisionnement
en vivres et en moyens de subsistance de l’armée française dans le
pays (…), de faire de même avec les courriers, d’observer leurs
déplacements (…), de tenir les Français dans un état d’alerte et de
fatigue permanentes (…) en leur faisant le plus de mal possible »
(Horta Rodriguez , p. 37).
De cet
ensemble de projets visant à durcir la conduite de la guerre en Espagne
se détache la motivation qui justifie et légitime aux yeux des
Espagnols cette guerre d’un nouveau type. Le préambule de «
l’Instruction » stipule d’emblée : « Maintenant que nous connaissons la
manière la plus vile que Napoléon a utilisée pour détruire et
désorganiser la force militaire espagnole (…), n’est-il pas évident
qu’il revient aux paysans de se regrouper pour combattre ses armées ? »
(Horta Rodriguez, p. 38).
Les
autorités n’ont pas eu le temps d’enrégimenter les Espagnols ni de leur
donner un uniforme ; mais tous sont néanmoins des soldats pour ces
mêmes autorités. Si le règlement de 1808 cherchait à « militariser » les
bandes de « partisans », « l’Instruction sur le corso
terrestre », de son côté, met plutôt l’accent sur les représailles qui
entendent constituer la réponse aux actions ennemies. Dans le même
texte, on souligne d’ailleurs le fait que l’ennemi ne reconnaît pas un
statut de combattants aux paysans et en fait « d’innocentes victimes »
(Horta Rodriguez, p. 37). On retrouve — posé de manière de plus en plus
nette — le problème précédemment évoqué par le Manifeste de la Junta Centrale
du 20 mars 1809 sur le « statut » des combattants lorsqu’apparaît la
figure du « partisan », lequel ne permet plus de faire une distinction
nette entre le combattant et le non-combattant. En 1809, les paysans
majoritaires dans les rangs des partisans ne pratiquent pas une guerre
“réglée”, avec des limites bien définies. L’ennemi le lui rend
d’ailleurs bien. Cette relation d’inimitié absolue tend à
l’anéantissement mutuel. C’est ce danger de la “guerre folle”, inhérente
à la faillite du droit classique, sur lequel insiste Schmitt : « Le
partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice, ni grâce. Il s’est
détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée
pour se transporter sur le plan d’une hostilité différente qui est
l’hostilité réelle dont l’escalade de terrorisme en contre-terrorisme va
jusqu’à l’extermination » (op. cit., p. 219).
L’objectif
principal consiste de fait à mener une guerre « à outrance »,
susceptible de devenir une guerre encore plus inhumaine. Fait sans
précédent, on arme tous les habitants des provinces occupées afin «
d’assaillir et de dépouiller » les soldats français « chaque fois qu’une
occasion favorable se présentera ». Et ce, avec toutes les armes,
quelles qu’elles soient, même les « interdites » (Horta Rodriguez, p.
37), ce que ne mentionnait pas le règlement de 1808. C’est de cette
manière qu’on souhaite résoudre le problème de la disproportion des
forces en présence pour être en mesure de se battre « à armes égales »,
imitant ainsi « la conduite barbare du satellite de Buonaparte » — pour
reprendre les termes du texte — afin de « guérir le mal par le mal »
(Horta Rodriguez, p. 37). La forme inhumaine que va prendre cette guerre
est inhérente à la justification que tous les moyens sont bons pour
pouvoir lutter « à barbarie égale ». Le fait sans précédent, c’est de
l’institutionnaliser. Il n’échappe naturellement pas à Alcano Galiano,
l’auteur du « corso », que les raisons qui le sous-tendent sont
dépourvues de noblesse, mais son règlement qui, pour la première fois,
préconise la guerre totale, est présenté comme une réponse imposée par
l’adversaire et un mode de combat induit par les circonstances. C’est
pourquoi, « l’Instruction sur le corso » est, par nécessité, plus expéditive, plus cruelle et moins « militaire » que le règlement de 1808.
Après les motivations, examinons plus en détail l’organisation. Les paysans peuvent se regrouper en « cuadrillas d’infanterie et de cavalerie ». La plupart des combattants « irréguliers » peuvent se grouper en cuadrillas,
même loin du territoire occupé, dans les provinces limitrophes, ou
proches de celles qui sont occupées. Mais, dans ce dernier cas, les cuadrillas
ayant moins de raison d’être que celles de la zone occupée, doivent
demander la « permission de justice » pour se constituer. Cette
limitation témoigne du fait qu’on tente, dans cette guerre « irrégulière
» sans règles fixes, de poser un cadre juridique minimal susceptible
d’éviter, malgré tout, de véritables dérives « criminelles ». De même,
si la « bonne conduite » des membres de ces cuadrillas est
reconnue, un passeport leur est alors délivré, lequel est censé les
garantir des mauvais traitements par l’ennemi en zone occupée. Signalons
enfin que, si la part du butin, dans le règlement de 1808, était
accordée proportionnellement à la solde, en 1809, il n’y a dans ces cuadrillas ni solde, ni grade. Le butin est réparti d’un « commun accord », ce qui apparente davantage ce type de guerre au corso maritime auquel il se réfère.
LES DERNIERS TEXTES DE LA GUERILLA
Les
derniers textes officiels de l’époque relatifs à une réglementation de
la guérilla interviennent en 1812 et 1814. Entre 1809 et 1812, beaucoup
de choses ont changé pour « l’envahisseur français ». Et 1812 constitue
d’une certaine manière l’année de la fin pour « l’ordre français » en
Europe, et en Espagne plus particulièrement. Certes, le 9 janvier 1812,
Valence tombe aux mains des troupes napoléoniennes, mais la guerre
entre dans une phase d’offensive de grande envergure du côté des forces
hispano-britanniques. Le 19 janvier, les troupes de Wellington
conquièrent Ciudad Rodrigo, puis Badajoz, le 7 avril.
En 1812, Napoléon,
alors en pleine campagne de Russie, se voit contraint d’ordonner, pour
la première fois, le retrait de 30.000 hommes de la péninsule. Ils
feront largement défaut sur le front espagnol. De fait, l’offensive de
Wellington, le 22 juillet 1812, permit à celui-ci de remporter sur le
général français Marmont la victoire des Arapiles. C’est à la suite de
ce succès hispano-britannique que fut publié un nouveau règlement. Il
prouve combien les Espagnols étaient conscients des dangers pour
l’avenir de la nouvelle forme de guerre irrégulière qu’ils venaient
pourtant de prôner. Il s’agit d’un reglemento para las partidas de guerillera,
en date du 11 juillet 1812. Dans le même esprit, un dernier règlement
sera publié en juillet, alors que la guerre était pratiquement terminée
: le reglemento para los cuerpos francos o partidas de guerilla.
Le
premier règlement du 11 juillet 1812, comportant un préambule et 7
chapitres, entend apparaître comme une structure légale (6). Il n’a pas
été établi avec précipitation, comme celui de 1808, ou dans le feu de
l’action, comme « l’Instruction sur le corso terrestre ». Il
annonce la « normalisation », qui sera nettement édictée en 1814,
lorsque se posera le problème de la réinsertion des guérilleros dans la
société.
La
stratégie demeure inchangée : « harceler l’ennemi et soutenir l’esprit
patriotique des régions envahies (…) ». Il faut « couper les routes
militaires de l’ennemi, intercepter ses courriers et ses convois,
attaquer ses hôpitaux et ses entrepôts » (Horta Rodriguez, p. 39). Le
fait de souligner l’attaque des hôpitaux montre à quel point cette
guerre est cruelle, faute de règles à respecter. Cela ne signifie pas
que tous les guérilleros fussent toujours cruels : la guerre, la
conduite de l’ennemi qui ne pouvait être indulgente par ces raisons
mêmes, la personnalité des chefs des guérilleros, déterminaient
bien souvent leur attitude. Notons, toutefois, qu’aucun des règlements
de la guérilla n’a jamais fait allusion aux prisonniers, sujet épineux
et vaste s’il en est.>
Peut-être
en contrepoint des dangers induits par cette forme de guerre sans
limites, on cherche désormais à souligner le caractère « militaire » des
guerillas de manière bien plus nette que dans le règlement de
1808. Ce caractère « militaire » se concrétise par la dépendance accrue
des groupes de « partisans » vis-à-vis du général-en-chef ou du
commandant de district, la soumission à la discipline et aux lois
militaires, la suspension de fonction en cas de mauvaise conduite. On a
le sentiment d’une reprise en main du phénomène par les instances «
régulières ». Fait capital, la collaboration avec l’armée s’établit
dorénavant pour « chaque opération militaire importante ». Le commandant
a toute liberté d’action avec sa bande de « partisans » dans «
l’attente des ordres du général en chef ». L’élément nouveau, c’est que,
lorsque ces troupes reçoivent des ordres des autorités citées, elles
sont tenues de leur obéir en « allant jusqu’à abandonner leurs projets »
(Horta Rodriguez, p. 39).
Les
problèmes apparaissent lorsqu’on aborde la question du butin des bandes
de « partisans », en particulier lorsqu’il s’y trouve des biens
appartenant à des Espagnols. Il est établi que tout ce qui est pris
devient la propriété exclusive des « partisans », exception faite de ce
qui appartient « aux corps constitués de l’armée » ou aux « bons »
Espagnols. Les biens pris et abandonnés par l’ennemi doivent, en effet,
être rendus à leurs propriétaires, en laissant cependant aux «
corps-francs » un quart de la valeur de ces biens.
Un
élément inquiétant apparaît dans ces articles : c’est la notion
problématique de « bons » Espagnols, ce qui suppose qu’il y en a de «
mauvais » (Horta Rodriguez, p. 40). C’est l’un des aspects inévitables
et tragiques de cette guerre patriotique qui tourne parfois à la guerre
civile. Sont considérés comme « bons » Espagnols ceux qui soutiennent
la lutte contre l’occupant français, et comme « mauvais » Espagnols les
Afrancesados, autrement dit appartenant au parti pro-français
et considérés comme de vulgaires collaborateurs. Mais, comme toujours
dans de tels cas, les abus et les dérapages risquent d’être nombreux.
Immanquablement
se pose la question de savoir si cela n’est pas susceptible de
favoriser un banditisme pur et simple. Cela constitue un vrai problème
dès lors que le contrôle du « tiers régulier » dont parle Carl Schmitt
s’amenuise. De fait, l’article de 1812 enjoint de manière assez
problématique, celui qui procède à l’arrestation, d’agir « avec justice
», à l’instar du « bandit généreux ». On mesure les dangers qui
risquent, à terme, de surgir. Par définition, toute « justice » ne peut
relever que d’une institution étatique, seule compétente en la matière :
en d’autres termes, tout particulier n’est justiciable que devant une
institution politique dont la régularité dérive du caractère souverain
du pouvoir étatique constitué. Or, le texte autorise un particulier à
la rendre en faisant appel à sa « bonne volonté » individuelle. Le
règlement de 1812 insiste d’ailleurs sur les relations entre le peuple
et les « bandes » (7). Violences et abus sont énumérés, ainsi que les
sanctions que leurs auteurs peuvent encourir. Pour chercher à prévenir
des dérapages, on interdit d’arrêter ou de poursuivre qui que ce soit,
hormis les déserteurs. On révèle ainsi en creux les cas de détention
arbitraire commis par quelques bandes qui s’érigent en juges des «
mauvais Espagnols ».
La
comparaison des 2 règlements de 1812 et 1814 s’avère particulièrement
intéressante pour saisir l’évolution des esprits quant au problème du
partisan espagnol. Pour la première fois, en effet, le terme de guerilla apparaît en tant que tel dans une réglementation. L’article II du règlement de 1812 précise que les partidas
devront désormais porter le nom de « corps-francs » ; ces derniers
préfigurent ceux qui existeront par la suite, notamment en France durant
la guerre de 1870. Le règlement de 1814 s’intitule, pour sa part, «
Règlement sur les corps francs et les partis de guérilla » — un
substantif promis à la postérité.
La
reconnaissance des services rendus par les « partisans » est, certes,
explicite dans le préambule des 2 règlements. Mais des différences entre
les 2 textes sont manifestes, en partie à cause du changement de
conjoncture politique entraînée par la défaite de Napoléon (8) et le
désir d’un retour à une normalisation politique. Ainsi, dans le premier
règlement, celui du 11 juillet 1812, on exalte encore l’esprit
patriotique et on préconise toujours l’augmentation du nombre des
guérilleros, en accord toutefois avec les décisions prises aux Cortes,
à savoir le parlement espagnol. Mais le préambule de 1812
reconnaissait déjà l’existence de guérillas qui, « profitant du
désordre et de la confusion engendrée par les malheurs de la nation,
ont abusé de la confiance qu’on avait mise en elles » (Horta Rodriguez,
p. 41).
Le
règlement du 28 juillet 1814, quant à lui, va jusqu’à porter un
jugement très critique sur les précédents règlements et sur la guérilla
dont « les circonstances et les troubles passés n’ont pas permis de
fixer les règles avec discernement… » (Horta Rodriguez, p. 41). Ce
dernier règlement est clairement dicté par le désir de dissoudre les guérillas.
De fait, on se prépare à « réformer et dissoudre les bandes de
partisans dont la conduite n’a pas été des plus brillantes » (Horta
Rodriguez, p. 41). On abandonne non seulement la création de ces « corps
», mais aussi l’idée de leur intégration éventuelle dans l’armée,
comme cela avait pu être envisagé antérieurement.
Ainsi,
les autorités renforcent des positions héritières de l’Ancien Régime
qui trouveront leur consécration lors de la tenue du Congrès de Vienne,
entre novembre 1814 et juin 1815. Schmitt considère d’ailleurs que ce
Congrès peut se présenter comme une gigantesque œuvre de « Restauration
», au sens propre comme au sens figuré : par-delà la « restauration »
du principe de légitimité dynastique en Europe se trouve induit celui
du droit classique de la guerre, mis à mal par la tornade
révolutionnaire. C’est bien ce qu’annonce le règlement espagnol de
1814, qui sonne en fait comme une reprise en main, avec un retour à
travers la « régularité » de l’armée, à la légitimité royale, une fois
le danger passé.
Le
problème délicat entre tous est celui de la réintégration de ces hommes
dans la vie civile. Le règlement de 1812 avait prévu d’une manière
imprécise mais néanmoins généreuse, la possibilité pour les officiers de
la guérilla d’entrer dans l’armée. Le règlement de 1814 réaffirme
encore cette possibilité, mais avec beaucoup plus de réserves. Il est
stipulé que, « afin de ne pas porter préjudice en aucune manière aux
classes méritantes de l’armée, ils occuperont, lorsqu’ils l’auront
obtenu, à grade égal, un poste inférieur » (Horta Rodriguez, p.41). On
ne saurait être plus explicite.
Les
conséquences sur le plan européen induites par l’exemple espagnol de la
guérilla et la légitimation juridico-politique qui lui est donnée sont
considérables. Les différents règlements pour la guérilla espagnole
constituent un précédent et un exemple décisif qui sera repris par
d’autres pays en lutte contre Napoléon, notamment à travers l’Édit royal
prussien d’avril 1813 — le Landsturm Ordnung —, puis lors de la campagne de Russie, voire bien au-delà.
Le Congrès de Vienne qui suit la défaite de Napoléon apparaît certes comme une tentative inédite de Restauration de l’ancien nomos
européen de la terre et du droit classique qui lui était afférent. Il
semble même renvoyer le “partisan” aux oubliettes de l’Histoire. Mais,
pour Carl Schmitt, c’était mal mesurer l’importance de ce qui venait de
se passer. L’émergence de la figure conceptuelle du partisan au sein
d’un cadre juridico-politique sans précédent avait irréversiblement
sonné le glas du droit “classique”, et le fait est qu’il sera appelé au
destin extraordinaire que l’on sait au XXe siècle.
► David RIGOULET-ROZE, Cahiers du Centre d'Etudes d'Histoire de la Défense n°18 (2002). http://vouloir.hautetfort.com/
◘ NOTES :
-
1) Littéralement “afrancisés”, c'est-à-dire membres du parti pro-français.
-
2) L'armée royale.
-
3) Cf. Jover Zamora (José Maria), « La guerra de la Independencia Espanola en el marco de las guerras europas de liberacion (1808-1814) », in Historia de la guerra 1. La guerra de la Independencia Espanola y los sitios de Zaragoza, Universidad Ayuntamiento de Zaragoza, Saragosse, 1958, 636 pages, p. 41-165.
-
4) Instruccion que Sa Majestad se ha dignado aprobar par el Corso terrestre contra los exécritos francesos, soumis par V. Alcala Galiano à la Junte Centrale.
-
5) Selon le dictionnaire de la langue espagnole, le corso est « la campagne que les marchands, patentés par leur gouvernement, mènent contre les pirates ou les embarcations ennemies » ; la patente du corso, quant à elle, est une « cédule ou un brevet par lequel le gouvernement d'un État qui autorise un sujet à participer à l'expédition maritime contre les ennemis de la nation ». Cf. Dictionario de la lengua espanola, Real Academia Espanola, Madrid, 1956, p. 374.
-
6) Le règlement de 1812 fut publié à Cadix par Don Nicolas Gomez Requena.
-
7) La régence avait déjà tenté de corriger par des décisions de portée limitée les abus que les règlements
antérieurs n'ont pu que favoriser. Ainsi, le 15 septembre 1811, elle avait donné des instructions pour
dissoudre les cuadrillas qui causent des torts à la population. -
La campagne de Russie s'achève en novembre 1812 par la Bérézina, et 1813 est l'année de la coalition générale contre Napoléon (Autriche, Russie, Prusse), lequel sera vaincu à la bataille de Leipzig en octobre 1813.
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