La Roche-Guyon est aujourd'hui une paisible commune des Yvelines. Mais aux XIe et XIIe siècles, le duc de Normandie, roi d'Angleterre, et le roi de France s'affrontaient sur son territoire…
« Au sommet d'un promontoire abrupt, dominant la rive du grand fleuve de Seine, se dresse un château, affreux et sans noblesse, appelé la Roche-Guyon », écrit Suger – celui que Louis VI le Gros (1108-1137) appelle « le vénérable abbé que nous admettions à nos conseils comme fidèle et familier ». La Roche-Guyon – arrondissement de Mantes, canton de Magny-en-Vexin – est aujourd'hui une paisible commune des Yvelines, presque à la limite de l'Eure. Mais aux XIe et XIIe siècles, son terroir faisait partie d'une région d'affrontements entre le duc de Normandie, roi d'Angleterre, et le roi de France.
Une forteresse à prendre
L'Epte constituait la frontière entre le Vexin normand, qui relevait du duc, et le Vexin français, qui appartenait au domaine royal. La forteresse de La Roche, assise entre les deux vallées de la Seine et de l'Epte, constituait une position militaire importante. Elle exposait le châtelain aux entreprises, aux exactions et aux tentatives de corruption des deux princes rivaux.
Il est probable que Guillaume le Conquérant s'assura son concours lorsqu'il envahit le Vexin français. Mais cette campagne fut courte, et après l'incendie de Mantes, il retourna à Rouen, où il mourut en 1087. Son fils Guillaume le Roux fit également valoir par les armes ses prétentions sur le Vexin français. « Robert, comte de Meulan, admit les Anglais dans ses forteresses, et leur ouvrit en Île de France un large accès », écrit Orderic Vital. « Il en fut de même pour Guyon de la Roche : avide de l'argent des Anglais, il leur livra les forteresses de La Roche et de Vétheuil », tandis qu'au contraire d'autres seigneurs du Vexin français demeuraient fidèles à leur roi. Or, voici qu'à Guyon succéda Guy, « un jeune homme doué d'un bon naturel, rompant avec la tradition de méchanceté de ses ancêtres », et bien décidé à « mener une vie d'honneur ».
Il avait une femme et des enfants, mais aussi un beau-frère, nommé Guillaume, Normand d'origine, « un félon sans pareil qui passe pour son familier et son ami intime ». Un dimanche, probablement en mai 1109, il se mêla aux premiers fidèles, les plus dévots, qui se rendaient à l'église contiguë à la résidence de Guy. Il était vêtu d'un haubert et d'une chape, et accompagné d'une poignée d'hommes de main.
Un meurtre à l'entrée de l'église
Durant quelque temps, il fit semblant de prier avec l'assistance. Lorsque Guy, presque souriant, entra dans l'église, Guillaume tira son épée, immédiatement imité par ses complices. Guy tomba, et à cette vue la châtelaine se déchira les joues de ses ongles, courut vers son mari et s'effondra sur lui, le couvrant entièrement de son corps. Et tandis qu'elle recevait des coups des meurtriers, elle les apostropha, selon Suger : « Quelle faute as-tu donc commise envers ces gens, ô mon très cher époux ? Est-ce que, beaux frères comme vous êtes, il n'y avait pas entre vous une indissoluble amitié ? Qu'est-ce que cette folie ? Vous êtes tous enragés ! »
En la saisissant par les cheveux,les meurtriers l'arrachèrent du corps de son mari, achèvent celui-ci, trouvèrent ses enfants et se défirent d'eux, « avec une méchanceté digne d'Hérode, en leur fracassant la tête contre le rocher ». Comme ils allaient et venaient, en proie à leur frénésie, la châtelaine, étendue sur le dos, se glissa « à la façon d'un serpent », autant que ses forces le lui permirent, jusqu'au corps mutilé de son mari, et l'étrint comme celui d'un vivant. Puis, comme le dit Suger en lui appliquant un vers de Lucain, Hec ait, et lasso jacuit deserta furore : elle parla, son délire, lassé, l'abandonna, elle resta gisante.
Guillaume examina la forteresse, dont il comptait se servir « pour imprimer la volonté de la crainte aux Français et aux Normands », et pour opérer des expéditions aux alentours. Il appela les habitants du pays, leur fit des promesses « pour le cas où il s'attacheraient à lui ». L'échec fut complet. Par ailleurs, les seigneurs du Vexin français, ayant appris le drame, se concertèrent, et rassemblèrent de toutes parts, chacun suivant son pouvoir, des chevaliers et des gens de pied : « Dans la crainte que le très puissant roi d'Angleterre Henri ne porte secours aux félons » raconte Suger, « ils se hâtent vers La Roche, postent sur la pente une foule de chevaliers et de gens de pied, pour que personne n'entre ni ne sorte, et, du côté des Normands, pour empêcher ces derniers d'apporter du secours, ils obstruent le chemin en y plaçant le gros de l'ost. Entre temps, ils envoient vers le roi Louis, lui font savoir le complot, et lui demandent ses recommandations à ce sujet. Usant du pouvoir attaché à la majesté royale, il prescrit en punition une mort très cruelle et très honteuse, et leur mande que, s'il le faut, il ira leur prêter assistance. »
Plusieurs jours s'écoulèrent. On négociait. Guillaume, afin de conserver le château, fit différentes promesses à « certains des plus nobles parmi les hommes du Vexin ». Ceux-ci les refusèrent. Guillaume finit par accepter d'abandonner le château, mais à condition qu'il lui fassent attribuer une terre, et qu'ils lui assurent la possibilité de s'y rendre en toute sécurité. « Un plus ou moins grand nombre de Français ayant confirmé par serment cet engagement », il accepta de les laisser entrer dans le château. Mais d'autres seigneurs du Vexin français, bien plus nombreux, s'indignaient de ce compromis.
Compromis et révolte
Le lendemain, lorsque ceux qui avaient accepté celui-ci et prêté serment entrèrent dans le château, d'autres les suivirent, fort mécontents. Ceux qui étaient restés à l'extérieur se mirent à crier, demandant, « avec des vociférations horribles », que ceux qui les avaient précédés jettent les traîtres dehors. Ils proclamèrent que s'ils ne le faisaient pas, ils seraient massacrés par eux-mêmes, comme « les traîtres ».
Ceux qui avaient conclu l'accord avec Guillaume résistèrent. Alors, tous ceux qui n'avaient rien juré, et qui étaient supérieurs en nombre, se précipitèrent sur eux, les frappèrent de leurs épées, impios pie trucidant, membris emutilant, alios dulcissime eviscerant, et quicquid crudelilus mitius reputantes in eos exaggerant, massacrent pieusement ces félons impies, mutilèrent aux uns les membres, éventrèrent avec délices les autres, bref épuisèrent sur eux tous les plus cruels supplices, tout en les réputant trop doux encore.
Vivants et morts furent jetés par les fenêtres ; hérissés d'innombrables flèches, pareils à des hérissons, ils demeurèrent en l'air, sur les pointes des lances. Le forfait de Guillaume est vengé : quod, quia vecors vivus fuerat, mortuus est excordatus, parce que, vivant, il a montré un coeur féroce, mort, on lui ôte le coeur. « On le lui arrache des entrailles, et, tout gonflé par la fourberie et l'iniquité, il est placé sur un pieu, qu'on laisse planté au même endroit pendant plusieurs jours. Quant à son cadavre et à ceux de quelques-uns de ses compagnons, on les plaça, liés avec des cordes et des herses, sur des claies arrangées exprès, et on les laissa descendre tout le long du cours de la Seine ; de la forte, si, par hasard, rien ne les empêchait de flotter jusqu'à Rouen, ils y devaient faire bien voir le châtiment infligé à leur félonie, et ceux qui avaient momentanément souillé la France de leur infection ne devaient pas cesser, une fois morts, de souiller la Normandie, leur pays natal », conclut Suger.
René Pillorget L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 4 au 17 mars 2010
✓ Suger : Vie de Louis le Gros ; traduction de Henri Waquet, Paris, Honoré Champion, 1929, 332 pages.
✓ Émile Rousse : La Roche-Guyon, châtelains, château et bourg (Paris, Hachette, 1892, 495 pages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire