On mesure le fossé qui sépare la France d’aujourd’hui de la France d’il y a quatre-vingts ans à ce compte rendu de 14 juillet par un journaliste de la gauche radicale en 1916.
Ah ! ce fut vraiment une inoubliable vision que celle de cette foule vibrante, émue, exaltée de patriotisme, qui jetait son coeur comme à pleines mains aux héroïques poilus des nations alliées (...)
De bon matin, la vaste avenue des Champs-Elysées était déjà noire des têtes. Il y avait des curieux qui avaient passé la nuit pour obtenir une meilleure place, et dans le petit jour qui se levait, tous ces matineux, devisaient, non pas joyeux, comme aux jours de revues populaires, quand on chantait la "Boulangère" mais graves et recueillis. Le petit trafic habituel des locations d’échelles, d’escabeaux, de bancs, marchait grand train. Les cocardes, des drapeaux, les insignes des alliés s’enlevaient des éventaires des petites marchandes gracieuses, vendeuses de "La Journée de Paris". Pas une poitrine sur laquelle ne fut épinglé quelque emblème. La rue Royale est imposante avec les balcons qui balancent au-dessus de la chaussée des grappes humaines. Les drapeaux clapotent au vent, les mains se tendent et agitent des mouchoirs et des fleurs, qu’on se prépare à jeter à nos héros.
L’église de la Madeleine semble un champ de blé, dont les épis seraient les têtes. Coup d’oeil féerique.
Mais c’est sur les grands boulevards. au coeur même de Paris qu’il fallait assister au défilé des troupes alliées pour bien juger de l’enthousiasme de la foule. Lorsque vers onze heures et demie les premières sonneries nous avertirent de l’arrivée des soldats, une clameur formidable s’éleva de toutes les poitrines :
- « Les voilà ! Les voilà ! »
Et chacun se recueillit, les yeux se firent plus brillants, les coeurs battirent plus vite.
Les Belges ouvraient le cortège. avec une compagnie de cyclistes et mitrailleurs, marchant derrière leurs mitrailleuses, avec leurs caissons de munitions.
- « Vivent les Belges ! Vive le roi Albert ! »
Et les bouquets pleuvent de toutes parts. Des petits enfants, élevés en l’air par leur mère, font claquer leurs menottes pour envoyer des baisers, d’autres plus grands agitent de petits drapeaux aux couleurs des nations alliées.
Au son de leurs cornemuses, qui rappellent nos binious bretons chantés par Botrel, les Ecossais s’avancent de leur pas souple et tranquille, suivis des Hindous superbes dans leur haute et impassible stature, des Australiens et des Néo-Zélandais. Les bravos crépitent de tonnerre d’un orage lointain. On dirait que le public a dévalisé tous les jardins de la capitale et les bouquetières de Paris, avant de se rendre à la Revue, car c’est une débauche fleurie ; on bombarde nos soldats à coups de roses, d’oeillets, et de dahlias. Eux, la mine épanouie, sourient, heureux. Leur rude face bronzée par l’air et la vie des tranchées exprime la plus profonde joie. Quelques-uns même sont si émus, que d’un geste brusque ils essuient au coin de l’oeil une petite larme intempestive.
Tandis que s’égrènent encore les notes aigrelettes des cornemuses écossaises, une lente mélopée monte, comme une prière, c’est une sorte de psalmodie sur un rythme langoureux, à la fois grave et très beau. Ce sont les Russes qui passent, sortes de géants avec des yeux limpides et bleus de petits enfants. On les acclame ; les femmes leur envoient des baisers à pleines mains, on les couvre de fleurs.
Mais le délire des Parisiens redouble, car voici enfin les nôtres, nos enfants, nos poilus. Ah ! les braves gars.
A leur tête marche le général Cousin ; la musique joue le "Chant du départ" et "Mourir pour la Patrie" qui emprunte à ces jours tragiques une actualité qui fait frissonner les plus braves et qui étreint douloureusement tous les coeurs. Puis, ce sont les chasseurs alpins, qui sont salués par les cris « Vivent les Diables bleus » ; un détachement de notre glorieuse infanterie coloniale, celle que les Allemands ont surnommée la « Grande française » défile, précédé de son drapeau décoré de la Croix de guerre.
Voici enfin les zouaves, les troupes noires, les tirailleurs avec leur nouba, qui joue des airs bizarres, les troupes marocaines, et les annamites qui passent, un peu étonnés, clignotant leurs petits yeux bridés comme pour mieux voir.
Le cortège est fermé par la Garde républicaine et par une batterie de 75 qui s’avance décorée de branchages et de fleurs. Une véritable ovation est réservée au canon qui a fait de si bonne besogne et on l’applaudit comme un sauveur.
- « Vive le 75 ! Vive le 75 ! » crie la foule qui claque frénétiquement des mains. Le beau défilé est terminé, encore quelques accords de fanfares qui jouent la Marseillaise et l’inoubliable vision est passée ; le cortège s’éloigne, se déroule lentement, pour gagner la Place de la République, où il se disloque.
Maintenant la foule s’écoule comme à regret, consciente d’avoir vécu de troublantes et magnifiques heures, toute émue, vibrante d’enthousiasme, comme imprégnée de gloire.
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