samedi 30 octobre 2010

Verlaine : Tableaux de Paris et d’ailleurs

Le XIXe siècle est celui des poètes maudits. La raison de cet ostracisme est simple, le triomphe du monde libéral, de la société bourgeoise qu’avait engendrés la Révolution refusant une place à ces inutiles que, jadis, nos Rois eussent pensionnés afin qu’ils puissent écrire et avoir du génie tout à loisir.
La compensation offerte à ces damnés de la plume était d’être beaux, souvent, aimés, presque toujours, et très conscients, en sus, de leur talent. Mais, à Paul Verlaine, la Fortune refusa tout cela. Il fut de ces poètes maudits qui sont également des hommes déchus.
Rien ne le prédisposait, en venant au monde, à embrasser cette carrière aventurée. Il naquit à Metz, au foyer d’un officier de carrière passablement dépourvu d’ambition et sans avenir, et d’une dame qui paraissait, tant ses espoirs avaient été déçus, devoir renoncer à la maternité. C’était en 1844 et Paul, enfant inattendu d’un couple vieillissant, devait rester fils unique. il fit, très jeune, une découverte douloureuse : à une stature de gringalet un peu ridicule, il ajoutait une de ces laideurs dont on n’ose même pas dire qu’elles sont intéressantes… Cette disgrâce physique allait pousser l’adolescent à tous les modes d’évasion possibles. Le premier, fort commun chez les ratés accomplis ou en puissance de l’époque, fut l’absinthe. Le poison vert devait conduire Verlaine à un alcoolisme précoce qui finirait par le tuer ; entretemps, il aurait fait fuir son épouse et transformé la vie de sa mère en un long et désespérant enfer quotidien…
En poésie, sa laideur s’estompe
Le second fut plus heureux : le jeune homme se mit à écrire. Or, lorsque Verlaine écrit, il devient un autre personnage, qui n’a guère de rapport avec la triste réalité, En poésie, sa laideur s’estompe et disparaît ; les belles le regardent tendrement et, rassuré, il en oublie son attirance inavouable pour l’homosexualité. Ainsi peut-il alors entamer cette carrière, chantée en mode mineur, où s’alignent, avec une exquise délicatesse, les tableautins précieux, doux et tristes qui font tout son art. Verlaine est un paysagiste de l’âme plutôt que d’une scène réelle. Son expression est suggestion. Il na pas le goût, ni le besoin, des grandes machineries pompeuses. Sous sa plume aux allures de pinceau maniéré et charmant, le lecteur, ravi, découvrira Paris embrassé d’un regard en deux mots, les Ardennes et les Flandres françaises et belges, ou des parcs intemporels d’une Ile-de-France enfuie, si tant est qu’elle ait jamais existé.
Ces jardins symboliques se rencontreront souvent dans la thématique verlainienne. Peut-être ne sont-ils pas la plus parfaite expression, mais ils en sont l’une des plus attachantes. Les uns, reflets exacts de l’âme angoissée, honteuse, coupable et insatisfaite du poète se complaisent en des automnes navrés. Les autres, fabriqués sur le modèle de Watteau et de la peinture du XVIIIe siècle, sont beaux, sereins, précieux et artificiels. La rencontre entre ces deux univers n’étant pas exclue, ainsi qu’en témoigne, au coeur des “Fêtes galantes”, l’élégance désespérée du “Colloque sentimental”. Ils ont un dénominateur commun : sous le maquillage, le bonheur n’est pas au rendez-vous…
“Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur”
Les « masques et bergamasques / Jouant du luth, et dansant » sont « quasi tristes sous leurs déguisements fantasques ». « Ils n’ont pas l’air de croire a leur bonheur ». « Au calme clair de lune triste et beau, / Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres / Et sangloter d’extase les jets d’eau ». Dans “Les Ingénus” « Le soir tombait, un soir équivoque d’automne ». Ainsi avance-t-on, pas à pas, vers ce “Colloque sentimental”. « Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux formes ont tout à l’heure passé. / Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles / Et l’on entend à peine leurs paroles. / Dans le vieux parc solitaire et glacé / Deux spectres ont évoqué le passé. / Te souvient-il de notre extase ancienne ? / Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ? » Vers qui sont l’indéniable écho, sous leur maniérisme, du célébrissime “Chanson d’automne” des “Poèmes saturniens” : « Les sanglots longs / Des violons / De l’automne ».
À l’instar de Baudelaire, Verlaine, visionnaire tenaillé de crainte, présage, derrière les plus belles apparences, l’écroulement final, la vieillesse et la mort.
Conjurer l’omniprésence de l’angoisse
Hors l’absinthe, de quels exorcismes dispose-t-il afin de conjurer cette omniprésence de l’angoisse qui lui gâte toute joie ?
Verlaine va tâter de l’amour, à la mode honnête et bourgeoise, en osant, nonobstant ses moeurs et ses goûts, demander la main d’une demoiselle à sortir d’un roman de la Comtesse de Ségur, Mathilde de Fleurville.
Il va alors écrire, certains de ses admirateurs diraient : il va commettre… “La Bonne chanson”, hymne naïf à la félicité conjugale. Hymne naïf mais non dénué de talent et d’intérêt, n’en déplaise aux grognons. L’inspiration n’est peut-être pas très renouvelée, depuis Ronsard, mais elle a fait ses preuves et ces « Mille cailles / Chantent, chantent dans le thym », ces alouettes, ces champs de blé mûr et sa Mie endormie encore appartiennent bel et bien à la meilleure veine poétique de notre littérature : celle qui exalte, en sus des amours campagnardes, l’opulence dorée de nos plaines.
Pourquoi davantage mépriser ces vers : « L’étang reflète, / Profond miroir, / La silhouette / Du saule noir / Où le vent pleure. » Veine classique et qui a fait ses preuves, dont l’imagerie est aussi celle de nos chansons folkloriques.
L’orage viendra des Ardennes, en 1871, sous les traits d’un adolescent de Charleville : Arthur Rimbaud. Pour lui, subjugué, Verlaine va tout quitter : Paris, Mathilde et l’enfant qu’elle attend… Partir en Angleterre… Lugubre retour du bâton : Paul, qui battait sa mère, est quotidiennement rossé par son cher Arthur… A bout de souffrance amoureuse et physique, Verlaine s’enfuit jusqu’en Belgique, menace, en l’air, de s’engager dans la guerre contre les partisans de Don Carlos en Espagne, ou, plus vraisemblablement, de se suicider.
Il supplie Mathilde de le rejoindre à Bruxelles. « De ses deux mains blanches », l’épouse délaissée déchire impitoyablement ce coeur qui, contrairement aux affirmations du propriétaire, s’est avisé de battre pour quelqu’un d’autre que sa femme. C’est Arthur qui arrive et recommence à agonir son compagnon d’insultes et de méchancetés.
En proie à un accès de folie meurtrière mêlé d’une jalousie féroce, Verlaine, qui a acheté un revolver, tire sur Rimbaud et, heureusement, le manque… Terrifié, Arthur dénonce son assassin potentiel à la police… Paul Verlaine est condamné à deux ans de prison. Si son incarcération sonne le glas de sa vie conjugale, elle ouvre devant l’homme et devant le poète une ère de rédemption qui laissera croire, un temps, que le pauvre Paul est sauvé. Il se convertit.
À l’inspiration religieuse, aux fresques historiques se superposent de claires images de nature ; celles, précisément, que lui ont dérobées les murs de sa cellule. « Elle voulut aller sur les flots de la mer / Et comme un vent bénin soufflait une embellie / Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie. » « Des oiseaux blancs volaient alentour mollement / Et des voiles au loin s’inclinaient toutes blanches. »
Il rêve au Grand Siècle
Il rêve au Grand Siècle, au soleil couchant sur Versailles et à ces beaux esprits d’alors qui « Le printemps venu, prenaient un soin charmant / D’aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses. » Dans une comparaison empruntée à Chateaubriand et au “Génie du christianisme”, Verlaine, dans “Sagesse”, met en parallèle la douleur païenne et la douleur chrétienne à leur paroxysme : les mères confrontées à la mort de leurs enfants. AÀl’Antiquité. le poète reprend les deux figures fameuses de la vieille Hécube, la reine de Troie qui a vu périr ses cinquante fils et ses cinquante filles, et de Niobé, l’audacieuse dont l’orgueil imprudent avait osé, la vouant ainsi au trépas, trouver sa propre progéniture plus belle que celle de Latone… Mais Hécube « court le long du rivage / Bavant vers le flot écumant / Hirsute, criarde, sauvage / La chienne littéralement. » Quant à Niobé, « elle meurt dans un geste fou », définitivement inhumaine. En contraste, Verlaine trouve le ton juste pour évoquer la Mater dolorosa incarnant, au coeur de son oeuvre de Corédemptrice, toute la peine sublimée de l’humanité rachetée. « La douleur chrétienne est immense. / Elle, comme le coeur humain / Elle souffre, puis elle pense / Et, calme, poursuit son chemin. / Elle est debout sur le calvaire / Pleine de larmes et sans cris ». Qu’importe, alors, que Paul Verlaine, dans les années qui suivirent, soit retombé dans ses vices ? qu’il soit mort misérablement, dans le galetas d’une prostituée qui avait fini par le recueillir ?
Une apologie sereine du catholicisme
Cet ivrogne halluciné, cette brute homosexuelle, avait, presque toute sa vie et dans presque toute son oeuvre, communié à l’inépuisable fond où puisèrent nos plus grands auteurs : cet univers gai et triste, bucolique, un rien artificiel ; mais aussi, mais surtout, cette apologie sereine du catholicisme, ces vêpres rustiques, ces Vierges en pleurs. C’est pourquoi résonne encore sur sa tombe cette invitation éperdue : « Agneau de Dieu, qui sauves les hommes / Agneau de Dieu qui nous comptes et nous nommes / Agneau de Dieu, vois, prends pitié de ce que nous sommes / Donne-nous la paix (…) »
par Anne Bernet Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 1 du 21 avril 1993

Aucun commentaire: