Curieuse coïncidence : au moment où le Tout-Paris de la pub et des médias célèbre le centenaire des Galeries Lafayette, on pourrait, mais l’on s’en garde bien, rappeler le quatre-vingtième anniversaire de la disparition de l’homme qui, indirectement, fut à l’origine de cet événement : Jules Jaluzot, fondateur du Printemps, mort en pleine Grande Guerre à l’âge de quatre-vingt-un ans.
Depuis quelques semaines, les rues de Paris se couvrent d’affiches annonçant en effet que, voilà un siècle, les Galeries Lafayette voyaient le jour. Pour la circonstance, ce grand magasin parisien a d’ailleurs pendu sur sa façade de grands mannequins de plastique thermoformé représentant des dames en robe rouge et qui font penser que l’on est revenu au temps de la lanterne.
Toutes les gazettes, abreuvées de publicité, évoquent à l’envi l’histoire de ce temple du commerce où il se passe “toujours quelque chose”, on nous abreuve de dates, d’événements, de listes de clients célèbres et même, le PDG des Galeries a eu droit récemment, juste rétribution, à une matinée entière de papotages promotionnels sur Europe 1.
Or, curieusement, dans cette débauche de “mémoire”, personne n’écrit, ni ne raconte comment et pourquoi les Galeries Lafayette sont nées voilà cent ans.
Ce serait pourtant une anecdote plaisante puisque l’ouverture de ce grand magasin est une des conséquences les plus directes et les plus inattendues de… l’affaire Dreyfus ! Voici les faits.
En 1855, au foyer de Maître Jaluzot, notaire à Rodez, voit le jour un beau garçon. On le prénomme Jules et l’on fonde sur lui les plus grandes espérances.
Las ! Il faut bientôt se rendre à la triste évidence : Jules ne suivra pas les traces de son auguste père. La tabellionnerie ne le comptera pas parmi ses illustres figures. S’il poursuit en effet ses études, il se révèle définitivement incapable de les rattraper.
Accablé de mauvaises notes, Jules est chassé du domicile paternel (scène de genre) et, à dix-huit ans, le jeune Aveyronnais monte dans la capitale où il se place comme commis aux Villes de France, magasin de nouveautés.
Il s’y révèle excellent. Bientôt, il devient chef du rayon soieries au Bon Marché. Il n’a guère plus de vingt ans mais sa prestance fait de l’effet à ces dames et surtout à une actrice, veuve d’un riche vieillard qui lui offre sa main. Jules s’en empare et, le 11 mai 1865, fort de l’héritage de sa jeune épousée, il ouvre sur l’emplacement de la “Ferme des Mathurins”, ancien débit de lait tenu par des religieux, son propre magasin de nouveautés : le Printemps. Il a trente ans.
Le 9 mars 1881, le magasin brûle. Un pompier meurt dans l’incendie. Bien que les époux Jaluzot, qui habitent au quatrième étage du magasin, aient échappé de peu à ce destin tragique, les compagnies d’assurance font grise mine et enquêtent. On ne peut rien retenir contre Jules qui fait reconstruire son magasin par l’architecte Paul Sédille. Ce sera un véritable palais de la mode parisienne. Jaluzot ne recule devant rien pour sa réclame, allant même jusqu’à passer contrat avec le docteur Labbé, un chirurgien que le Tout-Paris s’arrache depuis qu’il a opéré avec succès un saltimbanque qui avait avalé une fourchette. Embauchés ensemble le médecin et le patient sont exhibés dans le magasin !
Zola, d’ailleurs, s’inspirera de Jaluzot le Magnifique pour son Octave Mouret du Bonheur des dames.
Devenu richissime, Jaluzot se lance dans la politique. Un demi-siècle avant Mitterrand, il devient député de la Nièvre (…) et achète deux journaux, La Presse et La Patrie.
En 1894, l’Affaire Dreyfus éclate. Jaluzot s’y engage avec frénésie. Il est farouchement antidreyfusard. Ses journaux tirent à boulet rouge sur “ce canaille de D…”
On ne le lui pardonnera pas. Un consortium d’amis du Capitaine d’artillerie entreprend de ruiner le gênant milliardaire.
Le 1er septembre 1895, Messieurs Kahn et Bader se portent acquéreurs d’une petite boutique de frivolités à l’angle de la rue Lafayette et de la rue de la Chaussée d’Antin, à une portée d’escarpins vernis du Printemps. Tout ce que fait Jaluzot, ils le font aussi : l’entrée libre, les prix fixes, le “remboursé si pas satisfait”, même les “coups de pub”. Mais, quand Jaluzot exhibe la Faculté, Kahn et Bader font atterrir l’aviateur Védrine sur le toit de leur magasin.
La lutte sera féroce. Mais Jaluzot résistera jusqu’au bout.
En 1905, il abandonne ses parts à un ancien chef de rayon pour se retirer dans la Nièvre.
il y meurt, dans l’opulence mais dans l’indifférence générale, le jour où, à Verdun, à la tête des Brandebourgeois du IIIe corps prussien du général Lochow, le jeune lieutenant Brandis prend le Fort de Douaumont.
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