mardi 24 mai 2011

Détention préventive ou liberté provisoire : l’éternel débat

DANS La Revue des  deux mondes du 15 janvier 1948, sous le titre « de la liberté individuelle », Maurice Garçon, alors célébrissime avocat du Barreau de Paris, commente les évolutions de la notion de liberté individuelle, date et décrit, en fonction des régimes ou de situations historiques exceptionnelles, les avancées et les reculs notamment en ce qui concerne la détention préventive des “accusés”. Ses commentaires étaient d'autant plus d'actualité que la France venait de supporter et supportait encore les excès épuratoires des libérateurs dont certains étaient des résistants de la 25e heure. Me Garçon y fait référence en ces termes : « Il n 'est pas de progrès véritable dans la condition humaine si l'on n'arrive pas à supprimer les attentats contre la liberté dus à la force […] devant l'évolution actuelle des esprits et devant la manifestation de quelques tendances oublieuses d'un progrès difficilement réalisé, on ne saurait être trop vigilant lorsqu'il s'agit de défendre un principe sans lequel un droit naturel destiné à sauvegarder la dignité humaine serait bien vite méprisé. » Le sujet reste d'actualité, élargie à la garde à vue, à la présence de l'avocat dès la première heure de la garde à vue, à la mise en liberté.
Alors qu'on n'inculque aux jeunes élèves français - pour célébrer la “liberté”, fleuron de la démocratie républicaine - que l'arbitraire des lettres de cachets, présentées comme le symbole de l'absolutisme fantasmé de la monarchie, alors qu'elles avaient pour objet, soit de ménager dans certains cas l'honneur des familles, soit de réprimer les commencements de sédition, soit de garantir l'État des effets d'une intelligence criminelle avec les puissances étrangères, Maurice Garçon rappelle que des ordonnances de Charles VII, dès le milieu du XVe siècle, de Louis XII et de François 1er décrétaient que la détention provisoire n'est pas une conséquence de l'accusation. Plus tard, Louis XIV régnant, l'ordonnance de 1670 ne permit plus de décret de prise de corps que lorsque l'inculpé encourait une peine afflictive (soit la mort, les travaux forcés, la déportation, la détention, la réclusion) et infamante, telles la réclusion et la détention. Un simple ajournement sans arrestation était prescrit lorsque la peine risquée était moindre, et l'on ne devait délivrer qu'une assignation pour être entendu lorsque le prévenu n'était exposé qu'à une peine légère et jouissait d'une bonne réputation.
Pour autant, mais les mœurs étaient plus dures, la recherche des aveux était obtenue par des moyens d'une grande violence, et les condamnés à mort exécutés d'une façon qui nous paraît épouvantable aujourd'hui.
L'idée du droit des hommes à leur liberté individuelle est ancienne. Lors d'un réquisitoire prononcé en cour d'assises, le 6 avril 1826, sous la Restauration, l'avocat général Bayeux a formulé les fondements de sa limitation en ces termes : « Le bien le plus précieux pour l'homme est sans doute sa liberté, et le plus grand sacrifice qu'il ait pu faire, en se constituant en société, est d'avoir donné aux magistrats le droit d'en disposer, mais il n 'a voulu le donner qu'aux seuls magistrats investis de sa confiance, dans les cas prévus et dans les formes recommandés par la loi. » Cette sentence devrait être inscrite en lettres d'or au fronton des tribunaux, apprise par les élèves de l'école de la Magistrature, et surtout appliquée. Me Garçon souligne par ailleurs que la « tendance instinctive des gouvernements est de légitimer et d'affirmer leur pouvoir par des principes d'autorité difficilement libéraux. L'opposition, c'est-à-dire la contradiction, est généralement mal supportée par celui qui, voulant diriger, sent sa volonté mise en échec. De là une inclination à limiter la liberté de penser et d'agir, en portant atteinte à la liberté des personnes », et que par conséquent des garanties doivent être décrétées pour assurer la sécurité juridique et physique des citoyens. On pourrait ajouter que des lobbies et de puissantes communautés parviennent à imposer aux législateurs la fabrication de lois de circonstance qui interdisent la liberté d'expression, et même la liberté et l'indépendance de la recherche historique.
Alors qu'il rappelle les principes établis solennellement par la Constituante en vue d'assurer la sécurité juridique et physique des citoyens, Me Garçon ne manque pas d'établir la liste des occasions où les « grands principes » ont été bafoués, notamment « Quand les hommes, placés à la tête du gouvernement, veulent établir la tyrannie dans la forme de la République, une législation oppressive devient un puissant auxiliaire » :
Les conventionnels : alors que la Constitution du 24 juin 1793 reconnaissait aux citoyens le droit de repousser par la force tout acte arbitraire et tyrannique, un décret permettait aux commissaires dans les départements et près des armées de faire arrêter et déporter tous les citoyens suspects ; un autre, du 17 septembre 1793, ordonnait l'arrestation de tous les gens suspects se trouvant encore en liberté sur le territoire de la République.
Le gouvernement d'Edouard Daladier prendra modèle sur les conventionnels : une loi du 3 septembre 1939 permit aux préfets d'interner tout citoyen réputé dangereux, et aucun contrôle ne fut plus admis, même à titre consultatif ; le 18 novembre 1939 un décret-loi permit aux préfets d'éloigner les individus dangereux pour la défense nationale ou pour la sécurité publique des lieux où ils résidaient et de les astreindre à résider dans un centre désigné par décision ministérielle. La formule était si vague qu'elle permit des opérations purement politiques.
- Le 4 octobre 1944, le général De Gaulle étant président du gouvernement provisoire, une ordonnance reprenant, dans les mêmes termes, les textes précédents maintint pour les préfets le droit d'interner sans jugement.
- Le 29 janvier 1945, une ordonnance obligea les internés administratifs à payer pension en remboursant leurs frais d'entretien. « Ainsi, des hommes injustement molestés, arrêtés sans cause valable et, par la suite, déclarés innocents se sont vu réclamer des frais d'internement : ce qui est, pour le moins, un comble ! », s'indigne Maurice Garçon. Les internements administratifs ne prirent fin que le 1er juin 1946.
Il serait fastidieux de faire la liste des reculs, c'est-à-dire des privations de liberté, qui ont été décidés sous le 1er Empire, lors de la Restauration - seul Louis-Philippe ne porta jamais atteinte au principe établi. La République prit le relais ; après les journées de juin 1848, on arrêta environ 15 000 personnes, un décret du 27 juin ordonna la transportation en Algérie sans jugement, par mesure de sûreté, de 4 000 individus reconnus pour avoir pris part à l'insurrection.
Après le coup d'État du 2 décembre 1852, on confondit volontairement des délinquants de droit commun et des prévenus politiques. Parmi ces derniers près de 10 000 furent déportés à Cayenne ou en Algérie, moins de 3 000 internés, et plus de 5 000 soumis à la surveillance de la police.
DE 1948 À 2011, L'OPINION N'A PAS CHANGÉ
Me Garçon considère que « L'opinion publique, mal instruite, paraît souvent dédaigneuse de ce que peuvent être les droits de la liberté individuelle. Tant de personnes ont été victimes de l'arbitraire qu'elles ne paraissent plus imaginer qu'il doit être évité. Lorsqu'on lit les journaux, on est stupéfait de voir qu 'à tout propos on réclame en gros titres des arrestations et qu'on s'indigne contre des mises en liberté. Pour beaucoup, une simple accusation est une raison suffisante d'arrestation. Il semblerait que l'incarcération d'un homme - fût-il accusé d'avoir volé les tours de Notre-Dame - s'impose d'abord comme une mesure nécessaire et quasi rituelle. De même, lorsqu'une mise en liberté est annoncée, l'opinion s'émeut, des articles de journaux contiennent des protestations indignées ou des insinuations ironiques. On s'occupe moins, dans le public, de la culpabilité elle-même que de la mesure préventive qui paraît donner tous apaisements à la conscience générale. » Cette réflexion, ce constat en forme de reproche pourraient être formulés en 2011. Sauf qu'aujourd'hui, l'opinion publique a, en plus, clairement conscience que selon que l'on est ou a été puissant (Chirac, par exemple), ou bien qu'on puisse se payer des avocats fortement médiatisés et bien en cour, le bras de la justice est plus mou, et que des multirécidivistes échappent à toutes sanctions, s'installent dans la délinquance et les trafics les plus variés, narguent la Police et terrorisent leurs voisins, avec la bénédiction de la Justice qui amplifie souvent la mansuétude des lois. Sauf, évidemment, quand il s'agit d'accusés politiques extérieurs au Système…
Dans cet article, cela ne surprendra personne de la part de l'avocat qu'il est, on retrouve les mêmes objections que celles exprimées aujourd'hui par ses confrères, contre la garde à vue hors de la présence d'un avocat, la recherche des aveux, la détention provisoire. « Dans les locaux de la police, on exerce une contrainte physique qui ne tend rien moins qu 'à rétablir un système inquisitorial inavoué » déplore-t-il. En ce qui nous concerne, nous considérons que le rôle des policiers est bien de démêler le vrai du faux, de trouver des preuves, d'interroger les suspects en les gardant à disposition. Que les locaux où sont provisoirement maintenus les personnes en garde à vue soient sordides est une autre affaire. Il n'y a en effet aucune légitimité à ce que ces locaux, selon les témoignages de ceux qui les ont occupés, soient des cloaques indignes où, en outre, peuvent séjourner de façon dégradante, ceux qui seront reconnus parfaitement innocents.
L'auteur, pour justifier la limitation de la détention provisoire, donne un certain nombre d'exemples qu'on croirait contemporains. C'est l'accusé qui ne veut pas avouer et qui complique l'instruction ; des toxicomanes à qui on prétend faire subir en prison une pseudo cure de désintoxication et profiter de la circonstance pour obtenir d'eux le nom de leurs revendeurs ; une plainte du ministère des Finances qui prend un caractère officiel et impérieux nuisible à la liberté d'appréciation des magistrats. Mais c'est aussi l'influence du parquet qui limite l'indépendance des juges. Ceux-ci manifestant rarement un désaccord avec son proviseur dont les réquisitions deviennent comme l'équivalent d'un ordre. On lit qu'en 1948, les cellules de la prison de la Santé à Paris prévues pour un habitant en contiennent sept ou huit, « Une promiscuité ignoble, une hygiène déplorable mettent en commun des hommes qui ne devraient ni se connaître, ni se rencontrer. » Rien n'a changé.
Me Garçon insiste, et pour donner plus de poids à son argumentation, il donne la liste des circulaires de 1819, 1855, 1865, 1900, 1946, 1947 qui recommandaient la cessation de la détention provisoire ou préventive dès que disparaissaient les raisons qui la motivaient. On voudrait être certain, qu'à l'exception de certains inculpés politiquement incorrects qui ne bénéficient eux d'aucune indulgence, bien au contraire, la cessation de la détention provisoire ou préventive ne soit pas généralisée pour le plus grand développement de la délinquance et des zones où les autorités administratives et les forces de l'ordre n'entrent plus.
Pierre PERALDI. RIVAROL 29 AVRIL 2011

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